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LA PLATEFORME THEORIQUE DE LA MODERNISATION DE LA PENSEE

CHAPITRE 2 : La question de la modernité

1. Les facteurs de la crise

1.2 Blocages de la pensée :

Au-delà des blocages sociaux constatés au niveau des sociétés musulmanes, la critique se porte sur la pensée qui les travaille en profondeur. Il est clair que ce qui intéresse les néo-modernistes, ce n‟est pas de faire seulement une analyse sociologique du phénomène de décadence, ou des blocages de la société face à la modernité. Il est important surtout de démasquer les blocages au niveau de la pensée islamique, de débusquer les insuffisances, les

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(1) ARKOUN Mohammed, Humanisme et Islam. Combat et propositions, Paris, Vrin, (La

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permanences des archaïsmes, des fixations de la pensée dogmatique sur la primauté du sacré dans la vie. Ainsi pour Arkoun, « la pensée islamique continue de reposer, pour une large part, sur une épistémè médiévale : confusion du mythique et de l‟historique ; catégorisation dogmatique des valeurs éthiques et religieuses ; affirmation théologique de la supériorité du croyant sur le non- croyant, du musulman sur le non-musulman ; sacralisation du langage ; intangibilité et univocité du sens communiqué par Dieu , explicité, sauvegardé, transmis par les docteurs ; raison éternelle, transhistorique parce qu‟enracinée dans la parole de Dieu, pourvue d‟un fondement ontologique qui transcende toute historicité »(1) Ce constat sans équivoque est renforcé par la conviction que cette tendance se retrouve dans « l‟idéologie de combat », que stigmatise Arkoun, qui a structuré dans les années 1950 l‟ère de libération nationale du joug de la colonisation. Alors qu‟elles auraient dû être une entreprise de libération de l‟homme et de la société, « C‟est dans l‟imaginaire de la métaphysique classique où se sont moulées les théologies monothéistes médiévales que s‟engouffrent les idéologies nationalistes de libération dans les années 1950. » (2) L‟enquête qu‟envisage Arkoun pour démasquer les blocages de la pensée le mène à « la déconstruction de l‟idéologie arabe de combat anticolonial pour montrer sa structure composite mêlant indistinctement les grands principes des Lumières, les slogans de la lutte finale du prolétariat mondial et la rhétorique apologétique sur le patrimoine universel de la civilisation arabo-islamique. » (3) Il concède cependant à ce « bricolage débridé » d‟avoir« effectivement soulevé un puissant imaginaire de libération

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(1) ARKOUN M. Pour un critique de la raison islamique, op. cit., pp.50-51

(2) M. Arkoun, Humanisme et Islam : combats et propositions, Ed. J. Vrin, Librairie philosophique, 2005-2006, p.10

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et réactivé les espérances combinées de l‟eschatologie religieuse, de l‟utopie socialiste, de la révolution prolétarienne et aujourd‟hui, des recettes d‟une démocratie pour tous ». »(1)

Arkoun met en évidence l‟incapacité des sociétés musulmanes nouvellement indépendantes à produire une pensée libératrice endogène, conforme au projet de libération nationale. Pour lui, « la pensée et la culture d‟expression arabe s‟épuisent à reproduire ou à commenter maladroitement des modèles, des idées, des œuvres qui viennent d‟Occident. On mobilise non pas une pensée islamique créatrice, libératrice, mais un islam politique d‟essence idéologique pour « islamiser » la modernité. Ce faisant, on confond régulièrement les attributs intellectuels et scientifiques de la modernité et les conforts divers de la modernisation de la vie matérielle. Ce phénomène est massif et touche toutes les sociétés qui n‟ont jamais participé aux combats intellectuels conduits par les philosophes des XVII° et XVIII° siècles en Europe pour rendre possible le passage des cadres de pensée de la théologie politique à ceux de la philosophie politique. » (2)

Arkoun dévoile ainsi les fondements de la pensée arabo-islamique qui continuent à être opérationnels et à maintenir vivante la dichotomie Islam/ Occident qui est à l‟œuvre dans le discours islamique. Cette dichotomie renforce l‟imaginaire guerrier et mène directement au conflit des civilisations. Il préconise l‟adoption d‟une « histoire solidaire des peuples » pour « amener la pensée islamique et les musulmans à affronter, pour la première fois de leur histoire, les défis les plus qualifiants de la modernité et à bénéficier des apports

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(1) Ibid. p.10)

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universalistes de la pensée scientifique et de l‟interrogation philosophique.»(1) H. Abou Zeid, quant à lui, semble aller vers la thèse radicale qui soutient que le discours islamiste tourne le dos à l‟islam et qu‟il développe des thématiques qui ne s‟inscrivent guère dans les principes de liberté sur lesquels se base le message de Mohammed : « Cette évolution sémantique due au texte coranique, ajoutée à l‟égalité des humains, constamment affirmée, fondée uniquement sur la croyance et les bonnes œuvres, nous autorise à dire que l‟islam est aux antipodes de la position de ceux qui voudraient réhabiliter de nos jours la servitude comme système social. Vu les conditions historiques et socioéconomiques de l‟époque où le texte coranique s‟est élaboré, il n‟est pas excessif d‟affirmer que les positions qu‟il défendait étaient éminemment progressistes ». (2) Et il ajoute dans la page suivante : « Peut-on faire autrement aujourd‟hui qu‟œuvrer pour la radicalisation de cette tendance originaire et orienter nos efforts impératifs dans ce sens ? Cela est, nous semble-t-il, le véritable critère de légitimité de tout ijtihâd et le garant de sa justesse. »(3)

Pour Arkoun, "le décor a changé complètement quand les Etats postcoloniaux ont pris le pouvoir. On a assisté à une étatisation de la religion, dans laquelle le ministre des affaires religieuses prenait les décisions sous le contrôle du parti unique. On ne peut plus parler de réformisme. Les oulémas sont la voix de leur maître, qui les paie. Après 1945, le discours nationaliste va monopoliser tous les pouvoirs. Il n'y a plus d'alternative à l'expression idéologisée et à la

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(1) ARKOUN Mohammed, Le Monde diplomatique, Avril 2003.

(2) ABOU ZEID Nasr, Critique du discours religieux, Paris, Actes Sud Sindbad, 1999, p. 81 (3) Ibid., p.82.

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transcription fondamentaliste de la religion (…) C'est pourquoi il est urgent de créer cette alternative, seule réponse possible (…) à la violence fondamentaliste. Ce ne sont pas les bombes et les bateaux qui vont résoudre toute cette histoire. » (1)

Alors que M. Arkoun incrimine la mouvance islamiste - et rejoint la position de H. Abou Zaid – et montre l‟adéquation de sa stratégie avec celle des Etats, il développe un discours engagé, politique, que l‟on peut aussi considérer comme un discours de combat : « le discours officiel et le discours de l‟opposition se retrouvent dans l‟utilisation d‟un discours « islamiste » sans que la majorité des consommateurs de ce discours se rendent compte que la connivence « islamiste » entre la classe au pouvoir et les masses populaires cache un conflit politique et un détachement total de la religion en tant qu‟argument pour défendre le vrai et le juste, « munâza‟atou haq bi

al-haq ». Ici réside l‟énorme obstacle épistémologique à la conscience islamique

contemporaine. Cet obstacle qui fait que les masses populaires, mais aussi un grand nombre d‟intellectuels, ignorent ou refusent les modes scientifiques pour sauver les mentalités du mal des idéologies qui manipulent les esprits.» (2)

Abdelmajid Charfi ne semble pas emprunter la même démarche combative. Même si son diagnostic sur le caractère éclectique et passéiste de la pensée arabe rejoint celui d‟Arkoun, il reste tout de même, dans un souci d‟objectivité scientifique, sur un niveau d‟analyse plus descriptif. : « Ce que nous voyons donc de prolifération de mouvements intégristes est une réaction normale à un certain sentiment de perdition et de doute qui apparaît au moment des grandes

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(1) ARKOUN Mohammed, Le Monde, le 6 Octobre 2001.

(2) M. Arkoun, al-Fikr al-Arabi, traduction de La pensée arabe, édition Beyrouth, Alger, 1982, p. 14, cité par A. Charfi in al-Islam wal hadâtha, op. cit. p. 271 (TDA).

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transformations historiques. Il est aussi l‟expression d‟une nostalgie du passé. L‟apparition de mouvements intégristes est en même temps la preuve de la grande difficulté que rencontre la religiosité traditionnelle dans l‟adaptation aux nouvelles conditions où on ne peut plus imposer le sens par la force hégémonique. » (1)

Charfi pose, d‟autre part, le problème de la conscience du musulman. La modernité est aussi un phénomène de vécu, donc de ressenti au niveau de la personnalité. Pour lui, « dans les sociétés arabo- musulmanes on est en train de vivre le temps de la modernité. Je n‟exagère pas quand j‟affirme que presque tout a changé, notre présent par rapport au passé est aussi en train de changer. »(2) L‟accentuation de la dualité tradition /modernité au sein d‟un même sujet cède la place à une dualité de type schizophrénique dans la personnalité arabo-islamique que A. Charfi décrit ainsi : « c‟est l‟hésitation entre l‟espace personnel privé et l‟espace public commun et le maintien d‟un idéal imaginaire inspiré du passé tout en étant prêt à accepter n‟importe quelle violation sur le plan pratique de cet idéal. Autrement dit, ceci est la peur de revisiter, d‟évaluer le legs et la permanence dans la dualité entre la conviction et le comportement. Quand ceux-ci se rapportent à la religion, ils sont ultraconservateurs –au moins dans l‟apparence- et quand ils se rapportent à autre chose que la religion, dans le domaine du savoir et de la vie, ils deviennent libéraux, réceptifs au meilleur, plus efficaces et plus logiques, qui répondent plus aux exigences de la raison moderne. » (3)

Charfi précise que l‟homme n‟est pas infaillible, qu‟il a un droit à l‟erreur, et les conséquences de cette prise de conscience sur la vie privée et

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(1) CHARFI Abdelmajid, al-Islâm wal hadâtha, op. cit., p.23 (TDA) (2) CHARFI Abdelmajid, Labinât, op. cit., p.27 (TDA)

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publique sont l‟acquis le plus dur imposé par la modernité, mais aussi le plus contesté. Les temps modernes sont arrivés à cette prise de conscience grâce à la pensée. Cette pensée moderne va, en réalité, empêcher le retour répétitif vers le passé en tant que modèle à suivre.

Quant à H. Abou Zeid, il oppose au discours des islamistes le recours à la raison : « Il importe de retourner au point de départ, c'est-à-dire à l‟autorité de la raison, qui sert de fondement à la révélation elle-même. Raison envisagée non pas comme un mécanisme mental et dialectique formel, mais comme une praxis sociale et historique en mouvement. Autorité faillible certes, mais en mesure de réparer ses erreurs.» (1) C‟est donc par le recours à la raison qu‟il entend insérer la pensée islamique dans la compréhension du monde actuel, donc dans sa modernité.

L‟ultime critique, Arkoun la réserve aux intellectuels qui, à son avis, constituent un obstacle supplémentaire dans cette entreprise de renouvellement : « L‟obstacle le plus difficile me semble tenir au conservatisme intellectuel dans les études arabes et islamiques. Beaucoup répugnent à mener de front la lecture des sources arabes anciennes et l‟exploitation de la production scientifique liée le plus souvent au domaine occidental. Une idée répandue dans les milieux cultivés arabes est que les efforts d‟arabisation s‟imposent surtout dans le domaine des sciences exactes et de la technologie, instruments indispensables au développement économique, dans les sciences de l‟homme et de la société, l‟arabe doit, au contraire, puiser dans son riche patrimoine. On n‟a pas mesuré- pour des raisons idéologiques- à quel point l‟acte de connaissance est un. »(2)

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(1) ABOU ZEID Nasr, Critique du discours religieux, op. cit. p.189

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