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LA PLATEFORME THEORIQUE DE LA MODERNISATION DE LA PENSEE

CHAPITRE 2 : La question de la modernité

3. La question de la normativité

3.2 Légitimité de la modernisation

Dans cette optique, la pensée de Mohamed Arkoun, qui s‟est articulée autour de ce qu‟il avait appelé « l‟islamologie appliquée », s‟est basée surtout sur une approche philosophique privilégiant la réflexion sur la coupure épistémologique avec le passé islamique. Quant à Nasr Hamid Abou Zeid, son analyse, basée essentiellement sur une approche linguistique et sémiologique, a privilégié la critique du discours islamique pour en dégager les défaillances et les perversions.

Abou Zeid est adepte d‟une lecture linguistique moderne du discours religieux et des Textes fondateurs. Arkoun se propose de « libérer » la pensée de ses archaïsmes, de son dogmatisme et de ses fixations. Adepte d‟une lecture historique et philosophique dont la coupure épistémologique structure la démarche cognitive, il veut ouvrir la pensée à la fois sur le monde moderne et sur l‟impensé islamique. Charfi, quant à lui, a appelé dès le début de son « aventure » de recherche à se démarquer de la thèse qui consiste à « islamiser la modernité » et de celle qui essaie de concilier l‟islam hérité et la modernité. Ces deux tendances ont donné lieu à des adaptations abusives qu‟on retrouve dans les courants modernistes et islamistes. Charfi pousse, au contraire,

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l‟entreprise de « modernisation » de la pensée islamique vers la modernisation de la religiosité. Ce concept, qui implique un processus de transformation, de déplacement vers un ailleurs cognitif et herméneutique est-t-il une « revivification » de la pensée, ou bien une approche « réformiste », un ultime

« islâh » qui viendrait s‟ajouter à une liste déjà consistante ? Moderniser la

pensée n‟implique-t-il pas une ingérence dans la foi et le mode de religiosité ? Cet acte de modernisation est-il à lire comme une rupture, une recomposition, une refondation de la pensée ? Quels enjeux se posent à cette opération aux niveaux de la Référence, de la hiérarchie des valeurs et du cadre politique ?

Une question est incontournable dans ce contexte : quelle légitimité peut avoir une telle entreprise ? Est-il du droit d‟un chercheur, d‟un historien, d‟entreprendre une « modernisation de la pensée islamique » alors que jusqu‟ici le renouvellement de la pensée était réservé presqu‟exclusivement aux seuls

oulémas et fouqahâ de l‟islam ? A cette question capitale Charfi apporte des

éléments de réponse qu‟il est utile de relever. Lui-même procède par des questionnements : « Le musulman a- t- il le droit de passer outre les dogmes et les interprétations produits par les générations précédentes dans un contexte historique et culturel qui n‟a plus grand rapport avec le contexte actuel ? Ou, au contraire, doit-il traverser les couches successives des interprétations historiques afin d‟appréhender la signification originelle du message prophétique, avant qu‟il ne soit perverti par les considérations conjoncturelles et les péripéties de l‟histoire faites de conflits et d‟intérêts purement humains mais qui se parent de la couverture religieuse pour mieux asseoir leur prétention à l‟hégémonie ? »(1)

Si la pensée islamique est inadaptée aux « temps modernes », ne faudrait-il pas poser la question, selon Charfi, de la nécessité et de la légitimité de la

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(1) CHARFI Abdelmajid, La pensée islamique, rupture et fidélité, Paris, Albin Michel, 2008, p. 58.

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moderniser ? Ainsi posée, cette question va s‟élaborer au niveau de trois considérations.

La première considération est d‟ordre épistémologique. Elle serait liée au statut du chercheur musulman moderne qui cherche à relire le passé, à réévaluer le legs historique islamique à l‟aune des avancées de la connaissance moderne. D‟abord, Charfi revendique le droit d‟exercer une lecture critique de la pensée islamique tout en demeurant à l‟intérieur de l‟intelligibilité islamique et en faisant émerger une pensée nouvelle de l‟islam. Sans récuser le legs historique de façon dogmatique, il se propose de lui appliquer une « raison critique », de fond en comble, pour y déceler les points de condensation dogmatique, les points de rupture avec le Message prophétique, les déviations et les travestissements de ce message. D‟autre part, il appelle à la réhabilitation des idées formulées par les Anciens qui n‟ont pas été considérées comme conformes à la pensée et aux positions admises et qui, de ce fait, ont été marginalisées dans l‟histoire de la pensée islamique.

En second lieu, Charfi avance des considérations d‟ordre éthique. Il s‟agit de réaffirmer qu‟en islam il n‟y a point d‟intermédiaire entre Dieu et les hommes, qu‟il n‟y a point d‟Eglise. L‟éthique, science du comportement juste en société, fonde la liberté de l‟individu. Pour Charfi, les règlements apportés par les fuqaha et les oulémas ne sont pas universels alors que le message prophétique l‟était. Il s‟agit donc pour lui d‟affirmer, non la primauté de la communauté, la umma, mais celle de l‟individu libre et responsable qui se prend en charge et trouve des solutions aux problèmes que lui pose la société moderne. Ainsi, il conclut : « Il suffit de se rappeler que l‟islam n‟a pas instauré d‟intermédiaires, contrairement à d‟autres religions. Cela suffit à justifier la légitimité de reconsidérer ce legs parce que les intermédiaires sont ceux qui

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ont, en fin de compte, donné à la pensée islamique une certaine orientation qui sert leurs intérêts en tant que classe privilégiée. Cette classe a en tout cas fait son ijtihâd selon les exigences de ses conditions historiques mais elle n‟est pas habilitée à répondre aux questions inhérentes à nos conditions d‟aujourd‟hui. »(1)

La pensée islamique devrait se référer d‟abord à des valeurs qui concernent l‟individu et qui ne fonctionnent plus dans la nécessité de sauver la communauté. Il s‟agit d‟œuvrer donc pour l‟individu et ses exigences pour une religion et une foi modernes plus que pour le bien d‟une communauté homogène où ne compte que la continuité de la religion quitte à la mythifier et à l‟idéaliser. Pour Charfi, l‟autonomie de l‟individu devrait déboucher sur un

ijtihâd de type nouveau consacrant la liberté et la responsabilité du musulman.

Bref, il s‟agit bel et bien de démocratiser l‟ijtihâd dans des sociétés sécularisées formées de citoyens instruits pouvant lire le Coran sans nécessairement passer par des intermédiaires coincés dans des dogmes et des méthodes surannées.

La troisième considération est d‟ordre institutionnel. Charfi soutient enfin l‟idée que le renouveau de la pensée va de pair avec la remise en question de l‟institution religieuse : « La modernisation de l‟institution religieuse elle-même implique qu‟elle cherche une nouvelle raison d‟être et qu‟elle modernise ses méthodes et instruments dans l‟encadrement des croyants autre que pour les contraindre ou les forcer, encore moins leur faire peur et les exclure par l‟anathème. » (2) Ceci étant dit, Charfi ne se propose nullement d‟entreprendre de moderniser les institutions religieuses ; il ne se met pas à la place du théologien et ne prétend pas faire œuvre théologique dans ce domaine.

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(1)CHARFI Abdelmajid, Tahdîth al-fikr al-islâmi, Casablanca, Le Fenec, 1998, p. 23 (2) Ibid., p.65

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Pour lui, la connaissance islamique a abouti, de part les conditions historiques dans lesquelles elle s‟était constituée, à instaurer la certitude que ce qui existe est ce qui a existé, et que ce qui a existé dans le passé devrait exister dans le futur : « Il est difficile de sortir de cette doctrine solide et fermée, car elle est contraignante. C‟est pourtant la prise de conscience de ses composantes qui légitime sa remise en question. Car on sait aujourd‟hui que c‟est une doctrine historique, humaine, c'est-à-dire qu‟on peut se débarrasser de l‟aliénation qui a empêché les anciens de voir le rôle des humains dans la production de ce genre spécifique de savoir qui les a empêchés aussi d‟y voir l‟influence des conditions historiques .» (1)

En conclusion, les paramètres qui s‟ajoutent dans la formation de la plateforme de modernisation concernent, ici, la redéfinition du concept de modernisation sur des bases universelles. En effet, les néo-modernistes dépassent la modernité classique qu‟ils jugent sévèrement pour ses dérapages violents et l‟échec de son recours à la raison. Ils optent, en revanche, pour une modernité ouverte sur l‟universalité des droits humains. Dans le cadre islamique, ils recherchent les principes et les valeurs « conformes » à la modernité pour construire des rapports harmonieux qui permettraient aux musulmans de vivre leur temps sans problème.

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