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LA PLATEFORME THEORIQUE DE LA MODERNISATION DE LA PENSEE

CHAPITRE 1 : De la Nahdha aux néo-modernistes

5. Les limites de la réforme

5.4 Orthodoxie et salafiyya

D‟autre part, malgré ses élans prudents vers le changement, Abduh, qui, comme on l‟a vu, s‟identifie au modèle des prophètes et des saints, s‟accrochait aux modèles du passé même s‟il leur donne des expressions, voire même des structures nouvelles quelque peu modernes. C‟est là le point le plus problématique de la réforme de Abduh, c‟est sur la salafiya que se brise son réformisme.

On impute souvent à Rachid Ridha la responsabilité d‟avoir donné une interprétation rigoriste des écrits de son maître. En effet, Rachid Ridha fut le premier à avoir répandu l‟idée que la Risâlat At-tawhîd est un exposé de dogmes selon la méthode salafiste. Mais même s‟il a profité d‟une certaine ambiguïté dans le texte de Abduh, il ne l‟aurait pas inventée. (1)

L‟attachement de Abduh aux modèles salafistes et leur intégration dans sa philosophie réformiste, et non pas seulement au niveau de son discours, rend peu probable l‟idée que l‟emploi de l‟expression salafiyya de Abduh soit due à l‟origine à une faute de traduction comme le défend M. Haddad dans sa thèse, pour qui l‟expression « premiers maîtres de l‟islam » est une traduction infidèle du terme salaf.

Selon M. Haddad, lorsque Abduh parlait des salafs et des khalafs, il opposait deux générations de l‟école Ash‟arite, les traductions données au terme

salaf par Abderraziq ,« premiers maîtres de l‟islam », les « Maîtres du

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(1) La tendance Ash‟arite, animée par Ash‟ari (m324/936), Al Guwayni (m. 478/1085), Al Baquillâni (m 403/1013) et Ghazâli (m 505/1111) représente la tendance orthodoxe. Elle incarne le « juste milieu » et évite l‟excès du rationalisme (les mutazilites) et du traditionalisme (les hanbalites).

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premier siècle », « les théologiens orthodoxes » et « les conservateurs » ne reflètent pas seulement des imprécisions de traduction mais aussi et surtout une confusion que la conscience islamique continue à entretenir. (1)

Cependant, nous pensons que Abduh précise lui-même, et sans ambiguïté, ses références : « Dans l‟exposé des dogmes, j‟ai suivi la voie des premiers maîtres de l‟islam, mais sans attaquer les opinions de leurs successeurs.»(2) C‟est dans ce cadre théorique, où se place Abduh, que vont puiser après lui Rachid Ridha et ses disciples pour ancrer les mouvements islamistes salafistes, et en particulier celui des Frères Musulmans, dans l‟esprit réformiste de la

Nahdha.

Doit- on rappeler que le sens du terme « islamiste » dans le contexte de la fin du XIX° siècle et chez Abduh n‟a pas encore pris la connotation extrémiste ou révolutionnaire du XX° siècle. Mais s‟il ne représentait pas un extrémisme, il représentait bien l‟idéologie du réformisme de Abduh. On prend ici idéologie dans le sens que lui donne Abdallah Laroui qui emploie le terme idéologie dans le sens d‟une « construction théorique prise dans une autre société, qui n‟est pas totalement inscrite dans le réel mais qui est en voie de le devenir, ou plus exactement qui est utilisée comme modèle précisément pour que l‟action le réalise. » (3)

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(1) HADDAD, M., Essai de critique de la raison théologique, op. cit., p. 185. (2) ABDUH Mohammed, Rissâlat at-tawhîd, op. cit., p. 18 (TDA)

(3) LAROUI Abdallah, L„idéologie arabe contemporaine, 2° édition, Paris, Maspero, 1982, p 8.

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Abdallah Laroui prend la mesure de l‟évolution de la pensée de Abduh vers l‟idéologisation de ses principes : « Le réformisme serait donc une idéologie en ce sens qu‟il correspondrait à une étape dépassée de la conscience occidentale et à une image qui ne correspond plus à la réalité de l‟Occident. Toutefois, les penseurs de la Nahdha gardaient cette image et s‟employaient à présenter l‟islam selon leurs exigences. Dans un sens, ils ne faisaient que copier une idéologie sur une autre. La pensée réformiste est devenue une idéologie parce qu‟elle a copié la conscience d‟une autre société. (1) La conscience copiée est aussi une idéologie parce qu‟elle reflète une lutte menée par la vieille aristocratie, définie en terme de culture, s‟est lancée dans une lutte au nom des valeurs traditionnelles parce que ses intérêts divergeaient avec celles de l‟Etat.»

Vus d‟une perspective occidentale et moderne, les efforts du réformisme de la Nahdha peuvent sembler très limités et relèvent plutôt de la salafiyya que du modernisme. Henri Laouste se demande « si l‟on ne fait pas parfois une manière de contresens sur l‟interprétation de la doctrine de Muhammad Abduh. En insistant avec une complaisance peut-être excessive sur le rationalisme, le modernisme ou le libéralisme du cheikh compris dans le contexte d‟une langue et d‟une pensée occidentales, on risque de se méprendre sur un autre aspect non moins fondamental de sa doctrine qui reste toujours celui d‟un théologien traditionnel, formé essentiellement à l‟école du fiqh et du kalâm - disciplines qu‟il entend réunir dans son commentaire pour les associer dans une perspective d‟apologétique » (2)

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(1) Ibid., p. 143-144.

(2) LAOUST Henri, Le réformisme musulman dans la littérature arabe contemporaine, Orient 10, (1957/III), p.89.

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Les critiques de Laouste ne sont pas du tout isolées, le réformisme arabo-musulman s‟est heurté tout au long de son histoire à des oppositions nombreuses, parfois même contradictoires. Sa position est souvent jugée, de nos jours, comme trop conservatrice par des esprits plus modernistes et plus laïcisants.

Au-delà de ces critiques largement diffusées qui démontrent les limites du réformisme de l‟école d‟al-Manâr, il existe de nouvelles critiques qui se sont développées plus récemment et qui touchent à l‟approche méthodologique et au cadre théorique et conceptuel de la pensée réformiste. Les analyses récentes, qui se sont penchées sur le réformisme de la Nahdha, ont évalué l‟effort de renouvellement à la base de nouvelles données et ont recelé des faiblesses peu évoquées auparavant.

C‟est le cas de Abdou Filali -Ansary pour qui « les « modernistes » de la Nahdha n‟ont été le plus souvent que des salafis au langage châtié, défenseurs d‟un autoritarisme de la raison théologique et ennemis jurés de toute rupture avec le mode de pensée traditionnel. »(1) Ansari pose ici le problème de la nature de « la raison », ou du« rationalisme » de Abduh. Pour lui, il s‟agit d‟une raison théologique qui s‟inscrit dans la pensée traditionnelle. Elle n‟est pas d‟ordre critique – ce qui est le propre de la pensée moderne. Il n‟y a donc pas de rupture, dans le réformisme de Abduh, avec la pensée traditionnelle.

L‟ouverture de l‟ijtihâd qui est généralement considérée comme un gage d‟ouverture, de renouvellement, ne peut être en soi un signe de libéralisme pour Ansary, puisque aussi bien les Wahhabites que les Ayatollahs iraniens reconnaissent ce droit, mais sous contrôle. (2)

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(1)Abdu Filali Ansary, Tozy Mohamed, Penseurs Maghrébins contemporains, édition EDDIF, Casablanca, 1997, p. 9 (ouvrage collectif)

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Ali Merad trouve, quant à lui, que, « en fondant leur prédication sur la primauté de l‟Ecriture, sans pour autant perdre de vue les réalités sociales et culturelles, en travaillant au renouveau spirituel de l‟islam mais aussi à l‟émancipation sociale et intellectuelle de leurs nations, par un inlassable effort visant à l‟assimilation du savoir et des sciences techniques modernes, ce faisant les réformistes musulmans de la fin du XIX° siècle contribuèrent à orienter la pensée islamique dans des voies de recherche et de réflexion aboutissant logiquement aux idéologies laïques et sécularistes qui trouveront de nombreux partisans parmi les écoles modernistes du XX° siècle. » (1) Ali Mrad rejoint ainsi l‟attitude de Bourhan Ghalioun. Ils reconnaissent à ce mouvement une avancée vers de nouvelles voies ouvertes dans la pensée islamique. Le mouvement de la Nahdha continue à inspirer les penseurs et les réformateurs car le débat autour de la modernité s‟est installé à partir du moment où le blocage a été défini et où de nouvelles perspectives se sont ouvertes à la pensée.

En conclusion, il y a lieu de signaler que le programme de la Nahdha, tel que résumé ci-dessus pour les besoins de notre argumentation, ouvre de nouvelles perspectives à la pensée islamique. Les avancées, toujours reconnues, d‟ouverture de l‟ijtihâd, de recours à la raison, de repositionnement de l‟ijtihâd à partir du Coran, de l‟appel à des réformes modernistes sociales, ne cachent pas cependant le maintien de schèmes de pensée traditionnels. Paradoxalement, ce mouvement aura un double prolongement au sein de la mouvance moderniste ultérieure, et au sein de la mouvante islamiste salafiste.

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