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Réflexions sur l’historicité des personnages

ROMAN HISTORIQUE

3.3 Roman historique et personnages : une historicité imposée ?

3.3.2 Réflexions sur l’historicité des personnages

Puisque le roman historique met en scène un passé, vécu par des personnes qui sont parfois restées dans l’Histoire, faut-il les intégrer à l’histoire ? Le cas échéant, comment le faire ? Ceci constitue un des principaux problèmes du genre auxquels ont été confrontés les romanciers. Les personnages du roman historique doivent-ils être eux-mêmes historiques ? Dans le cas où certains le sont, comment faire coexister personnages historiques et personnages fictifs ? Dans une certaine mesure, ne peut-on considérer qu’ils sont tous des êtres de papier ? Les réponses apportées par les écrivains sont elles-mêmes très diverses.

Deux conceptions, antithétiques, étaient déjà en vigueur au XIXème siècle qui voyait s’opposer les idées de Walter Scott et d’Alfred de Vigny298. Pour Scott, les personnages historiques ne doivent pas envahir la fiction et restent à l’arrière-plan de la narration. Toute la place est laissée au héros romanesque, qui se doit d’être « moyen » comme nous l’avons vu précédemment. Pour Vigny, au contraire, il est indispensable de faire des figures historiques les figures dominantes de l’œuvre. Il s’oppose clairement à la méthode scottienne dans la préface de Cinq-Mars dans laquelle le terme « les étrangers » désigne notamment Walter Scott :

« Je crus aussi ne pas devoir imiter les étrangers qui, dans leurs tableaux, montrent à peine à l’horizon les hommes dominants de leur histoire ; je plaçai les nôtres sur le devant de la scène, je les fis principaux acteurs de cette tragédie ». 299

Le danger de ce procédé est peut-être le cliché car, à vouloir représenter une personne historique dans toute son authenticité, le risque est de rester à la surface du personnage, de n’en donner que les éléments présents dans le discours historique, voire de se cantonner aux clichés déjà connus du lecteur. Or, un personnage historique inclus dans un roman historique doit acquérir une part de romanesque. L’enjeu des écrivains est souvent de ne pas faire sentir au lecteur la différence d’origine entre les personnages totalement fictifs et les personnages historiques. Cette idée est notamment défendue par Louis Caron dans l’avant-propos du Canard de bois :

298 On retrouve ces conceptions chez Pierre-Jean Rémy, auteur de Chine, paru en 1990, pour qui la présence de personnages « réels ou historiques » est très importante alors que Zoé Oldenbourg pense, à l’opposé, qu’un « personnage historique, connu ou peu connu, est un mauvais héros de roman ». Oldenbourg, Zoé, op.cit, p.144.

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108 « J’ajoute que, dans cet espace et dans ce temps, évoluent certains personnages historiques. D’autres sont nés dans le cœur du romancier. Puissent les lecteurs ne pas sentir de différence entre eux.»300

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Face à cette fluctuation des romanciers, les critiques ont tenté de structurer le personnel des romans historiques. Ainsi, Jean Molino énumère les catégories de personnages. Pour lui, on peut trouver les grands hommes, le héros moyen et la foule mais aussi les marginaux. Le héros moyen sera un « personnage jeune, sympathique et falot, dont les médiocres aventures individuelles permettent seulement de passer, à point nommé, à l’endroit où il se produit quelque chose d’important »301. Quant au marginal, il « n’a pas de fonction définie et plusieurs rôles peuvent lui être attribués. Il peut être en premier lieu, un simple élément du décor, antithèse pittoresque des autres personnages »302. Il peut être aussi, et c’est notamment le cas chez Walter Scott, « le témoin irréductible d’une conception de la vie dépassée qui ne veut pas reconnaître que le bon vieux temps est fini »303. Enfin, « plus fréquente est la fonction de contraste social et moral que remplit le marginal : il est l’outlaw, le révolté qui, écarté de la société par l’injustice des lois, se pose en face d’elle comme l’individu écrasé par la collectivité ou le redresseur de torts qui cherche, par une justice personnelle, à corriger les défauts de l’ordre social. »304 Ainsi le héros moyen prôné notamment par Walter Scott est loin d’être l’unique figure possible du roman historique. Selon Molino, « la plupart du temps, le héros sera un composé, selon des proportions chaque fois différentes, de ces trois types. » Nous le verrons dans la troisième partie, lors de l’analyse plus précise des textes du corpus.

Après cette première analyse des personnages en 1975, André Peyronie en 2008, en propose une autre, basée sur l’écart entre les personnages et l’histoire, qu’il nomme « échelle d’historicité ». Elle est établie à partir de son analyse du Nom de la rose305 et en fonction de deux caractères : « les personnages ont-ils une identité historique avérée, sont-ils actants (présents « en chair et en os » à l’abbaye ? »306 Bien que cette recherche soit le fruit d’une lecture du Nom de la Rose, elle nous semble, à ce jour, la plus complète et la plus précise

300 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p.10.

301 Molino, Jean, op.cit, p. 225.

302 Ibid, p.227.

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Idem.

304 Idem.

305 Eco, Umberto, Le Nom de la Rose, trad. Jean-Noël Schifano, Paris, Le Livre de Poche, 2002.

306 Peyronie, André, op.cit, p.284. Pour une analyse plus détaillée, se reporter à l’intégralité de son article « Note

109 concernant l’analyse des personnages et de leur composante historique. Le critique distingue six groupes de personnages :

- Les historiques-mentionnés : les personnages historiques auxquels il est fait référence, mais qui ne peuvent pas être directement impliqués dans l’affaire de l’abbaye parce qu’ils ont vécu en un lieu lointain, ou à une autre époque.

- Les historiques-distanciés : les personnages historiques contemporains et qui entretiennent, ou ont entretenu, des liens directs avec les moines présents sur les lieux.

- Les historiques-actants : les contemporains apparaissant sous leur nom à l’abbaye, acteurs de l’histoire romanesque.

- Les fictifs-actants : les personnages romanesques, des personnages à la fois inventés et présents dans l’action.

- Les fictifs-rattachés : les personnages inventés qui n’apparaissent pas « physiquement » dans l’histoire.

- Les fictifs-mentionnés : les personnages inventés, mais sans lien aucun avec les actants.

Pour André Peyronie, la multiplication des ces statuts dans un roman historique a pour but d’effacer « la frontière entre l’historique et le fictif. »307 En effet, les liens entre l’historique et le fictif sont brouillés par les multiples liens créés par les personnages appartenant pourtant à des catégories différentes.

Le rôle des personnages du roman historique, comme celui de tout roman, est de porter l’aventure. Il s’agit de ne pas être dans la représentation d’un personnage figé par le discours historique mais bien de le suivre dans ses évolutions au sein de ce monde recréé. Dès lors, qu’ils soient « historiques » ou non, le travail des romanciers consiste à retrouver en leur sein des « valeurs humaines atemporelles »308 qui permettront l’identification du lecteur aux héros.

Car si l’on ne sait pas exactement pourquoi les auteurs s’adonnent à cette représentation du passé, l’on sait que ces œuvres sont à destination des lecteurs d’aujourd’hui. C’est donc que les hommes d’aujourd’hui trouvent dans la destinée de leurs ancêtres des réponses, du moins

307 Ibid, p.286.

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110 des sens aux aventures vécues et racontées. Cela s’explique notamment par le fait que le roman historique tend à se détourner de « l’aventure individuelle au profit de l’aventure collective »309. Quelle aventure peut se prétendre plus collective que celle de l’Histoire ? Le troisième et dernier chapitre de cette première partie va nous conduire à envisager les enjeux idéologiques des écritures de l’Histoire.

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Chapitre 3 : Écritures du passé, Réécritures de l’Histoire

« Entre le mythe et l’histoire, entre l’utopie et la réalité, entre l’origine et le devenir, y a-t-il un lien nécessaire, absolu, ou au contraire purement contingent, - pire encore illusoire ? Comment, dans une société moderne, la fable et la légende peuvent-elles fonder l’histoire ? Comment l’archaïsme peut-il ouvrir la porte à la modernité ? »310

Quand on parle de roman historique, on évoque invariablement le passé. Mais nous avons vu précédemment que l’analyse des œuvres ne peut se contenter d’étudier l’association du réel et de la fiction. Le genre, et notamment dans son renouvellement au XXème siècle, signifie plus qu’une brillante mise en scène du passé, quand bien même l’auteur aurait réussi à « effacer au maximum la frontière entre le réel et l’imaginaire. »311 Le roman historique peut s’envisager, « en ce qu’il a sans doute de plus ambitieux », comme le souligne André Peyronie, « comme un dépassement prospectif de l’historiographie et comme une réécriture expérimentale de l’Histoire »312. Voilà l’angle qui nous semble tout à la fois le plus pertinent et le plus signifiant. Car pour quoi écrire l’histoire ? pour quoi réécrire l’Histoire ? Qu’apporte une écriture fictionnelle à un passé advenu ? En quoi le romancier pourrait-il porter un regard différent et donc faire dire à la fiction autre chose que ce que raconte l’historien ? En quoi la fiction conterait-elle différemment de l’Histoire la relation entre l’individu et les événements collectifs ?

Pour répondre à ces questions, nous cheminerons à travers trois questionnements : pourquoi réécrire l’Histoire puisque le passé est un advenu connu ? Que signifie écrire l’Histoire dans une société postmoderne et postcoloniale ? Quels sont les enjeux d’une telle (ré)écriture ?

310 Nepveu, Pierre, L’Ecologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, Montréal, Boréal, 1988, p. 99.

311 Peyronie, André, op.cit, p.289.

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