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LA PLATEFORME THEORIQUE DE LA MODERNISATION DE LA PENSEE

CHAPITRE 1 : De la Nahdha aux néo-modernistes

6. Les néo-modernistes et le réformisme de la Nahdha

6.2. La dérive idéologique

Bien qu‟ils aient considéré les avancées apportées par le mouvement de la

Nahdha, les Néo-modernistes s‟en démarquent. D‟un point de vue

épistémologique, il ne constitue point un référent pour eux. Ils mettent ainsi en lumière la permanence des dispositifs de la pensée orthodoxe, les points d‟ancrage avec la Tradition, le recours à ce que Arkoun appelle « le bricolage » cognitif.

Faire prévaloir les « données mythologiques et idéologiques » en lieu et place de l‟histoire « vraie », opposer à l‟Occident la tradition arabe au nom de la défense de l‟islam, voilà des tares que Mohamed Arkoun analyse longuement. (2) Arkoun pointe là la faillite des intellectuels dont la démarche a généré et accompagné ces mouvements de réforme. Pour lui, la Nahdha n‟a pas pris en compte la dimension psychologique qui englobe « les structures

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(1) Ibid. p. 62.

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mentales, les niveaux de perception et de compréhension » et s‟est abstenue d‟envisager la contribution de la « spéculation sur l‟espace et le temps, comme sur la raison, l‟imagination, la mémoire, le conscient, l‟inconscient, l‟irrationnel (…) De même,la dimension sociologique n‟a pas été plus présente, sauf sous la forme littéraire et idéologique de la défense du peuple et de ses valeurs marginalisées par une élite trop engouée pour les modèles occidentaux. ».(1)

H. Abou Zeid se place sur le même plan critique. Il constate le maintien des polémiques idéologiques entre les réformateurs et les salafistes qui n‟ont pas pu « parvenir à ouvrir de nouveaux horizons épistémologiques. » Il déplore qu‟elles n‟aient pas abouti à une rupture avec le passé salafiste. Le résultat est que « la pensée arabo-musulmane est restée prisonnière d‟une conception anhistorique des textes religieux. »(2)

Abdelmajid Charfi critique, pour sa part, les salfistes et les modernistes de la Nahdha en même temps, sur leur position concernant le peu d‟intérêt qu‟ils accordent au rôle économique et social de l‟Etat, mais surtout « l‟allergie au thème d‟occidentalisation qu‟ont connue des sociétés arabes. Le courant

salafiste tenait à la spécificité de la société islamique, d‟où son attachement

aux modèles du passé, alors que le courant moderniste a considéré le retour aux solutions du passé impossible et ne constituant pas une garantie contre l‟occidentalisation. Pour cela, il fallait combattre l‟adversaire avec sa propre arme. »(3) Charfi s‟est attelé ainsi à repenser « les modèles du passé », à

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(1) Ibid. pp. 28-29.

(2) ABOU ZEID Nasr, Critique du discours religieux, op.cit., p.59

(3) CHARFI Abdelmajid, al-Islâm wal-hadâtha, Tunis, Addâr at-tounoussiyya linnashr, 1990, pp. 222-223 (TDA)

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réévaluer le turâth, legs historique multiforme, sédimentation de couches interprétatives, d‟exégèses, de hadiths, de récits historiques, de témoignages, de lois qui concourent à asseoir un entendement unique générateur d‟une fossilisation de la pensée islamique.

A. Charfi rappelle aussi que la divergence des points de vue en matière de pouvoir était fortement conditionnée par la situation historique : « De même que le modèle de pouvoir contribue à façonner la société qu‟il veut instaurer, n‟oublions pas que les infrastructures contribuent à leur tour à façonner le modèle politique qui leur convient. Ceci minimise la portée des positions des modernistes et des salafistes . Ces positions opposées sont en fin de compte la répercussion de la dislocation des structures sociales traditionnelles sans qu‟elles soient remplacées par une structure moderne qui ressemblerait totalement ou partiellement à la structure des sociétés industrielles et post- industrielles. »(1)

Si les idées de Abduh ont pu servir aux conservateurs, elles auraient également inspiré les modernistes. A. Charfi, qui classe Mohammad Abduh dans le courant salafiste, trouve que « beaucoup de modernistes se basaient sur les idées de Abduh et les ont conduit vers leur aboutissement naturel.» (2)

A. Charfi considère des auteurs comme Ali Abderrâziq et Mohammad Khalafallah comme les héritiers modernistes qui vont développer les idées réformatrices de Abduh. A ce titre, ils peuvent être considérés comme un maillon dans la continuité entre les tendances modernistes de l‟école réformatrice de M. Abduh et les néo-modernistes, objet de notre thèse.

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(1) Ibid., pp. 55-56 (TDA). (2) Ibid., p. 211 (TDA).

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Avec ses nouvelles approches sur les fondements du pouvoir en Islam, Ali Abderrâziq a fait tomber un des grands tabous les plus anciens, celui du calife représentant de Dieu sur terre. Il rappelle que ni le Coran ni la Sunna n‟ont prescrit le califat. Il va jusqu‟à déclarer : « Nous n‟avons pas besoin du califat, ni pour notre vie ni pour notre religion, le califat a été une catastrophe pour l‟islam et les musulmans et une source de malheurs et de débauches ». (1)

Khalalfallah, quant à lui, a touché à un autre tabou : approcher le Coran comme un texte littéraire et non seulement comme un texte sacré. (2) L‟approche du réformisme arabo-musulman de la fin du XIX° siècle a été attaquée sur la base du manque d‟approche scientifique, mais aussi sur la façon dont elle s‟est acquittée de la fonction cognitive.

L‟appel au rationalisme qui est l‟une des principales composantes du renouveau et de la modernité a bien été présent dans la pensée de Abduh. Mais A. Charfi remarque que l‟insistance sur l‟obligation que tout musulman a de recourir à la raison ne veut cependant pas dire qu‟il ait fait partie des penseurs rationalistes : « Car la raison chez Abduh a des limites qu‟il ne devrait pas outrepasser (il est parmi les fervents gardiens de la religion). Sa fonction est de fournir les preuves sur ce qui est énoncé dans la révélation, et non, comme c‟est le cas chez les philosophes, de puiser les argumentations dans la raison pure et de s‟élancer au travers de la curiosité de la raison pour dévoiler l‟inconnu (...)

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(1) ABDERRAZAK Ali, al-Islâm wa usûl al-hokm, le Caire, 1925, p. 136

(2) Il faut préciser que la première ébauche d‟une nouvelle approche du Coran remonte à une profession de foi du Dr Tawfiq Sidqi dans une tribune libre publiée à la revue al-Manâr: « l‟Islam, c‟est le Coran seul »* (* Revue al-Manâr, le Caire, vol. IX, Rajab 1324/août 1906, p.515-525 et 906-925). Cette déclaration a beaucoup imprégné Abduh et même Rashid Ridha pendant un certain temps.

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Le cheikh Abduh ne mène pas le rationalisme à ses résultats ultimes, il a seulement senti le besoin d‟être complaisant avec le rationalisme, sous la contrainte de la situation historique ». (1)

Pour sa part, Mohammed Arkoun pense qu‟en tant qu‟idéologie de combat, la Nahdha aussi bien que la thawra ont ignoré la fonction cognitive(2) Pour lui, il était nécessaire de relever les défis de la modernité , mais il n‟a pas été possible pour la pensée arabe daborder la question des obstacles épistémologiques qui l‟empêchent de dépasser, à la fois, les limites de l‟intelligibilité islamique médiévale et celle de L‟Occidental prisonnier de son humanisme formel. D‟autre part, le discours islamiste actuel recourt à une « universalité fantasmatique » au contraire de la Nahdha et même de la pensée

salafiste qui étaient plus chargées d‟espérance et d‟ouverture à la modernité. La

Révolution arabe de Nasser, ayant choisi l‟inféodation à un communisme sans marxiens critiques, et, plus tard, la Révolution islamique en Iran, trop dominée par des clercs plus proches de la religion populiste que d‟une spiritualité intellectuellement exigeante, aggravent les blocages de la pensée et de la société.

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(1) CHARFI A., Al islam Wa al Hadatha, op. Cit., pp. 55-56 (TDA).

(2) NOTE : M. Arkoun développe , dans toute son œuvre, l‟idée que Nahdha et thawra sont deux concepts qui renvoient à une idéologie de combat. Il montre que l‟intention première dans ces deux mouvements est de combattre l‟invasion occidentale, du temps de Abduh, et la colonisation du temps de Nasser.

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