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LA PLATEFORME THEORIQUE DE LA MODERNISATION DE LA PENSEE

CHAPITRE 1 : De la Nahdha aux néo-modernistes

4. La base programmatique de la Nahdha

4.2.2 Le statut de la Femme

Concernant le statut de la femme, Abduh a introduit des innovations qui, malgré leur prudence, ont conduit à des mesures notoires sur le plan de l‟éducation des femmes, leurs droits dans la société, comme le droit au travail, ou le droit au divorce. Quant à la polygamie, Abduh part du fait que l‟islam ne l‟a pas considérée comme obligatoire, et qu‟il ne l‟a pas non plus interdite de façon formelle. Tout en l‟autorisant, il l‟a subordonnée à des conditions d‟équité qui peuvent la restreindre considérablement. Abduh a, de ce fait, dénoncé catégoriquement les méfaits de la polygamie en Egypte et il a donné une fatwa autorisant le chef de l‟Etat à l‟interdire si la nécessité l‟exigeait.

Le problème de la répudiation a lui aussi été abordé avec un souci d‟équité qui vise à limiter le droit du mari de répudier sa femme de façon arbitraire. Dans ce cas aussi, Abduh a préconisé l‟intervention de l‟Etat pour réguler. (2) Il a aussi appelé à donner à la femme le droit de demander le divorce.

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(1) ABDUH Mohammed, al-A‟mâl, t. III, op. cit. p. 42 (TDA). (2) Ibid., t.I, p.88 (TDA).

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Mohammad Abduh a appelé à instaurer l‟égalité entre la femme et l‟homme en matière d‟enseignement. L‟école d‟al-Manâr a défendu l‟obligation de l‟enseignement féminin, Elle a soutenu aussi l‟accès, mais qui demeure conditionnel, de la femme à certaines fonctions publiques. Toutefois, ces réformes audacieuses du statut de la femme sont demeurées limitées et sujettes à restriction car il s‟agissait toujours de tenir compte de la vocation « naturelle » de la femme, la priorité étant toujours le foyer familial.

Ces restrictions dénotent d‟une prudence fidèle à la doctrine du juste milieu et d‟un conservatisme qui tend à se démarquer des occidentalistes de l‟époque. Car Abduh ne peut pas, comme eux, défendre une émancipation de la femme identique à l‟occidentale. Il restait ainsi dans une position à mi-chemin entre un modernisme prudent et un traditionalisme éclairé. Il était conscient que réformer les lois relatives au statut personnel ne suffisait pas à lui seul. Il incomberait également de réformer les tribunaux shar‟aiques et de garantir l‟autonomie des juges face au pouvoir exécutif. Aussi a-t-il prévu des réformes au sein du pouvoir juridique et la formation des juges, mesures qui devaient servir à une réforme politique.

4.3 Du politique

La conception globale du réformisme ne pouvait exclure le facteur politique de son discours, même si son action n‟était pas axée fondamentalement sur le politique, surtout après l‟exil d‟al-Afghani ou son retrait de la scène politique et le désengagement de M. Abduh des affaires politiques. Pour Abduh la réforme politique passe par la réforme de l‟enseignement islamique parce qu‟il voit une relation de cause à effet entre la dégradation de la situation politique et la mauvaise éducation des gouverneurs

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et des gouvernés. On peut tout de même retenir deux prises de positions majeures dans son discours réformiste. La première concerne le problème des rapports de l‟islam et de l‟Etat et la seconde la nature civile du pouvoir politique du souverain.

Le réformisme a cherché à revaloriser, dans un nouveau contexte, deux notions de l‟éthique politique traditionnelle : la notion de bon conseil (nasîha) que le musulman a le droit de donner à l‟autorité politique et celle de consultation (shûra) par le biais de laquelle les autorités politiques ont le devoir de consulter l‟opinion publique ou ses représentants, docteurs de loi ou autres.

L‟effort de M. Abduh en matière de réforme politique s‟est surtout concentré sur l‟explication des concepts politiques nouveaux et de leur diffusion. Il voulait instituer une position rationnelle auprès de l‟opinion publique en matière de politique shara‟ique. Il a ainsi introduit les notions de pouvoir religieux et de pouvoir civil, cela bien sûr en plus de ses efforts pour la réforme du pouvoir législatif. C‟est aussi par la religion que M. Abduh justifiera sa prise de position en faveur du despote éclairé. Il est doublement justifié selon lui par le char‟a et par la raison : « Le fait que l‟application de la charia revienne à une seule personne n‟est interdit ni par le char‟a ni par la raison. Mais la charia à elle seule ne peut limiter le souverain, il faut donc qu‟il y ait un conseil qui vérifie le respect de la charia, corrige les déviations du souverain et le contraignent à la respecter » (1) Il ne manque toutefois pas d‟éloge pour ce despote éclairé qui selon lui « est capable de réaliser par sa justice en quinze ans ce que la raison à elle seule ne peut réaliser en quinze siècles.» (2)

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(1) ABDUH Mohammed, al-A‟mâl, t.I, op. cit. p.350 (TDA). (2) Ibid., t. II, p. 718 (TDA).

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Alors que M. Abduh continuait à défendre le despote éclairé, depuis le milieu du XIX° siècle, la notion de régime constitutionnel faisait son chemin dans les milieux intellectuels en Orient comme au Maghreb. (1)

On retrouve les penchants de Abduh vers l‟autoritarisme du pouvoir politique dans l‟exercice de sa fonction religieuse. Il a ainsi regretté, par exemple, que le pouvoir omeyyade ne soit pas intervenu, en vue de sauver la religion, pour imposer une seule perception de l‟islam. (2)

Abduh a d‟autre part insisté sur l‟aspect civil du pouvoir politique. Ainsi dit- il : « L‟Imam en islam [dans le sens de gouvernant] n‟est pas différent du reste des gens en matière d‟infaillibilité religieuse et en ce qui concerne son mérite dans l‟interprétation de la religion. C‟est la umma ou ses représentants qui l‟investissent [à la tête de l‟Etat] et c‟est à la umma que revient le droit de le contrôler, c‟est aussi elle qui le destitue quand elle juge que c‟est dans son intérêt. Il est un gouverneur, souverain civil (hakim madani), dans tous les cas de figure. » (3)

En insistant sur le fait que l‟Imam est d‟abord un souverain civil, non de

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(1) L‟homme d‟Etat tunisien, le général Khair-Eddine Pacha fait l‟éloge du régime constitutionnel en vigueur dans certains Etats d‟Occident. Il observe que « les pays les plus avancés dans le domaine de la civilisation sont ceux où les institutions ont pour fondement la liberté et la constitution ». Voir son essai Aqwam al-massâlik, traduction française partielle dans Réformes nécessaires aux Etats musulmans, Paris, 1868, p.211.

(2) ABDUH Mohammed, Rrissalt attawhid, op. cit. p.11 (3)ABDUH Mohammed, al-A‟mal, t.I, op. cit. p.287 (TDA).

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droit divin, et en élargissant le groupe des Uli al-amr (ahl al-hal wal- „aqd)(1) qui sont en quelque sorte le conseil suprême qui contrôlerait la droiture de l‟Imam et sa conformité au char‟a, Abdu a introduit l‟idée de collégialité dans l‟exercice du pouvoir sans toutefois évoquer pleinement la volonté populaire. C‟est la volonté religieuse, à travers le char‟a, qui demeure l‟instance suprême : « L‟islam n‟a d‟Imam que le Coran », comme le déclare Abduh. Donc le Coran fait office de « constitution ». Il a tout de même essayé de donner des significations et des fonctions modernes au concept de shûra qui se rapproche de la collégialité du pouvoir sans entrer dans la sphère de la pratique démocratique.

On voit donc que malgré les tentatives audacieuses de Abduh pour aborder le rôle de l‟imâmat suprême et de préconiser des limitations au libre arbitre du Calife aux temps où il était encore largement vu comme le représentant de Dieu sur terre, il est demeuré prisonnier des modèles traditionnels, pas seulement sur le plan terminologique (imâm, umma, shûra), mais aussi sur le plan du rôle attribué à la charia et à ceux qui la représentent.

Il a certes élargi le cercle des représentants de la umma pour inclure d‟autres catégories que les hommes de religion, mais les ulémas restent à leur tête. Le souverain n‟est pas intrinsèquement civique, il n‟est au servir de la

umma qu‟au nom du char‟a et il ne peut être contrôlé que par le biais de la

charia. C‟est elle seule qui détermine si le calife est apte à être obéi ou s‟il est ---

(1)Mohammad Abduh, “Tafsîr” in al-A‟mal, t.I, op. cit. p.181. (TDA). Il donne une nouvelle conception de Uli-al-amr : « ahl al-hall wal „aqd » .Ce groupe comporte selon lui, « les princes, les gouvernants, les ulémas, les chefs de l‟Armée et tous les autres personnages ayant une notoriété ».

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défaillant, donc voué à être destitué. Les référents politiques demeurent fidèles au modèle du passé, même si une actualisation au niveau du discours politique a été accomplie.

Il est à mentionner que Abduh a insisté sur « les devoirs du souverain (hâkim) et sur la fonction sociale de l‟Etat et sa responsabilité dans l‟édification des industries vitales, ainsi que sa responsabilité dans l‟accomplissement de la justice entre les travailleurs et les patrons, et la réduction des écarts entre les classes et l‟éradication de la pauvreté.» (1) Ces revendications restent cependant programmatiques et moralisantes et ne proposent pas d‟outils de reforme à proprement parler. Abduh était surtout un réformateur social, un

muslih ijtimâ‟i. Cela s‟est traduit par de faibles prises de positions politiques.