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LA PLATEFORME THEORIQUE DE LA MODERNISATION DE LA PENSEE

CHAPITRE 2 : La question de la modernité

1. Les facteurs de la crise

1.1 Blocages sociopolitiques :

Il s‟agit d‟un diagnostic d‟échec des sociétés arabo- islamiques. Ce n‟est plus seulement l‟autre qui interpelle, mais c‟est le moi islamique, qui représente la conscience scientifique moderne au sein même de la société arabo- islamique, qui, à la fois, interpelle et est interpellé par l‟Autre dans la même société. Le débat sur le renouvellement de la pensée islamique prend sa source dans celui sur le développement. C‟est dans et à partir de l‟aire géographique arabe, dans sa période postcoloniale contemporaine, que les intellectuels musulmans néo-modernistes s‟interrogent sur la place de la religion dans des sociétés en plein changement. Leur diagnostic sur le « retard » du monde islamique est quasi le même. Pour A. Charfi comme pour M. Arkoun, « le débat part de la notion de développement ». (1) C‟est le regard sociologique porté sur le développement des sociétés arabes qui va déterminer l‟échec ou la réussite de l‟insertion dans la modernité. H. Abou Zeid partage globalement la même analyse, sans pour autant prendre le temps de fournir une critique argumentée et exhaustive du phénomène. Son intérêt le porte principalement vers l‟analyse du discours islamique.

Pour A. Charfi l‟échec des modèles de développement a favorisé l‟émergence de comportements et de cultures rétrogrades issus eux-mêmes des modèles culturels dominants. Arkoun et Charfi pointent du doigt la faillite des discours des élites dans leurs composantes traditionaliste et moderniste à élaborer un projet libérateur. Ils considèrent que l‟adoption du « modèle de

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(1)Voir ARKOUN M., Essais sur la pensée islamique, 3 éd, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, pp.297-304.

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développement » basé sur la modernisation de la société, c‟est-à-dire le recours rapide au confort de la vie matérielle, dont les composantes sont principalement importées, à l‟adoption de modèle de société basé sur la consommation s‟est accompagné, dans une entreprise de légitimation, de l‟adoption de critères, de thèmes et de « valeurs » puisés dans la tradition pour conforter l‟ « authenticité » de leur démarche. S‟est produit ainsi un discours idéologique officiel qui fait de la modernité une idéologie. Tout en jouissant des bienfaits de la modernité matérielle importée, les traditionalistes forgent une idéologie arabo-islamique, un discours tout aussi idéologique qui veut « démontrer que l‟Islam est non seulement compatible avec le socialisme », mais que « rien dans le Coran ne s‟oppose à la croissance économique dans la justice » et que

« l‟Islam ne saurait se laisser envahir par les errements matérialistes de

l‟Occident. » (1)

D‟autre part, tous trois se placent dans la corrélation Islam/Occident. Pour Charfi, «les sociétés arabes sont en train de vive une étape de transformation accélérée. Elles sont aussi en transformation progressive mais sûre, et surtout en profondeur : passage de sociétés qui se basent sur la religion dans l‟organisation de leurs affaires, vers des sociétés sécularisées où la religion ne joue plus le même rôle - cela ne veut pas dire que la fonction de la religion a disparu pour autant- et qui puisent la légitimité de leurs institutions dans des sources autres que le référent religieux. Ceci impose l‟adaptation aux situations caractérisées par la pluralité idéologique et l‟accommodation à de nouveaux modes de religiosité qui ne prétendent pas la Vérité absolue, qu‟on pousse les gens à y croire en apparence et à se conformer aux ordres des hommes de

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religion sans considération primordiale à la responsabilité personnelle et au libre choix de ce qui réconforte la conscience. » (1)

Le constat sociologique objectif des transformations sociales qui induisent le recul du fait religieux, et donc la sécularisation progressive des sociétés musulmanes, s‟accompagne chez M. Arkoun d‟une analyse critique qui incrimine, à la fois, la colonisation, l‟impérialisme et les Etats postcoloniaux. Pour lui, l‟Occident ethnocentrique a causé le retard des sociétés colonisées : « Les réussites indéniables de la civilisation technologique ont imposé la corrélation développé/sous-développé, évolué/attardé, riche/pauvre, Occident/Tiers-monde (…) C‟est à l‟intérieur de ce schéma que les anciennes colonies, devenues des partenaires « privilégiés », prennent conscience de la nécessité de promouvoir une politique économique dont les modèles seront nécessairement empruntés soit aux démocraties populaires, soit aux démocraties libérales. » (2) Arkoun démontre que, pour unifier les masses autour d‟un projet de société, les Etats- nations nouvellement constitués vont élaborer une culture éclectique qui va aggraver les problèmes puisqu‟elle va priver la société d‟éléments moteurs issus de sa propre culture. Ils intégreront au patrimoine national, des idées, des systèmes, des conceptions, des pratiques, puisés dans « la clôture occidentale. »

Charfi, pour sa part, cherche à expliquer les blocages des sociétés musulmanes par les transformations sociales introduites par la propagation de la modernité au sein même de ces sociétés, restées largement traditionnelles, dont les structures d‟organisation archaïques n‟ont pas pu résister au « mode civilisationnel qui caractérise les sociétés occidentales » dont « l‟utilisation de

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(1) CHARFI A., al-islâm wal hadâtha, op.cit., pp.263-264 (TDA) (2) ARKOUN M. Essais sur la pensée islamique, op. cit. p.297

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l‟argent comme moyen de transaction et l‟extension du pouvoir de l‟Etat à des secteurs qui ne faisaient pas partie de ses prérogatives dans les sociétés traditionnelles. » Le système d‟échange monétarisé a remplacé le troc. De même, l‟Etat garant de l‟ordre public et collecteur d‟impôts du XIX° siècle a cédé la place à un Etat centralisateur qui « prend en charge toutes les activités dans tous les domaines et encadre les individus dans toutes leurs activités » (1), et cela au détriment de l‟influence religieuse sur l‟organisation de la société. Arkoun critique de son côté le style de « développement » : « Pour de multiples raisons, celui-ci demeure très lent, sectoriel et surtout dépendant de la stratégie politique et économique des « grands ». » (2)

L‟inadaptation des sociétés arabes à la nouvelle situation sociologique et l‟apparition de nouvelles formes de religiosité, l‟adoption d‟un Etat fort et d‟un système monétaire moderne amènent A. Charfi à se demander « pourquoi l‟Etat dans les sociétés arabes ne s‟est pas développé vers un système démocratique moderne qui modère la logique de l‟argent et du pouvoir qui sont l‟exploitation et l‟hégémonie à travers les lois. » Il se demande aussi pourquoi les sociétés n‟ont pas forgé un système de réponse à cette hégémonie de l‟Etat nouveau. Charfi reprend, à ce propos, l‟analyse de Samir Amin. (3)

Trois raisons semblent être invoquées ici : l‟inféodation des économies périphériques arabes au centre capitaliste qui les maintient dans un système

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(1)CHARFI Abdelmajid, Labinât, Tunis, Dar al janoub linnashr, 1994, p. 23 (TDA).

(2) ARKOUN, Mohammed, Essais sur la pensée islamique, 3 éd, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p.299)

(3) Voir AMIN Samir, Le développement inégal : essai sur les formations sociales du

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non-productif, peu rationalisé, à la merci de l‟instabilité et des crises ; une bureaucratie encline à maintenir les « traditions de l‟ancien modèle de l‟Etat » ; l‟échec de « l‟intégration sociale due à la disparité entre les degrés de prise de conscience et l‟écart dans le niveau social ». (1) L‟existence de lois positives modernes -même quand elles sont inspirées de la charia- représentent un changement qualitatif. « On passe de la dialectique halâl / harâm (licite/tabou) sur laquelle se base le fiqh, à la dialectique permis/ interdit par la loi. »(2)

Pour Charfi, l‟enseignement moderne joue un rôle décisif dans la propagation et l‟implantation de cette laïcisation par la simple distinction du modèle ancien d‟enseignement religieux. Arkoun , quant à lui, même s‟il considère ce paramètre important dans son analyse, se distingue de Charfi et va même jusqu‟à mettre en cause les mass media et le système éducatif dans les pays arabes. Il soutient en effet que « dans le contexte économique et politique des pays islamiques contemporains, la priorité accordée à ces deux secteurs de développement n‟est pas nécessairement bénéfique. Il est facile de montrer, en effet, que les mass media mais davantage encore dans les sociétés investies par la modernité, sont des instruments de mythologisation et d‟idéologisation plus que de libération. » (3)

Dans ce contexte, le discours islamiste devient plus farouche contre la modernité et plus résistant aux changements. Car, de part la sécularisation des sociétés, il perd du terrain face à la modernité. Il se barricade donc derrière les modèles anciens et brandit la sacralité du patrimoine comme fondement de l‟appartenance religieuse. Pour Arkoun, la responsabilité des Etats dans cette

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(1)CHARFI A., Labinât, op.cit. p.29. (TDA). (2) Ibid., p.32 (TDA).

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situation est engagée. Il met dos à dos les Etats islamiques et les Etats occidentaux qu‟il considère coupables d‟avoir laissé germer un antagonisme dévastateur qu‟on aurait pu circonscrire : « Dans la deuxième moitié du XX° siècle, les Partis-Etats postcoloniaux ont partout contribué à éloigner l‟avènement d‟une attitude et d‟une culture humanistes dans leurs pays respectifs (…) Les belles résolutions de la Charte universelle des droits de l‟homme, adoptée par les Nations Unies après 1945, ont été de plus en plus contournées, ignorées, violemment déniées. A la course folle aux armes nucléaires de dissuasion ont succédé les guerres inégales, pires à tous égards, que celles des conquêtes coloniales au XIX° siècle (…) La déréliction généralisée des peuples a fini par conforter des argumentaires en faveur du terrorisme présenté comme recours obligé pour défendre les droits élémentaires. Les attentats du 11 septembre 2001 et les ripostes qui ont suivi représentent à cet égard un moment tragique de la défaite de toutes les formes de pensée et de légitimité pouvant se prévaloir de valeurs humanistes. » (1)