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LA PLATEFORME THEORIQUE DE LA MODERNISATION DE LA PENSEE

CHAPITRE 1 : De la Nahdha aux néo-modernistes

3. Données méthodologiques :

3.3 L’influence de la Réforme protestante :

L‟appellation « réforme religieuse » n‟existe pas dans ce sens dans les textes fondateurs de l‟islam. Elle fait plutôt référence à l‟histoire chrétienne et au mouvement conduit par Luther, Zwingli et Calvin. Les auteurs qui ont voulu lui donner un fondement islamique ont évoqué à posteriori un hadîth qui affirme qu‟à chaque siècle, Dieu envoie à la nation une personne qui lui « renouvelle » sa religion. Selon Mohammed Haddad, spécialiste de la pensée de M. Abduh, al-Afghani et Abduh n‟ont jamais fait référence à ce hadith et vraisemblablement ne le connaissaient pas. (1)

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(1) HADDAD Mohamed, Essai de critique de la raison théologique : l'exemple de

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Il précise que « al-Afghâni et Abduh ont bien parlé du mouvement réformiste protestant, considérant que l‟action qu‟ils essayaient d‟introduire était semblable à celle de la Réforme chrétienne. Ils sont allés même jusqu‟à dire que la réforme islamique, en tant que retour aux sources initiales, a plus de chance de réussir puisque le Coran demeure invulnérable. » (1)

La conviction de réforme religieuse existait déjà chez Abduh et le panislamiste al-Afghâni. Mais la Réforme protestante et sa relation avec le progrès auraient donné aux deux leaders musulmans, épris du progrès européen, un exemple qui associerait la religion au progrès, et assouvirait leur vœux de ne pas voir l‟islam marginalisé dans le processus de modernisation qui a vu le modèle européen largement conquérir l‟élite arabo - musulmane.

Al-Afghâni enseignait à ses disciples que la Réforme de Luther était le facteur principal qui permit de faire sortir l‟Europe de la barbarie et d‟accéder à la modernité. En conséquence, il appelait à constituer en islam un mouvement similaire. (2)

Les échos de cet enseignement sont perceptibles dans son traité « La réfutation des matérialistes » ,ar-rad „ala ad-dahryyîn, écrit en persan et traduit en Arabe par Muhammed Abduh , où il disait que la Réforme ne fit que reprendre les principes de l‟islam. (3)

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(1) Ibid., p. 474.

(2) Al-AFGHANI Jamel Eddine, La réfutation des matérialistes, traduction Melle Goichon,

Paris, Geuthner 1942(« Les joyaux de l‟Orient », XI), p.163-167.

(3), ABDUH Mohammed, Exposé de la religion musulmane, traduction de Rissalat

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M. Abduh, qui aurait découvert la réforme protestante grâce à al- Afghâni, ne cache pas non plus sa sympathie pour le protestantisme dans son épître sur l‟unitarisme, Rissâlat at-tawhîd, publié en 1889. Il y voit une volonté de « réforme de la religion et son retour à la simplicité originelle ». Il estime que la Réforme protestante est parvenue « à un point qui ne s‟éloigne que peu de l‟islam ». (1)

Il va sans dire qu‟au-delà des influences que la réforme protestante a eu sur les deux leaders du réformisme arabo-musulman, il existe des différences substantielles, sur plusieurs points, entre le mouvement de Luther et de Calvin au XVI° siècle en Europe et celui d‟al-Afghâni et Abduh au XIX° siècle. Bien que les intentions aient pu être semblables, l‟aboutissement était complètement différent.

Abduh et Al Afghâni ont été épris par la façon dont la Réforme protestante diffusait ses principes à travers des textes faciles et des idées simples, plutôt que des discours élaborés et des raisonnements jugés compliqués pour les masses.

En plus de cette approche, trois autres principes de la Réforme protestante ont retenu l‟attention de M. Abduh, à savoir le retour aux Ecritures et à la religion initiale, le libre sacerdoce qui permet à chaque fidèle de contempler, par son propre effort, le sens des Ecritures et l‟encouragement de la recherche scientifique et de l‟esprit de tolérance.

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On doit rappeler que M. Abduh a défendu la tolérance religieuse en citant le Coran : «Le Coran est la source de la religion. Il appelle au rapprochement entre les musulmans et les gens du Livre, à tel point que le lecteur, celui qui étudie le Coran, croirait qu‟ils en font partie. Ils ne différent que dans quelques lois divines. » (1)

Malgré ces emprunts, la différence entre la Réforme protestante et les motivations d‟Al-Afghâni et Abduh demeure de taille car, « plus qu‟aux mœurs, la réforme protestante s‟est attaquée à la doctrine. Luther, Zwingli ou Calvin ont proposé un renouvellement dogmatique en donnant à Jésus un rôle central, en insistant sur la toute puissance de la grâce et la souveraineté des Ecritures, et en affichant la même hostilité envers le « papisme ». (2)

Les Réformes de Abduh et d‟al-Afghâni ressemblaient plus aux réformes médiévales qui se souciaient surtout de réformer les abus de l‟église et les mœurs, non la doctrine. Chez Abduh , l‟intérêt est d‟abord moral plus que doctrinal. Cela nous amène à conclure que, dans ce sens, la réforme de Abduh se rapprocherait plus du mouvement du Réveil dans la culture chrétienne qui s‟est manifesté au milieu des années 1730 avec Howell Harris (1714-1773). (3) Le terme Réveil provient de l‟expression anglaise revival of religion, proche du terme musulman de ihyâ‟, employé à partir du XVIII° siècle. Les principales caractéristiques des revivalistes c‟est qu‟ils cherchent à atteindre deux milieux différents : les chrétiens dont l‟intensité de la vie spirituelle s‟est affaiblie et les

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(1) ABDUH Mohammed, Al A‟mal kamila, t.I, le Caire, ed. „Umara Muhammed,

al-Mou‟assassa al-arabiyya li-addirassât wan-nashr, 1976, p. 109 (TDA) (2) STAUFFER Richards, La Réforme, PUF, Paris, 2003, p.6

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milieux plus ou moins déchristianisés qui échappent à l‟influence des organisations ecclésiastiques. Ils partageraient donc avec les salafistes musulmans le souci de l‟éloignement de la « pureté » de la religion qui engendrerait la dégradation de la croyance.

Le Réveil ne cherche pas à se séparer des Eglises, il veut leur donner un souffle nouveau. Une des taches majeures que s‟est données Abduh n‟était- ce pas de réformer al-Azhar, de le réhabiliter pour assurer sa pérennité ? Le Réveil, comme le réformisme salafiste musulman , va favoriser une certaine promotion féminine.

3.4 De la tradition

Le mouvement réformiste de Mohammad Abduh et de l‟école al-

Manâr a courageusement fait face aux traditionalistes de l‟époque. Mais au-delà

de ces efforts d‟ajuster, de corriger (un des sens du terme islâh) quelques aspects de la tradition musulmane, notamment concernant certains usages de la

Sunna, du code du statut personnel et de la législation musulmane, la prudence a

entravé tout élan critique.

Abduh et al-Afghâni, inspirés du protestantisme, revendiquent l‟autorité exclusive des deux sources (la Révélation et la Sunna), mais comprises l‟une et l‟autre à la lumière de l‟intelligence de l‟époque, ce qui les conduit à écarter le

taqlîd responsable à leurs yeux de la sclérose de la pensée islamique. Ils

réduisent ainsi la Sunna à sa plus simple expression : les potentialités normatives de la Sunna s‟estompent au profit de ses valeurs éthiques et spirituelles.

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Pour les réformateurs classiques comme Ibn Taïmiyya et ses disciples, le recours à la Sunna et au hadîth dans l‟exégèse et dans le fiqh était un élément clé. Par opposition, la position de Abduh et d‟al-Afghâni se résume en deux considérations. D‟une part, la Sunna représente une référence essentiellement d‟ordre moral et spirituel, car ses données proprement normatives se ramènent à un très petit nombre, ne dépassant pas le domaine du culte. D‟autre part, ils se montrent d‟une extrême prudence lorsqu‟il s‟agit de faire appel à des données de tradition, et n‟hésitent pas à récuser certains hadiths, même s‟ils sont repris par un des maîtres traditionalistes. Al-Afghâni et Abduh ont souvent mis en garde contre le « poison mortel » que constituent « les traditions apocryphes forgées par des transmetteurs mensongers, et attribuées par eux au prophète.» (1)

Rachid Ridha a mis des critères permettant d‟authentifier un hadîth: « Il est admis qu‟un hadith peut être déclaré apocryphe, s‟il est incompatible avec l‟évidence coranique et les dogmes fondamentaux de la loi (charia), avec les preuves rationnelles, l‟expérience sensible, les faits d‟observation et enfin avec les convictions fondées sur le bon sens. »(2) Dans cette innovation méthodologique qui consiste à avoir des exigences critiques quant au recours à la sunna et aux hadîths, les réformistes de l‟école al-Manâr ont limité le recours au hadith sans aller à l‟extrême : récuser la Sunna comme ce fut le cas chez les réformistes Hindous, notamment l‟école de Sayed Ahmad khan. Ce dernier se prononce pour le rejet pur et simple des hadîths qui heurtent la raison humaine ou portent atteinte à la dignité du Prophète. Pour lui, un hadith n‟est considéré comme authentique que s‟il est conforme aux énoncés coraniques.

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(1) Voir al-„Urwa Ŕ al- Wuthqa, Paris, numéro du 3 avril 1884. (**) Ibid.