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CHAPITRE IV. Pour une recomposition historique

2. Approche critique du turâth

2.1 Déconstruction de la logosphère islamique classique

C‟est dans une « enquête-déconstruction » du patrimoine, selon l‟expression de M. Arkoun, enquête sur cette histoire « vraie », longtemps défendue par les défenseurs de l‟islam et de la tradition arabe que les néo-modernistes s‟engagent pour montrer justement que la pensée islamique classique est plutôt basée sur des donnés mythologiques et idéologiques. On sent dans l‟attitude des néo-modernistes une certaine exaspération de l‟image de l‟histoire vraie, d‟où le souci de vouloir désengager l‟histoire de ce qui est idéologique et apologétique et de la sortir de sa posture figée par le dogmatisme. « Il est aujourd‟hui question de déconstruire toutes les cultures traditionnelles pour dévoiler leurs mécanismes de travestissement, de masque du réel vrai

(...) Dans la mesure où les religions ont joué un rôle prépondérant dans le

développement et le contrôle épistémologique des cultures, il est inévitable qu‟elles soient particulièrement visées par l‟enquête- déconstructive. » (2)

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(1) ABOU ZEID N., Critique du discours religieux, op. cit. p.17. (2) ARKOUN M., L‟islam, hier, demain, op. cit., p.136.

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Une mise au point s‟impose cependant. Rappelons dés le départ que la déconstruction du patrimoine ne signifie pas nécessairement sa disqualification encore moins sa destruction. Comme le précise Arkoun, « le turâth existe, il est riche au double plan culturel et de la vie intellectuelle ». Mais cela n‟empêche pas une attitude scientifique interrogative pour le comprendre par le moyen des « méthodes de la recherche historique moderne » et soulever « des problèmes d‟ordre philosophique ayant pour objet l‟évaluation du turâth même et de l‟étendu de son importance ».(1) Même si les motivations des uns et des autres peuvent diverger, il n‟en demeure pas moins qu‟ils œuvrent tous dans le même domaine avec la même finalité. Les premiers moments de l‟islam ont une importance particulière, mais cela ne veut pas dire que leurs recherches s‟arrêtent là ; l‟histoire classique puis moderne est aussi examinée. On remarque un retour sur la période de la Nahdha chez Charfi ou Abou Zeid pour mettre en perspective leurs démarches modernistes. M. Arkoun a consacré beaucoup d‟écrits à l‟ère classique musulmane, (Miskawayh, Al Ghazali, Ibn Rushd). Mais il s‟est intéressé aussi à l‟ère moderne. Pour lui, la tendance idéologique s‟est propagée dans le discours jusqu‟au XX° siècle avec « l‟immense littérature hérésiographique, ou plus récemment la littérature apologétique alimentée dans les années 30 par des Taha Hussein, les „Aqqad, les Haykals, etc, ou encore la littérature de combat qui fleurit dans le climat de la « Révolution arabe ». »(2)

L‟importance de l‟histoire découle d‟une préoccupation continue et constante des facteurs espace / temps en tant qu‟éléments fondamentaux de la représentation et de la conviction collective .Car ils permettent « de situer

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(1) ARKOUN M., al-turath wal-mawqif al-naqdi al-tassauli, op. cit., pp.40-41 (2) ARKOUN M., Pour une critique de la raison islamique, op. cit., p. 59.

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toutes les productions de la pensée, de définir, par conséquent, les structures mentales, les niveaux de perception et de compréhension propres à chaque culture et à chaque phase de son évolution. » (1)

Les néo-modernistes critiquent la vision musulmane traditionnelle qui est caractérisée par une « idéalisation de la génération- témoin de la Révélation qui élimine pratiquement la perspective historique. Toute la Vérité connaissable, tous les enseignements « orthodoxes » de l‟ « islam », tous les prototypes de la conduite religieuse, de l‟action humaine, de l‟organisation politico-sociale sont concentrés et parfaitement définis dans l‟âge fondateur, dans les textes Sources -Modèles (Coran, Tradition prophétique, nommée hadith ou sunna), idéalement compris, interprétés par la génération des Compagnons (salaf) puis recueillis et transmis scrupuleusement par la génération des Suivants (khalaf) et les générations successives de pieux Docteurs. » (2) C‟est effectivement là que s‟est forgée l‟idéologie de base de tout le dispositif orthodoxe qui commande l‟organisation du turâth. Le discours islamique produit alors le concept d‟ « âge d‟or de l‟islam », celui des Pieux Anciens (al salaf al sâleh), pour fonder un idéal, une structure mentale dont le but est, à la fois, d‟opérer une historicisation de cette période fondatrice et d‟uniformiser l‟intelligibilité islamique. Or cette période présentée comme l‟âge d‟or de l‟islam est le signe d‟une culture idéologique instituée par le politique pour asseoir son pouvoir et garantir sa pérennité en se servant de la religion. (3)

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(1) Ibid., p 28.

(2) ARKOUN M., La pensé arabe, op. cit., p. 26.

(3) Voir à ce propos l‟étude monumentale de DJAITHichem, La Grande Discorde. Religion

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M. Arkoun pointe du doigt l‟aboutissement de l‟opération de mythologisation du passé : la création de ce que Derrida appelle « la logosphère » qui commande les leviers de la pensée réifiée, fixée, canonisée : « La critique de la connaissance déclenchée par la psychanalyse et la philosophie du langage, notamment, a montré comment la pensée transpose le réel dans ce qu‟on pourrait appeler une logosphère. Celle-ci est le lieu de projection, d‟élaboration, de transmission des représentations mythiques, des imageries scientifiques, des systèmes conceptuels qui travestissent, à des degrés divers, le donné positif. C‟est ainsi que se sont constitués tous les discours mythologiques que la pensée positive s‟attache, aujourd‟hui, à dé-construire pour accéder au donné demeuré impensé. C‟est ce que nous faisons pour la pensée arabo-islamique. » (1)

Cette logosphère est le lieu de pratiques discursives qui déterminent des modes de comportement, des mentalités et un ordre social. Le discours islamique tend encore aujourd‟hui à perpétuer cet ordre social au profit de l‟instance qui produit ce discours. Ce dernier se résume dans 4 points constants et importants :

- La glorification du passé,

- L‟apologie inconditionnelle des Anciens, le salaf. On a vu dans le premier chapitre que cet invariant de la pensée salafiste se retrouvait même pris en compte par le réformisme de la Nahdha.,

- La présentation de l‟histoire de l‟islam comme étant une entité homogène et ininterrompue,

- La confusion entre l‟histoire de l‟islam et celle des musulmans. ---

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L‟approche critique de l‟histoire et le recours aux techniques modernes permettent de déconstruire cette vision traditionnelle dominée par l‟a priori théologique : « la reconstitution historique des faits n‟y est admise que dans la mesure où elle ne porte pas atteinte aux vérités des fois, c'est-à-dire aux principes de cohésion de chaque « secte ». Or, la critique historique n‟accepte aucune limitation à la nécessité de contrôler l‟authenticité des faits et des événements tels qu‟ils ont effectivement opéré dans chaque conjoncture. » (1) L‟essentiel dans la démarche critique n‟est pas tant de dévoiler les failles, les manques, les mésinterprétations que de pointer le fonctionnement du système et de dévoiler ses modes de travestissement et d‟idéologisation : « L‟attitude traditionnelle consiste à affirmer la priorité méthodologique et la primauté épistémologique de la tradition sur la raison. »(2)

La rationalisation de l‟histoire, donc du patrimoine, passe par le renversement de la corrélation classique Tradition/Raison. L‟écrit patrimonial, fruit des pratiques discursives du fiqh et de l‟exégèse, porte la trace dominante d‟une parole transcendante et en tire sa sacralité.

Si « la tradition est l‟ensemble des énoncés et des conduites pratiques par lesquels le Prophète et les pieux Anciens (essentiellement les Compagnons pour les sunnites, les imams pour les chi‟ites) ont explicité le donné révélé coranique »(3), elle se substitue de fait à la parole originelle dans la conscience des musulmans puisque la tradition vivante (parole, rite, institutions) continue de structurer les conduites morales et les rapports sociaux en fonction d‟une « sacralité » qui lui serait intrinsèque. Il est donc clair que ce qui fait problème

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(1) ARKOUN M., La pensée arabe, op. cit., p.29. (2) Ibid., p.66.

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c‟est la primauté de la théologie sur la pratique historique. Seuls les philosophes et les Mutazilites échappèrent à cette conception car ils proclamèrent la primauté épistémologique de la raison.

Alors que les modernistes de la Nahdha cherchaient à mettre en avant l‟importance de la raison dans la pensée islamique – sans remettre en cause totalement les fondements du fiqh - et de montrer qu‟elle se renouvelle par l‟ouverture à la science, les néo-modernistes se penchent plutôt sur la critique de la raison islamique et c‟est dans le champ de l‟histoire qu‟il vont chercher matière à cette critique pour démanteler les mécanismes de cette pensée afin de la libérer de ses tares, de la mettre à jour en la soumettant aux examens des sciences et des méthodes modernes. Si c‟est l‟histoire de l‟islam en général et dans toutes ses étapes qui est au cœur de l‟approche des néo-modernistes, ce sont précisément les premiers siècles qui semblent attirer l‟intérêt et la curiosité de ces auteurs. C‟est la période qui a vu s‟édifier toute la tradition savante et c‟est elle-même qui a arrêté, clos, le corpus islamique.

La fonction première de la logosphère islamique n‟avait pas pour objet de produire une narration des sociétés islamiques mais de « contrôler l‟histoire par la révélation », dans un projet politico-théologique : connivence des théologiens historiens avec le pouvoir du calife, manipulations évidentes, clôture de l‟histoire par la révélation.

M. Arkoun déconstruit ainsi le rôle joué par le pouvoir politique dans le travestissement de l‟histoire et la transformation de faits historiques en mythologisation du passé :« L‟histoire, même lorsqu‟elle devient critique à partir du X° siècle chez les auteurs touchés par le courant rationaliste, reste dominée par deux objectifs : -légitimer, comme on l‟a vu, le pouvoir du guide de la Communauté ; dégager « la leçon » des événements passés pour avertir les hommes comme dit le Coran, sur les actes qu‟il faut reproduire et ceux qui

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doivent être évités. » (1) Dans sa relation de connivence avec le pouvoir politique, l‟historiographie va produire, grâce à la mythologisation du passé, dans les deux traditions sunnite et chiite, une série de Figures fondatrices (Prophète et Compagnons / Prophète et Imams) qui vont structurer l‟imaginaire collectif des musulmans et permettre de sacraliser les énoncés normatifs produits par les oulémas.

Nous réserverons toute la partie critique du fiqh à la deuxième partie. Nous privilégions dans notre démonstration l‟analyse critique faite par A. Charfi car elle est à même d‟élucider les manipulations et les travestissements qui travaillent le corps du fiqh. Nous verrons comment A. Charfi procède pour déconstruire le dispositif jurisprudentiel islamique et montrer comment le texte du fiqh a dévié du message originel.

2.2 Critique des stratégies hégémoniques

Au-delà des conditions matérielles de l‟évolution des textes, du passage de l‟oral à l‟écrit qui a nécessairement affecté l‟état des Textes, leurs formes et le mode de leur transmission, le problème que soulève H. Abou Zeid est éminemment politique. Il donne de son côté une indication sur les origines de la manipulation qui a lié le destin du religieux et du politique : « Le premier groupe à avoir posé le principe de souveraineté en instrumentalisant les textes religieux, ce sont les Omeyyades, et non les kharijites, contrairement à ce que prétend le discours religieux contemporain. Mu‟âwiya, futur calife et fondateur de la dynastie, suivant le conseil d‟Ibn al-„Ass à la bataille de Siffîne, qui

--- (1) Ibid., p 68.

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l‟opposait à Ali ibn-abi-Tâlib, ordonna à ses hommes de brandir un exemplaire du Coran sur la pointe de leurs épées réclamant l‟arbitrage du texte divin (…) Ceci marque déjà le début de la manipulation de la conscience des croyants par un groupe politique à la recherche de légitimité. L‟orientation omeyyade demeura la voie dominante dans tous les genres de discours religieux soutenant les régimes dans l‟histoire des sociétés islamiques. Le pouvoir omeyyade avait besoin d‟asseoir sa légitimité sur des bases religieuses s‟harmonisant avec le principe de souveraineté. D‟où le recours au principe de jabr (fatalité) qui impute l‟action humaine et tout ce qui arrive dans le monde à la puissance de Dieu et à Sa volonté agissante.» (1)

A. Charfi explique la connivence entre le religieux et le politique par deux raisons fondamentales. La première met en avant le fait que, contrairement aux autres messages monothéistes, l‟islam est né dans une société sans Etat, au sein de structures tribales dispersées et antagonistes. Le prophète Mohammed n‟a pas touché à la structure tribale de sa société, il a même repris certaines habitudes et régulations tribales qui préexistaient au Message (mariage, châtiments, compensations, loi du talion, etc.). L‟Etat arabe est né après la mort du Prophète, même si ses embryons ont été établis à Médine du temps de la prédication. L‟avènement d‟Abou Bakr comme calife fut, pour Charfi, un acte hautement politique où le religieux n‟a joué aucun rôle. Il explique l‟accession naturelle d‟Abou Bakr au rang de chef par son statut prépondérant au sein de la communauté et par la Bey‟a, cet acte d‟allégeance traditionnel au sein de la tribu Quraich. La deuxième raison qu‟il invoque est le « partage des rôles »

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imposé par le politique aux oulémas. De ce fait, les théologiens jouèrent un rôle de légitimation du politique, en contrepartie, ils eurent la main haute sur la société pour encadrer, homogénéiser les comportements et contrôler les actes au détriment de la liberté des musulmans et de la droiture des consciences. (1)

Dans ce schéma de légitimation du pouvoir, la théologie se mettra spontanément au service du pouvoir élaborant non seulement des textes religieux (interprétations, fiqh, etc..) confirmant la mainmise du pouvoir sur la société, mais validant par là une sacralisation des pratiques discursives du fiqh

H. Abou Zeid rejoint A. Charfi dans son analyse et confirme ce jeu de rôles, ou ce partage des pouvoirs au sein de la société islamique. Son origine serait l‟imposition du dogme ash‟arîte du caractère incréé du Coran, « qui place le monde, la nature et l‟homme sur le même plan et les compare directement à Dieu » où la comparaison « tourne au désavantage du relatif, du particulier et du contingent pour magnifier l‟absolu, l‟universel et l‟intemporel (…) Cette conception n‟était en réalité que l‟idéalisation, la justification religieuse, d‟une situation sociale où le gouvernant totalitaire et les classes qu‟il représentait jouaient le rôle de l‟absolu et de l‟intemporel, tandis que les gouvernés n‟étaient que des négligeables, reléguées dans des rôles subalternes »(2)

Les conquêtes islamiques accentuèrent cette tendance. Abou Zeid accuse la domination des militaires d‟avoir entravé la revivification du « texte » et favorisé la sclérose intellectuelle : « La domination des militaires, qui s‟appuyait exclusivement sur la force armée, ne pouvait que bloquer l‟interaction vivifiante des textes – notamment le texte coranique- et de la réalité. Et s‟il est vrai que ces militaires ont pu protéger les frontières face à

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(1) Voir le développement que fait A. Charfi dans Labinât 3, Tunis, Dar al janoub linnashr, 2011. pp.190-199)