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Un dernier blues pour Octobre, Pierre Turgeon

Du discours historique aux discours romanesques

Chapitre 3 : La révolte des Patriotes (1837-1838)

2.2 Un dernier blues pour Octobre, Pierre Turgeon

Le traitement des événements est différent dans Un dernier blues pour Octobre. Les premières divergences s’installent sur le plan de l’onomastique. Turgeon a, en effet, modifié tous les noms des protagonistes, qu’il s’agisse de ceux des otages ou de ceux des membres du FLQ. Ainsi, les membres de la cellule Chénier, Paul Rose, Jacques Rose, Bernard Lortie et Francis Simard sont évoqués par les figures de Paul et Michel Doré, Roger et Raymond.

Les membres de la cellule Libération sont également désignés par d’autres noms : Jacques Lanctôt devient Jacques Lemieux, sa sœur Louise devient Sophie Lemieux et l’époux de cette dernière est désigné par le prénom Claude. Les autres membres de la cellule Libération dans le roman sont Turcotte, Yvon et Steve, identités narratives sous lesquelles on peut deviner les personnes de Marc Charbonneau, Yves Langlois et Nigel Berry Hammer. Les noms des otages sont eux aussi modifiés : le diplomate James Cross est évoqué par l’expression « le consul » tandis que le personnage de Christian Grenier rappelle le ministre Laporte. Enfin, le nom d’un des négociateurs est également modifié : Me Lemieux pour le FLQ devient Me Dupré tandis que Me Demers est désigné sous sa propre identité.

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182 Des distorsions apparaissent également dans la chronologie des événements. La Loi des mesures de guerre a été promulguée le 14 octobre, soit trois jours avant le décès de Pierre Laporte. Or, dans le roman, cette loi est mise en application après le décès de l’otage retenu par la cellule Chénier, à savoir le 18 octobre, ce qui modifie le cours des événements, notamment en ce qui concerne les arrestations possibles et donc les informations recueillies ou non. Ainsi, dans Un dernier blues pour Octobre, le policier se rend à l’hôtel Reine-Élizabeth où s’est replié le gouvernement et présente le compte-rendu de l’autopsie au ministre. Il apprend alors la mise en œuvre de la Loi sur les mesures de guerre :

« Le téléphone sonna. Le ministre devait prendre cet appel, car il répondit immédiatement en demandant :

- Alors, ça y est ?

Il raccrocha et, l’air soudain fébrile, repoussa son fauteuil.

Le gouvernement fédéral vient de proclamer la Loi sur les mesures de guerre. Je ne vous retiens pas. Vous avez vu les listes : je crois que vous avez du pain sur la planche. »519

D’autres éléments, en revanche, sont tout à fait fidèles à la réalité : le ministre du Travail était bien dehors, devant sa maison, lorsqu’il a été enlevé ; il devait également aller dîner à l’extérieur. De même, Paul Rose et Jacques Lanctôt se sont bien rencontrés lors de la violente manifestation de la Saint-Jean en 1968, épisode évoqué à différentes reprises dans le roman.

« Bien sûr qu’il se rappelait. Deux ans plus tôt. La manif de la Saint-Jean. Pour eux, tout avait commencé là, quand ils s’étaient retrouvés, tous deux matraqués, dans le même panier à salade. Souvent Paul se demandait ce qu’ils seraient devenus s’ils avaient pu s’enfuir, ce soir-là, comme tant d’autres manifestants, au lieu de subir une nuit de bastonnade au poste quatre. »520

Jacques Lanctôt a été recherché pour un projet d’enlèvement du consul d’Israël, élément également évoqué dans le roman. La scission du FLQ en deux cellules distinctes ne poursuivant pas les mêmes objectifs est également relatée :

519 Turgeon, Pierre, op.cit, p. 303.

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183 « Paul se sentit étreint par la tristesse. Comment son ami pouvait-il se tromper à ce point et ne pas voir qu’il allait mettre en marche une machine qui échapperait complètement à sa volonté ?

- Non, dit-il. Je ne m’embarque pas avec vous. Parce que je ne peux rien faire sans y croire vraiment. Mais je respecte ce que veut la majorité. Vous aurez toutes nos armes, tout notre argent. (…) Je vais continuer à financer le mouvement. Je ne sais pas encore comment mais je trouverai bien. »521

Au-delà d’une onomastique différente et d’un certain bouleversement de la chronologie, les jalons de l’Histoire sont mentionnés afin de contribuer à la construction des personnages et de leurs oppositions. Le choix de noms différents est donc bien symbolique d’une volonté de réécriture de l’Histoire qui transparaît dans la narration elle-même.

Nicolas Piqué, dans L’Histoire, rappelle que :

« L’histoire possède ses propres règles de justification. […] Le recours aux documents, qu’ils soient scripturaires ou non, leur présentation à la communauté historienne sont autant de signes de scientificité, […] spécifiques à l’histoire. Cette dernière se distingue par conséquent de la littérature dont le rapport au réel est tout autre.»522

Cette partie nous a permis d’analyser les rapports entre le discours historique et les discours romanesques au sein des œuvres du corpus. Loin d’interpréter à l’identique le passé, chacun des auteurs retranscrit son dialogue personnel avec le passé du Québec. Au-delà des divergences et des convergences ainsi soulignées, il est nécessaire de s’interroger sur les modalités de l’écriture de l’Histoire : comment les auteurs ont-ils créé cet autre rapport au réel ? Tel sera l’objet de la troisième partie de ce travail qui a pour objet plus spécifique l’étude des œuvres de notre corpus au travers des questions qui, si elles restent classiques dans l’analyse des œuvres romanesques, n’en restent pas moins intéressantes et significatives.

521 Ibid, p.220.

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Troisième partie