• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : Le roman historique 209 , une entité à circonscrire

2. Cheminement vers une définition du roman historique

2.2 Définitions du roman historique

Les définitions proposées par la critique sont multiples et toutes les tentatives de recherches sur le sujet se caractérisent pas la volonté des critiques de souligner la difficulté de la définition, difficulté que nous avons essayé de signaler plus haut. Martha Cichoka qui travaille sur le nouveau roman historique au sein de la littérature hispano-américaine l’exprime ainsi :

« Le roman historique porte la marque de sa double nature jusque dans son nom. Il tient à la fois du roman et de l’histoire, et on ne peut le définir qu’au point de rencontre des deux. Mais il n’est pas aisé de fournir une définition invariante de notions aussi variables que le roman et l’histoire, et bien des spécialistes travaillent sur cette question depuis bientôt deux siècles. »260

Ses propos font écho à ceux, écrits quelques années plus tôt par Jean Molino dans son article « Qu’est-ce que le roman historique ? » qui débute ainsi :

258 Raimond, Michel, op.cit, p. 57.

259 Rémy, Pierre-Jean, « L’histoire dans le roman », in NRF, Numéro spécial sur le roman historique, octobre 1972, n°238, p. 157.

260

91 « Qu’est-ce qu’un roman historique ? Un roman sans doute et de l’histoire. […] Dire que le roman historique c’est du roman plus de l’histoire, c’est supposer que nous savons ce qu’est l’histoire ; plus encore c’est supposer que roman et histoire sont des essences intemporelles qui se sont peu à peu incarnées dans leur vérité. »261

Si deux siècles de critique n’ont pu aboutir à une définition « invariante » de la notion de roman historique, il semble particulièrement présomptueux de prétendre pouvoir y parvenir. Pour autant, parce qu’il est nécessaire pour notre analyse des œuvres de mieux comprendre ce qu’est le roman historique, nous ne pouvons faire l’économie de ces discours critiques aussi questionnants soient-ils. Car, il est indéniable que loin de fournir des réponses, les textes scientifiques soulèvent les problèmes inhérents au roman historique. Cependant, c’est peut-être aussi dans les possibles que nous constaterons que se nichent les intérêts du roman historique qui, quand il s’en empare, se trouve à l’opposé de la production sériée à laquelle certains seraient parfois tentés de le cantonner.

Les définitions sont nombreuses ce qui n’est pas, paradoxalement, pour simplifier l’approche de la question. Etant donné qu’il n’existe finalement aucune définition satisfaisante, chacun des critiques s’étant emparé du problème a tenté d’en formuler une. Reproduire ici l’ensemble de ces définitions ne nous semble pas pertinent dans la mesure où nous aboutirions à une longue liste finalement peu éclairante. Nous avons choisi les propos qui suivent, précisément pour les éclairages qu’ils pouvaient porter sur la notion de roman historique.

Commençons par les définitions qui nous semblent les plus simples, celles proposées par Daniel Fondanèche et Gérard Gengembre :

« Le roman historique décrit sous une forme romanesque une période historique avec un mélange de personnages « mondialement historiques » et des acteurs réels ou largement imaginaires. » 262

« On peut (…) énoncer approximativement qu’il s’agit d’une fiction qui emprunte à l’histoire une partie au moins de son contenu. »263

261 Molino, Jean, op,cit, p. 195.

262 Fondanèche, Daniel, op.cit, p.617.

263

92 Ces deux définitions mettent en évidence le rapport constant du roman historique à l’Histoire mais cela dans deux acceptions différentes. Pour Daniel Fondanèche, ce qui prime c’est la référence à la période historique, donc à un moment du passé, alors que pour Gérard Gengembre, le terme « histoire » peut être ce passé ou le discours historique porté sur ce passé. Car si le roman historique met en scène des événements historiques passés, le seul moyen pour l’auteur d’avoir accès à ce passé est le discours historique. Le roman historique serait donc une fiction qui puiserait ses informations dans le discours historique. Le roman serait historique à condition qu’il ait cette caution de l’Histoire et qu’il emprunte au discours des historiens des éléments, qu’ils soient d’ordre événementiel ou figuratifs : la dimension historique pourrait être donnée par un épisode historique ou par un personnage historique. Le roman historique serait donc ce roman qui se référerait à un « ailleurs » connu, déjà établi, ce dernier étant alors en partie absorbé par la sphère fictionnelle. C’est cette idée que souligne André Daspre dans la réflexion qu’il nous propose :

« Dans un roman sans prétentions historiques, le réel est en dehors du roman ; le monde romanesque est essentiellement un monde fictif. Au contraire dans un roman historique – et c’est là son originalité paradoxale –, le romancier crée un monde imaginaire, un monde romanesque composé à la fois d’éléments fictifs et d’éléments réels : l’histoire réelle est dans le roman, où elle se mêle, se relie à une histoire fictive. Il ne s’agit donc plus d’envisager seulement les relations entre le monde fictif du roman et la réalité, mais aussi les relations qu’entretiennent la réalité et la fiction dans le monde imaginaire du roman. »264

Le critique pose ici le problème qui s’introduit de manière récurrente dans les études sur le roman historique : quels sont, quels peuvent être les rapports entre la réalité et la fiction au sein du roman historique ? La question est constante au point qu’Alain Tassel et Aude Déruelle la formulent dans la présentation de leur ouvrage Problèmes du roman historique :

« L’un des problèmes spécifiques du roman historique [est] la création d’un monde imaginaire composé d’éléments réels et d’éléments fictifs juxtaposés, alternés ou mêlés selon les choix esthétiques des romanciers. »265

264 Daspre, André, « Le roman historique et l’histoire », in Revue d’Histoire Littéraire de la France, op.cit, p. 235.

265

93 Certes, ce questionnement est justifié et la deuxième partie de ce travail, « Du discours historique aux discours romanesques » l’illustre pleinement. En effet, quoi de plus légitime pour le lecteur que de vouloir discerner les éléments historiques vérifiés et vérifiables des éléments proposés par l’imagination de l’auteur ? Non dans une optique de contrôle mais plutôt dans une volonté de compréhension du projet littéraire car le pacte de lecture conclu entre un auteur de roman historique et un lecteur repose indéniablement sur cette acceptation de l’association d’éléments véridiques, vérifiables et d’éléments inventés sans que la narration n’ait pour rôle de préciser de quel domaine relèvent les différents matériaux. Quels éléments l’auteur doit-il inventer pour rendre son propre monde vraisemblable ? En quoi l’Histoire est-elle lacunaire et quels sont les « blancs », les espaces que la fiction se donne pour mission de combler?

Mais n’anticipons pas et n’oublions pas la question qui nous occupait, à savoir ce mélange d’éléments fictifs et réels. Le roman historique se place en effet en marge des autres productions romanesques par son rapport très particulier au réel, au sens étymologique d’ « effectif »266, à la réalité au sens d’ « ensemble des choses qui sont, c’est-à-dire qui ont une existence objective et constatable »267. Le questionnement qui pourrait en découler est celui de la quantité : à partir de quelle quantité d’éléments issus du réel le texte appartient-il à la sphère historique ou fictionnelle ? Voici la réponse qu’y apporte Claudie Bernard, que l’on peut considérer comme la spécialiste du roman historique du XIXème siècle :

« Chaque roman historique proposera (…) un dosage particulier de l’effectif - l’historique au sens extensif du passé, filtré par l’historique avalisé par la recherche – et du fictif. »268

Cette interrogation sur la quantité ne nous semble donc pas la plus pertinente : le pacte de lecture y répond d’ailleurs selon nous avec clarté. Les intentions d’un romancier et d’un historien ne sont pas identiques, tout comme ne le sont pas celles d’un lecteur de roman et celles d’un lecteur d’ouvrages d’Histoire. Le premier ne souscrit nullement à un pacte de fidélité alors que le second l’envisage pleinement. Le roman historique, comme son nom l’indique, porte en lui un projet d’écriture romanesque tel que le pense Claudie Bernard :

266 Rey (dir), op.cit, p. 3129.

267 Clément, Elisabeth & Demonque, Chantal & Hansen-Love, Laurence & Kahn, Pierre, Pratique de la

philosophie de A à Z, Paris, Hatier,1994,p.303.

268

94 « D’un côté – celui de l’Histoire – la patience de la recherche et de la vérification, l’imagination étant réduite à une fonction d’appoint heuristique ; de l’autre – celui du roman – les droits de l’affabulation, à laquelle restent subordonnées les ambitions de l’ « observation » réaliste comme de l’ « expérimentation » naturaliste. »269

Pour autant, nous ne pouvons nier le rapport particulier du roman historique au réel. Particulier parce qu’il invite cette réalité, comme nous l’avons vu, dans une sphère que l’on présente précisément comme son contraire, celle de l’imaginaire. Particulier aussi parce que ce réel, s’il est effectif, n’est plus. Il appartient au passé. Et c’est précisément dans ce décalage temporel que la définition du roman historique peut se complexifier jusqu’à se perdre. Nous reviendrons plus loin à cette question du décalage temporel.

Un roman historique se définirait donc par sa dimension référentielle et surtout par l’utilisation qui est faite de ces références. Ainsi Isabelle Durand-Le Guern souligne que le roman historique n’a pas pour ambition de faire de l’histoire « un cadre, un décor, une toile de fond » mais qu’il a « une autre ambition : il s’agit non seulement d’utiliser la matière historique, mais d’en faire le cœur du récit. »270 Cet aspect est probablement une des composantes définitoires du roman historique : ce souhait, plus que cette obligation, des auteurs de travailler dans un rapport contraint au réel. Le référent externe qu’est le passé est convoqué dans l’écriture. Une partie de la richesse du roman historique se trouvant dès lors dans les modalités de cette invitation : quelles en sont les motivations idéologiques ? Quelles en sont les répercussions esthétiques ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre dans les parties à venir. Pour l’heure, revenons à l’idée du référent et de la contrainte.

Le roman historique peut donc se définir comme une écriture prenant en compte une contrainte qui est celle de l’Histoire. Mais ce référent lui-même n’est pas sans poser question. En effet, s’il fut un temps où l’on a pu croire à l’objectivité totale et à l’aspect scientifique indiscutable de l’Histoire, cette époque est révolue. Comme le souligne Yves Le Pellec, « on a pris plus clairement conscience du fait que l’historiographie est une écriture, le produit de l’énonciation d’un sujet, et qu’elle utilise des procédés d’expression et de constitution du sens

269 Ibid, p. 7.

270

95 qui sont aussi ceux de la fiction littéraire »271. Dès lors notre perspective change. Le référent auquel se réfère l’auteur de roman historique n’est pas vraiment un réel, ni une réalité, mais un discours sur un réel qui a été, car l’Histoire, comme nous l’avons précédemment montré, est d’abord une histoire, donc un récit.

André Peyronie dans son article « Note sur une définition du roman historique suivie d’une excursion dans Le Nom de la rose » porte un éclairage très intéressant sur cette question. Bien que la citation soit relativement longue, nous la reproduisons ici car il nous semble difficile de faire l’économie d’un propos si pertinent :

« On pourrait parler de roman historique dans le cas de récits gardant leur statut de roman, mais dont le référent (décor, personnages, événements, si l’on garde cette tripartition classique), relèverait, de l’historique, serait de l’ordre de l’histoire. Pour être plus précis, il faudrait, pour qu’il y ait roman historique, que ce référent ait été appréhendé par l’auteur comme objet historique déjà constitué, autrement dit qu’une part de sa thématique soit liée, non à son expérience directe, mais à une connaissance indirecte, médiatisée par l’historiographie. Si nous devions, à toute force, donner une définition du genre, nous risquerions donc celle-ci : est roman historique tout récit romanesque dont l’action se situe à une époque nécessitant pour son auteur un relais historiographique. »272

Nous pourrions donc parler de roman historique lorsque l’auteur prendrait en compte un référent qu’il appréhenderait comme un objet historique déjà constitué. La nouvelle question inhérente à ce propos étant : quand un événement peut-il être considéré comme un objet historique ?

Les réponses apportées par les critiques à ce questionnement sur le délai sont extrêmement variables. Pour André Peyronie, « un délai d’une soixantaine d’années après les événements serait suffisant pour qu’il y ait roman historique. »273 Pour Isabelle Durand-Le Guern, « un roman évoquant une réalité sociale contemporaine ne pourra appartenir à cette

271 Le Pellec, Yves, « Avant-Propos », in Caliban, « Le Roman historique », n°28, Presses Universitaires de Toulouse-Le Mirail, 1991, p. 6.

272 Peyronie, André, op.cit, p. 280.

273

96 catégorie [du roman historique] »274 alors que pour Gérard Gengembre, au contraire, « le roman historique peut prendre en charge une Histoire très récente ou contemporaine »275. Pierre Barbéris, quant à lui, évoque les différentes possibilités :

« Si, pour qu’il y ait roman historique, il faut que la matière soit puisée dans le passé, on peut considérer qu’il y a deux étapes dans le passé : un passé très proche, un passé plus lointain. »276

Dès lors nous pouvons conclure que l’écart entre l’événement et la date d’écriture ne peut constituer un trait caractéristique du roman historique. En effet, à ce titre des œuvres telles que Le Coup de poing de Louis Caron ou Un dernier blues pour octobre de Pierre Turgeon ne pourraient prétendre au titre de roman historique car les événements de 1970 ont été vécus par leurs auteurs. En appliquant le précepte de la soixantaine d’années à cet épisode de l’Histoire québécoise, nous ne pourrions d’ailleurs pas lire de romans historiques le mettant en scène avant les années 2030. Or, est-il toujours nécessaire d’attendre soixante ans pour percevoir un événement comme historique ? La chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 ou celle des Twin Towers ne font-ils pas partie des moments que nous avons tous perçus comme indéniablement historiques ? Là encore nous sommes tentée de prendre un autre chemin pour examiner la question. Un événement devrait-il obligatoirement vivre un temps expiatoire, en dehors des consciences, qui lui permettrait de devenir historique, puis d’être traité par les historiens avant d’être, ensuite et enfin, pris en charge par les romanciers ? Le cycle paraît fallacieux. La précaution du délai pourrait se concevoir si l’on n’accordait pas aux romanciers la capacité de se détacher d’un événement qu’ils auraient eux-mêmes vécu. Mais là encore, le pacte de lecture s’avère la réponse la plus appropriée : un auteur, quand bien même aurait-il vécu des événements historiques, est tout à fait capable de mener à bien un projet romanesque qui ne soit pas autobiographique, si tel est son souhait. La réponse réside donc moins dans un écart temporel entre événement et production littéraire que dans l’intention de l’auteur et dans la dimension idéologique qu’il envisage pour le traitement de la période historique : « le roman doit faire preuve d’une volonté de distanciation, de reconstitution et d’explication »277.

274

Durand-Le Guern, Isabelle, op.cit, p. 9

275 Gengembre, Gérard, op.cit, p. 88.

276 Barbéris, Pierre, « De l’histoire innocente à l’histoire impure », in Nouvelle Revue Française, octobre 1972, n°238, p.252.

277

97 Pour conclure cette tentative de définition du roman historique nous retiendrons celle proposée par Claudie Bernard parce qu’elle met en lumière l’élément le plus caractéristique du roman historique, à savoir son rapport particulier à l’histoire et à ses différentes acceptions : la narration, le discours scientifique et les événements avérés, effectifs, obligatoirement vécus à une époque par des êtres qui n’étaient pas de papier, sans oublier le lecteur, récepteur de cette histoire, généralement écrite au passé, dans son Histoire présente et vécue. Cette définition, si elle ne résout pas tous les problèmes posés par le roman historique, permet au moins de les établir clairement et donc de les interroger par la suite.

« Je définirai donc le roman historique comme un roman, soit une histoire fictive (anglais story), qui traite d’Histoire effective (anglais history), c’est-à-dire qui représente une tranche d’Histoire, de passé, en transitant inévitablement par l’Histoire ou historiographie, et ce, en vue d’un public qui partage son Histoire contemporaine. »278

278

98