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CHAPITRE IV. Pour une recomposition historique

1. L’historien moderne à l’œuvre

La pensée islamique fut longtemps, pendant des siècles, prisonnière du carcan scolastique, de préceptes dogmatiques figés par l‟exégèse classique et par le fiqh, confinée dans un cadre traditionnel rigide et immuable qui glorifie le passé islamique, celui des Pieux Anciens, désormais érigé en modèle à suivre. Des siècles durant, l‟orthodoxie a maintenu la pensée en hibernation. Aujourd‟hui, à la suite de l‟effort de modernisation, initié au XIX° siècle, les néo-modernistes s‟efforcent de jeter de nouvelles bases pour comprendre et reconstruire l‟histoire de l‟islam. Dans cette perspective, M. Arkoun, A. Charfi et H. Abou Zeid développent, chacun selon ses lectures et son domaine d‟investigation, les arguments qui militent pour une relecture de cette histoire.

Dans sa critique du rôle joué par le fiqh dans l‟écriture de l‟histoire, ---

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Abdelmajid Charfi donne sa conception du rôle de l‟historien moderne et nous éclaire sur sa méthodologie : « l‟historien ne prétend plus posséder la vérité absolue ! C‟est que les événements et les faits n‟ont pas une exigence objective unique, mais ils acquièrent leurs significations grâce au regard que nous leur portons, chacun de nous selon son point de vue, ses facultés et le contexte où il se trouve. L‟historien produit le passé autant qu‟il l‟expose. » (1) Le « regard » et le « point de vue » instaurent, dans la démarche de l‟historien, le passage nécessaire par la médiation d‟une subjectivation des faits historiques. L‟historien serait donc appelé à dire une vérité, non « la vérité absolue », mais celle qu‟il juge conforme à l‟histoire telle qu‟elle s‟est produite et non pas telle qu‟elle a été racontée et ensuite sacralisée. Dans cette démarche, l‟historien est un producteur de sens ; c‟est dans ce sens qu‟il faudrait lire l‟expression « l‟historien produit le passé ». Il ne s‟agit pas de produire une autre histoire, de fabriquer, à nouveau, un autre récit faux du passé. Mais de restaurer le sens perdu. Et en le restaurant, l‟historien « produit » un passé ; il l‟expose, mais, en même temps, il le laisse ouvert. Car semble nous dire Charfi, il y aurait autant d‟histoires que d‟historiens. (2)

Abou Zeid , quant à lui, appelle à faire le tri dans le patrimoine pour ne garder que les éléments valides, vérifiables et vrais : « Il ne s‟agit pas de partir à la recherche de la vérité absolue mais tout simplement de voir ce qui est vrai

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(1) CHARFI A., L‟islam entre le message et l‟histoire, op. cit., p.156.

(2) Il ya lieu de rappeler ici la conception de Abdallah Laroui, dont les travaux sont cités notamment par Arkoun et Charfi, de l‟objectivité dans l‟histoire : « L‟histoire est le champ de

la liberté, cette citation a deux sens, l‟un didactique (ta‟limi) l‟autre cognitif (Ma‟rifi). Didactique parce que l‟histoire est l‟école de la liberté(…) Le sens cognitif est que la liberté n‟existe pas dans l‟histoire elle-même mais dans l‟esprit du vrai historien, celui qui est conscient de l‟opération qu‟il entreprend, il est libre parce qu‟il est objectif et objectif parce qu‟il est libre. » in (LAROUI Abdallah, Mafhoum at-târîkh, tome 1, Beyrout-Casablanca, Al Markiz al-thaqâfi al-arabi, 1997, p.47)

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dans notre culture ». (1)

A la posture sélective de H. Abou Zeid correspond l‟attitude critique d‟Arkoun qui pose le problème de la « validation » du fait historique dans une perspective méthodologique, non pas dans une perspective d‟inventaire des faits historiques, mais dans une démarche « critique – au sens des conditions de validité- de toutes les connaissances produites par la raison dans ce cadre à la fois métaphysique, institutionnel, politique . » (2)

Cette investigation critique invoquée par Arkoun vise essentiellement à démanteler le dispositif cognitif fixé par la tradition orthodoxe en vue d‟instaurer un autre mode d‟appréhension de l‟histoire susceptible d'être pris en charge par les historiens et le système éducatif : « L‟idée principale ici est que l‟historien moderne doit abattre les cloisons entre les disciplines, restituer les modes de pensée et de catégorisation répandus dans les passés étudiés tout en fournissant les conceptualisations nécessaires pour les déplacer vers notre espace d‟intelligibilité et ainsi dépasser leur outillage mental obsolète ou artificiellement prorogé dans les discours religieux, la mythoidéologie nationaliste et les simplifications de la transmission scolaire. » (3)

Pour M. Arkoun, l‟historien prend aussi une posture de sociologue car il considère que toute étude de l‟histoire d‟une religion ne peut être séparée de la société dans laquelle elle s‟est développée. Le fait religieux n‟est pas saisi dans

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(1) ABOU ZEID N., Critique du discours religieux, op. cit., p.23. (2) ARKOUN M., Pour une critique de la raison, op. cit., p.9 (3) ARKOUN M., Humanisme et Islam, op. cit., p.87.

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sa dimension transcendantale, mais dans sa relation vivante à une société : « la religion est dans la société et l‟histoire, non au-dessus d‟elles ; elle contribue à orienter le destin de la société. Mais elle subit aussi les effets de l‟évolution historique de la société globale. Celle-ci s‟organise dans l‟histoire et constitue l‟espace social-historique où s‟inscrivent toutes les activités des hommes, tous leurs efforts pour insérer leur liberté dans l‟immense réseau de contraintes biologiques, cosmologiques, physico-chimiques, sociologiques, sémiotiques. »(1)

C‟est dans ce cadre théorique qu‟Arkoun essaie de désenclaver la pensée islamique du cadre orthodoxe dans lequel elle a été maintenue. Pour lui, il s‟agit de trouver une autre normativité. Il cherche à constituer une pensée immanente à la société, qui se situe dans le sujet agissant. Ainsi il pourra contrecarrer ce qu‟il appelle « le transcendantalisme » de la pensée islamique.

Ramener la problématique au sein de la société, c‟est contester le rôle prédominant, transcendant du discours religieux. L‟approche sociologique impose ainsi une nouvelle conception : le fait religieux n‟est plus pris dans sa dimension transcendantale, mais comme un élément, certes important, parmi d‟autres qui déterminent l‟organisation sociale et son devenir historique. Le fait religieux est ainsi relativisé. Il est détourné de l‟absolu dans lequel il tend à s‟imposer à la société en l‟orientant, la structurant et la cloisonnant. L‟historien et le sociologue sont donc les deux figures qui ont pour tache d‟élaborer une stratégie et un appareil conceptuel adapté au sujet et au terrain étudiés. Ce n‟est plus seulement la théologie dogmatique qui prend en charge la question de « la tradition vivante ».

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D‟autre part, malgré l‟influence du religieux sur les hommes, l‟évolution de la société reste largement tributaire de son évolution dans l‟histoire. Arkoun semble minimiser par là le déterminisme religieux au profit d‟autres influences relatives à la nature, au cosmos, à la langue et aux relations sociales, chose qui ouvre devant les chercheurs un large champ d‟investigation. Dans l‟introduction de son livre Pour une critique de la raison islamique, Arkoun parle d‟une histoire de la pensée islamique ouverte et appliquée : « ouverte tout autant aux méthodes et aux interrogations des sciences de l‟homme et de la société telles qu‟elles se pratiquent depuis une trentaine d‟années ; appliquée dans le même mouvement de la recherche aux besoins, aux attentes, aux retards de la pensée islamique telle qu‟elle s‟exerce depuis sa confrontation avec la modernité matérielle et intellectuelle .» (1)

Ainsi se profile le mode de validation de l‟histoire qui reposerait sur une analyse critique ouverte aux différents apports des « sciences de l‟homme et de la société » qui apporteraient chacune un éclairage sur l‟histoire susceptible, non de fixer le sens, mais au contraire de l‟ouvrir sur ses propres possibilités, sur son historicité. Pour M. Arkoun, l‟entreprise historique qui se penche sur l‟islam ne peut se concevoir en dehors de la pensée. La figure de l‟historien penseur est centrale. Elle répond à celle de l‟historiographe théologien qui fonctionne par l‟intermédiaire des dogmes. Non dogmatique, ouverte à toutes les disciplines de la recherche, la démarche de l‟historien est d‟abord « interrogative ». Elle a pour objet d‟interroger le legs, de procéder à une activité critique qui a pour objectif d‟évaluer les faits rapportés, non seulement du point de vue de la tradition, mais aussi du point de vue des autres disciplines scientifiques modernes.

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Le dispositif critique des Néo-modernistes organisé autour des sciences de l‟homme et de la société donne l‟occasion de se démarquer des techniques, des méthodes et des outils qui ont sclérosé la pensée. On se trouve ainsi devant la perspective d‟une histoire redéfinie sur la base de l‟affranchissement. S‟affranchir de l‟appareil conceptuel traditionnel, se démarquer des champs classiques de l‟appréhension du religieux par l‟intermédiaire du fiqh, de l‟exégèse, du hadîth, de la Sîra, etc. , voilà la première démarche à faire. Relever les points de rupture qui libèrent ce que M. Arkoun appelle « le fait coranique » des faits historiques qui lui sont postérieurs pour distinguer ce qui relève du sacré et ce qui relève du profane.

Arkoun repose aussi le problème des relations entre les sciences religieuses et les sciences rationnelles. Il rappelle que l‟approche rationnelle a cessé d‟exister dans la pensée islamique depuis Ibn Rushd et la bataille entre fondamentalistes et philosophes (les falâssifa). C‟est dans une perspective de mise à jour de cette confrontation (perdue par les falâssifa au X° siècle) que M. Arkoun inscrit la démarche de l‟historien.

De nouvelles perspectives s‟ouvrent ainsi devant l‟historien qui aura, en définitive, à s‟affranchir du legs historique et à élaborer une nouvelle histoire de l‟islam. Entreprise ambitieuse et hautement compliquée. Il est vrai que les néo-modernistes demeurent conscients de l‟ampleur du défi et se proposent de formuler un vaste programme de recomposition historique seul capable, selon eux, de rétablir la « vérité historique » de l‟islam et de l‟insérer dans la modernité. Mais l‟entreprise n‟est pas sans risque. Elle a aussi ses limites, propres au type de démarche qui n‟emprunte pas les voies de l‟idéologie ni celles du travail politique. Pour M. Arkoun, « L‟entreprise est malaisée car le discours critique est forcément anticipateur, donc non fonctionnel, tant que prédominent les cadres socioculturels archaïques de la connaissance. La pensée idéologique jouit ici d‟un avantage considérable sur la pensée critique ; mais il y

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a là une raison supplémentaire de montrer que si l‟idéologie de combat remplit une fonction psychosociale indispensable, elle ignore -quand elle ne défigure pas- la fonction cognitive. »(1)

Voix marginale, la voix de l‟historien ne peut avoir une prise directe sur les individus, elle est une voix qui vaut pour les intellectuels qui ont accès à la « fonction cognitive ». Par opposition, le discours idéologique de combat, celui adopté notamment par les islamistes et les adeptes du discours identitaire, reste opératoire auprès des masses incultes.

Comment un historien moderne s‟attaque-t-il à la tradition, comment opère-t- il son œuvre critique ? Chacun y va avec ses mots, avec ses concepts, selon le champ d‟investigation qu‟il s‟est choisi. Mais tous convergent vers les mêmes disciplines modernes qui structurent leur champ théorique.

Pour Abdelmajid Charfi, si l‟historien « est conscient des limites de son savoir. Il lui faut non seulement se méfier des informations qui lui parviennent, mais exercer toute sa vigilance à l‟égard des nombreux facteurs qui par nature orientent les différentes interprétations possibles des faits qu‟il analyse, que ces facteurs soient d‟ordre matériel ou intellectuel. Sans tomber dans un relativisme stérile, la saine méthode lui dicte de rechercher de toutes ses forces la cohérence interne entre les éléments qui sont à sa disposition. Il ne projette pas sur eux ses propres préoccupations ou celles de ses contemporains, et il n‟attribue pas à telle circonstance historique donnée ce qui s‟applique à une circonstance différente. »(2) Il rejoint Arkoun, presque dans les mêmes termes, dans sa définition de la démarche historique qu‟il adopte : « Il incombe donc à

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(1) ARKOUN M., La pensée arabe, op. cit., p.118.

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l‟historien de fuir l‟approximation, le relativisme, et l‟anachronisme, mais aussi de faire preuve d‟esprit critique dans sa validation des faits. »(1)

Face à la relecture du turâth, M. Arkoun suggère une attitude interrogative qui consiste à revisiter le legs historique dans une démarche scientifique, par le biais de l‟exploitation des méthodes historiques, qui rendent possible le retour à la réalité du turâth. L‟attitude critique interrogative n‟est cependant pas partagée par tous les intellectuels musulmans. Car, nombreux sont ceux qui revendiquent le retour au turâth par le biais du discours idéologique, non cognitif, anhistorique. (2)

H. Abou Zeid rejoint A. Charfi et M. rkoun dans l‟approche scientifique moderne du legs historique : « Le défi qu‟il nous faut relever de nos jours, c‟est l‟élaboration d‟une conscience scientifique du patrimoine dont nous devons analyser les fondements et l‟évolution. »(3) C‟est cette conscience scientifique en œuvre dans une relecture du turâth qui pourrait déjouer l‟idéologisation du patrimoine et faire barrage aux lectures idéologiques, professées notamment par les intégristes. C‟est ainsi qu‟il déclare : « Le renouveau, si pertinent soit il, ne peut, aussi longtemps qu‟il ne sera pas fondé sur une approche scientifique, que consacrer les éléments les plus rétrogrades de notre héritage culturel et apporter de l‟eau au moulin des forces les plus réactionnaires dans nos sociétés. »(4) Opter pour la méthode historique contre la méthode anhistorique, voilà l‟enjeu.

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( 1) ARKOUN Mohammed, « al-turath wa-l-mawqif al-naqdi al-tassauli », entretien réalisé par Adonis, A. Tarbiyah et H. Salih, in, Mawaqif, n° 40 pp.40-41.

(2) Ibid.

(3) ABOU ZEID, Critique du discours religieux, op. cit., p.22. (4) Ibid. p.21.

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Il s‟agit de restaurer la dimension historique dans la pensée islamique qui a souffert de l‟amalgame entre pensée, histoire et religion instauré par l‟orthodoxie : « L‟amalgame entre texte (entité appartenant au passé) et compréhension du texte (activité actuelle) ne peut se constituer qu‟en sacrifiant la dimension historique. »(1) C‟est ce qui a permis les manipulations, les positions sélectives et opportunistes des salafistes vis-à-vis du patrimoine, dénoncées par H. Abou Zeid.

Selon M. Arkoun, l‟approche de l‟historien moderne s‟articule autour de la triade méthodologique que nous avions évoquée dans le chapitre précédent : « transgresser, déplacer et dépasser ». C‟est à partir de cette triade qu‟il effectue sa lecture critique des textes de la tradition religieuse. Transgresser ne veut pas dire rejeter. C‟est pourquoi, sa démarche prend en compte tout le legs historique sans exclusive, non pour le confirmer dans sa clôture, mais pour y déceler les incohérences, les fissures, les travestissements. Pour dévoiler et comprendre ce qui a été étouffé, marginalisé et masqué. Cette opération est nécessairement désacralisante d‟un discours religieux sacralisé par la tradition. Il faut ensuite déplacer les structures de cette tradition figée vers d‟autres territoires d‟approche et d‟analyse que la théologie. C‟est pourquoi l‟historien moderne doit invoquer les sciences sociales pour développer ce que H. Abou Zeid appelle « la conscience scientifique du patrimoine ». Le dépassement aboutit à la production d‟une nouvelle narration historique, opérée après un long et complexe processus critique qui aura délimité les frontières entre le vrai et le faux, l‟exact et l‟inexact, l‟authentique et l‟inauthentique, le sacré et le profane, pour, en définitive, faire coïncider la narration historique avec le message originel ouvert.

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Le rôle de l‟historien moderne serait donc de soumettre constamment la religion à « la raison interrogative » et de dépasser la « conscience archaïque » qui a présidé à la formation de la pensée islamique classique.

Enfin, pour M. Arkoun – ce qui reste valable aussi pour A. Charfi et H. Abou Zaid « Le nouvel historien se propose d‟ouvrir un immense champ de recherche sur la sémiotique des textes tuteurs (Bible, Evangile, Coran) et d‟innombrables textes seconds produits par des auteurs dont l‟autorité doit être définie non plus d‟après le critère d‟une conformité stricte à l‟orthodoxie, mais par une enquête ardue sur la situation de chaque sujet. Cette enquête doit commencer par une sémiotique des textes. » (1)

Ces nouveaux penseurs sont innovateurs dans la mesure où ils placent leurs recherches dans une démarche novatrice de mise en perspective dans le cadre du monothéisme, prenant en compte, non seulement le fait historique lié à l‟islam dans ses dimensions sociales, psychologiques, anthropologiques et politiques, mais aussi dans une démarche comparative qui invoque le recours aux traditions juive et chrétienne.

Ils sont aussi novateurs dans la mesure où ils recentrent leur démarche sur l‟analyse moderne des Textes fondateurs de l‟islam. Par le recours à la sémiotique, ils confirment l‟ouverture des textes sur leurs possibilités de sens. Par les sciences sociales, ils se proposent de refonder la pensée islamique en disqualifiant le discours religieux construit après la révélation qui est entaché de manipulations, de réductions du sens, d‟oubli et de mésinterprétations.

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