• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE III. Le cadre théorique

2. Pour une épistémologie critique

2.2 Pour une Epistémè moderne :

le véritable Islam. Et cela en étendant l‟analyse aux bases épistémologiques, en démontant la méthodologie, en soumettant l‟appareil conceptuel à une critique historique et philosophique (…) On ne prêchera plus alors un retour illusoire à l‟Islam « pur » des origines ; on retravaillera avec un « nouvel esprit scientifique » tous les « lieux » (topoi) du sens ouverts par le Coran. » (1)

Le nouveau cadre théorique a deux dimensions : renouer, d‟un côté, avec le passé rationnel médiéval où la pensée islamique se laissait imprégner par la philosophie grecque et produisait des sciences, et, d‟un autre côté, opérer une reconstruction scientifique au sein de la pensée islamique afin d‟introduire dans le legs islamique une distanciation épistémologique que les anciens docteurs ne pouvaient concevoir dans un espace mental dominé par la perspective mythique et l‟esprit dogmatique : « dépasser les visions fixistes, l‟écriture historiciste linéaire et les descriptions fragmentées des sociétés dites musulmanes et de l‟Islam lui-même en tant que religion et tradition de pensée. »(2)

2.2 Pour une Epistémè moderne :

Quelle est cette nouvelle épistémè dont la pensée islamique doit se doter pour quitter le cadre archaïque où l‟a figée l‟orthodoxie ? « Epistémè » désigne

---

(1) ARKOUN M. Essais sur la pensée, op. cit., p. 11. Nous rejoignons là la réflexion de J. Habermas quand, parlant de George Bataille, il dit que « Bataille défend le droit de ce sacré régénéré par les moyens de l‟analyse scientifique » (J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 123).

152

le cadre de pensée dans une époque donnée. Arkoun se réfère au sens que lui donne Wahl. (1) Ce concept a été aussi formulé par le philosophe Michel Foucault (1926-1984) en ces termes : « Par épistémè, on entend, en fait, l‟ensemble des relations pouvant unir, à une époque donnée, les pratiques discursives qui donnent lieu à des figures épistémologiques, à des sciences, éventuellement à des systèmes formalisés ; le mode selon lequel, dans chacune de ces formations discursives, se situent et s‟opèrent les passages à l‟épistémologisation, à la scientificité, à la formalisation(…) L‟épistémè (…) c‟est l‟ensemble des relations qu‟on peut découvrir, pour une époque donnée, entre les sciences quand on les analyse au niveau des régularités discursives(...) Elle ouvre un champ inépuisable et ne peut jamais être close ; elle n‟a pas pour fin de reconstituer le système de postulats auquel obéissent toutes les connaissances d‟une époque, mais de parcourir un champ indéfini de relations. »(2)

Ce cadre théorique réunit les démarches d‟Arkoun, de Charfi et d‟Abou Zeid, même si ce dernier ne se réfère pas explicitement à Foucault ni à Wahl. Cela donne l‟occasion de s‟inscrire dans une démarche claire, d‟éviter la querelle sur la multiplicité des méthodes et des disciplines et d‟avoir l‟occasion de « créer » un dispositif cognitif applicable à la pensée islamique, puisqu‟en fin de compte, il s‟agira de « parcourir un champ indéfini de relations » dans les champs d‟investigation au sein de la pensée islamique. A partir de ces relations, la relecture du patrimoine et la refondation des principes opératoires de cette pensée deviennent possibles.

---

(1) Voir ARKOUN M. Pour une critique de la pensée, op. cit., p. 304.

153

Partant de ce constat, c‟est Arkoun qui fournit une configuration globale d‟une épistémè moderne applicable dans cette nouvelle étude de l‟islam. Elle se réfère à l‟acception donnée par Michel Foucault au concept d‟épistémè et part d‟un certain nombre de pratiques analytiques et de modes opératoires cognitifs. Arkoun favorise l‟étude de l‟individu « lieu de contraintes biochimiques, linguistiques, sociologique, écologique, cosmique », grâce à une logique dialectique, à un regard critique, fondé sur l‟expérimentation, qu‟il porte sur l‟homme, le monde, l‟histoire, la langue . Il part de la distinction entre mythe et histoire, pensée et action, univers mathématique, univers sémiotique, condition langagière de l‟homme.

Cette panoplie de pratiques doit s‟appliquer sur ce que Michel Foucault appelle « l‟archive » qui est le champ d‟investigation de la méthode archéologique. Il s‟agira de revoir les énoncés normatifs, les pratiques discursives dans le corpus de la tradition islamique pour en définir les structures épistémologiques à l‟œuvre.

Il va sans dire que toutes ces pratiques ne sont pas reprises telles quelles par nos trois chercheurs, mais elles constituent un cadre général que nous retrouvons dans les trois démarches. Arkoun revendique ainsi un renouvellement du cadre théorique à appliquer au champ religieux et en même temps de nouvelles méthodes, avec comme préalable, une pensée critique. Il est à noter qu‟il ne s‟aventure pas toujours dans l‟application de ces techniques au patrimoine religieux. Son souci est surtout théorique. Il concerne la refondation du dispositif critique islamique susceptible de mener vers un renouvellement de la pensée. Outre le fait qu‟il signale, à juste titre, les insuffisances, les ruptures, les obstacles, les oublis, il ne montre pas comment s‟opèrent ces outils de réflexion et d‟analyse à la pensée islamique. C‟est peut-être là un des points les moins solides de sa démarche. C‟est certainement parce qu‟il a conscience de cette difficulté qu‟il précise ainsi sa démarche : « Il est urgent de compléter la

154

méthode descriptive par la méthode déconstructive ou archéologique dans l‟étude de la pensée arabe : seule la seconde permet de situer épistémiquement la pensée classique par rapport à la pensée moderne pour mettre fin aux manipulations apologétiques qui projettent sur la première les acquisitions de la seconde, comme si l‟une et l‟autre appartenaient à un espace mental homogène. En outre, la méthode archéologique fait surgir un problème fécond jusqu‟ici voilé par l‟histoire idéaliste, à finalité édifiante (édification religieuse, éthique, nationaliste..) : il s‟agit du problème de l‟impensé dans toute tradition de pensée. » (1)

Il est certain que la tache est gigantesque et qu‟elle ne peut être réalisée par une seule personne. C‟est pourquoi, la démarche reste au niveau critique, sans s‟aventurer dans la formulation de positivités nouvelles. Ce qui compte, pour ne pas créer de nouvelles condensations du sens susceptibles de générer de nouvelles idéologies modernistes, c‟est de s‟attaquer à « l‟histoire archéologique » de l‟islam pour mettre à nu « les pratiques discursives dans la mesure où elles donnent lieu à un savoir, et où ce savoir prend le statut et le rôle de science. » (2) Moderniser c‟est essentiellement déplacer la pensée arabo-islamique vers une épistémè moderne, pour qu‟elle puisse accomplir sa fonction cognitive et se détacher de la fonction idéologique. C‟est aussi l‟approche qui refuse les modèles et les théories toutes faites appliqués à la réalité arabo- islamique qu‟ils soient empruntés du passé arabo- islamique ou de l‟ère moderne, « des idéologies qui ont été forgées en-dehors de son espace ».

---

(1) ARKOUN M., Pour une critique, op. cit., pp. 306-307. (2) FOUCAULT M., L‟archéologie du savoir, op. cit., p.249.

155

Toute la difficulté est le passage à la formalisation de méthodes, d‟outils d‟analyse et de concepts qui s‟adapteraient à la pensée islamique. Car le danger est de plaquer des concepts élaborés en dehors de l‟espace-temps islamique sur une pensée religieuse médiévale.

En étudiant, en décomposant le legs historique, on essaie de recomposer une approche propre qui se base sur une dynamisation interne de la pensée islamique, en la dotant des outils de la modernité et de référents puisés dans sa propre tradition savante rationnelle revivifiée. En la débarrassant des amalgames dus à la lecture non scientifique et non rationnelle de son patrimoine, la pensée islamique perdrait de ce fait les éléments qui l‟opposaient aux valeurs morales et intellectuelles de la modernité. En tant que reflet de l‟unité des « pratiques discursives » et des « figures épistémologiques » d‟une époque, l‟épistémè moderne s‟appuie nécessairement sur les sciences modernes de l‟homme et de la société. C‟est dans ce choix théorique et méthodologique que s‟inscrit la démarche des néo-modernistes.

Mohammed Arkoun dépasse cependant les catégories classiques qui classent séparément la pensée européenne et la pensée islamique. Il s‟essaie à des comparaisons parfois hardies qui rapprochent l‟Islam de l‟entendement européen et occidental pour en saisir les fondements réels qui opèrent à l‟intérieur même du dispositif intellectuel à l‟œuvre dans la pensée islamique : « En réalité, l‟islam est théologiquement protestant, puisque le musulman est libre dans son rapport à Dieu, et politiquement catholique, dans la mesure où, depuis les Umayyades, l‟État - c‟est-à-dire le pouvoir politique - a confisqué cette liberté propre à l‟islam de se constituer en sphère autonome du spirituel. »(1) C‟est pourquoi Arkoun considère le renouvellement comme une libération de la pensée. On pourrait dire qu‟après la hantise de la libération de la

---

156

terre et de la communauté des peuples qui a caractérisé la période coloniale , c‟est au tour de la libération de la pensée, de l‟individu, des carcans traditionnels pour retrouver une nouvelle forme de liberté qui va l‟aider à se libérer de « l‟infernale conspiration Etat- religion ». Il y a lieu donc de dépasser l‟horizon herméneutique religieux et de garantir l‟autonomie de la pratique scientifique et de la raison théorique.

Les penseurs initiés aux méthodes modernes et épris de renouvellement ne peuvent se suffire des représentations anciennes et s‟imposent une relecture des textes anciens pour en dégager des significations refoulées ou exclues du champ normatif, ou réviser des interprétations trop liées à un contexte moral, voire à des contingences historiques sujettes à caution.

3. Pour une « nouvelle revivification »

Nous avons montré dans les pages précédentes que le diagnostic de départ pour le renouvellement de la pensée islamique se base sur une double rupture avec, d‟une part, la raison islamique traditionnelle dont l‟intelligibilité est restée médiévale et, d‟autre part, avec la pensée moderniste occidentale antihumaniste. Cette double rupture nécessaire induit un mouvement rétrospectif critique qui a pour objet de « revivifier » la pensée islamique de l‟intérieur et d‟aboutir à mettre en place les mécanismes d‟une nouvelle pensée endogène reconfigurée.

Quand on parle de revivification on fait généralement référence à l‟œuvre d‟al-Ghazali, mais il s‟agit là d‟une nouvelle perspective qui place la revivification dans le cadre des visées théoriques des recherches modernes, contrairement à celle entreprise par al-Ghazali qui a conforté la tendance de la