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Du discours historique aux discours romanesques

Chapitre 1 : La naissance du pays

2. Le discours romanesque

Dès le titre, le roman Les Plaines à l’envers de Barcelo inscrit sa proximité et sa familiarité mais aussi sa distance et son décalage avec l’événement historique. L’auteur met en scène deux personnages, Alice Knoll et Noël Robert, l’une anglophone, l’autre francophone, chargés d’élaborer un scénario pour une « superproduction sur la bataille des plaines d’Abraham »419. L’épisode de la bataille sous-tend le roman et traverse différentes strates temporelles jusqu’à pénétrer la fiction, jusqu’à affleurer à la surface de la diégèse et pénétrer la contemporanéité de celle-ci. 75A Ibid, p. 236. 75B Idem. 754 Ibid, p.237. 75C

Barcelo, François, Les Plaines à l’envers, Montréal, [Libre expression, 1989], Bibliothèque Québécoise, 2002, p. 30.

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2.1 Le discours de l’historien dans le roman

L’épisode historique apparaît pour la première fois sous la plume du personnage Alexandre Anastase, désigné comme « historien »420. Le personnage principal, Noël Robert, reçoit « une enveloppe des Productions Roch Marcoux »421 dans laquelle se trouve le « récit »422 demandé à l’historien afin d’informer le scénariste. La lettre précédant le document semble s’affirmer comme la caution historique et l’affirmation d’une certaine conception de l’Histoire.

« Dans le cas de la bataille des Plaines d’Abraham, la recherche de l’objectivité se complique du fait que les historiens ont chacun leurs préjugés. Les Britanniques et les Canadiens anglais ont tendance à voir dans tous les aspects de cet affrontement des manifestations du génie et du courage anglo-saxons, face à l’inefficacité typiquement française de Montcalm et à l’infériorité intellectuelle manifeste des Canadiens. Les Québécois, pour leur part, ont tendance à imputer la responsabilité de la défaite de Montcalm, un Français, pour absoudre le Canadien Vaudreuil. Et les Français continuent à manifester la même passion qu’ils avaient pour le Canada au siècle de Voltaire, en s’abstenant d’écrire sur ce sujet, comme si cette bataille n’avait jamais eu lieu. »423

La volonté de préciser la différence de point de vue est manifeste. Ainsi trois regards semblent cohabiter : celui du monde anglophone d’Europe et d’Amérique du Nord, celui des Québécois et enfin celui des Français. François Barcelo laisserait-il affleurer ici sa propre conception du traitement de l’histoire ? La difficulté d’atteinte de l’objectif est en tout cas soulignée ici.

Dans le document qui suit on trouve cette mise en contexte, dont la rédaction est attribuée au personnage de l’historien Alexandre Anastase, De décembre 1756 au 10 février 1763, Barcelo présente les dates incontournables qui ont conduit la France à perdre le Québec. Ce texte se caractérise par la présence de données présentées comme certaines et objectives.

768 Ibid, p. 44. 765 Ibid, p. 43. 766 Ibid, p. 43 763 Ibid, p.43.

149 Ainsi, le personnage de Noël Robert – et le lecteur – prennent connaissance du nombre d’hommes composant chacune des deux armées, du nombre de blessures ayant frappé Wolfe, des différents actes qui ont conduit les Anglais à pouvoir passer au travers des différents contrôles, du dénouement. Cette première évocation de la bataille semble totalement objective, représentative d’un véritable travail d’historien. Les verbes conjugués au présent de narration permettent à chacun des lecteurs de se représenter la scène. La précision des indices spatio-temporels est telle qu’elle peut surprendre le lecteur.

« A une heure trente-cinq, comme prévu, la marée commence à baisser et les bateaux se laissent descendre, en diagonale, vers l’autre côté du fleuve. Des nuages cachent la lune, assombrissant les flots et le rivage. Les bateaux avancent sans bruit.

Trois quarts d’heures plus tard, les vaisseaux chargés de provisions et de munitions, amarrés juste en face de l’anse du Foulon, suivront en traversant le fleuve en ligne droite. Vers trois heures, ce sera au tour des grands navires chargés de troupes. La dernière vague – les hommes stationnés à l’île d’Orléans et à Lévis – s’embarquera dès que les premiers bateaux seront libérés. »424

Seuls une expression, « dit-on »425, et quelques verbes au conditionnel passé viennent troubler cette assurance. Elles suggèrent l’impossibilité d’une totale objectivité.

« Le 6, Montcalm se ravise et ramène le bataillon de Guyenne à l’est du pont sur la rivière Saint-Charles. Le 12, Montcalm aurait de nouveau changé d’avis et ordonné que le bataillon retourne au Foulon. Mais Vaudreuil lui aurait répliqué : « Nous verrons demain. » »426

Ces verbes au conditionnel passé interviennent précisément au moment crucial du récit, au moment où l’Histoire elle-même aurait pu basculer. Ils permettent de signaler l’impossible objectivité mais peuvent être également interprétés comme la traduction de la réserve de l’historien vis-à-vis des informations dont il dispose. Cela signifie donc que toutes les autres informations apportées sont absolument véridiques. Cela permet de laisser entrevoir, en creux, l’absolue véracité des informations précédemment présentées. La véracité des faits semble alors renforcée. 767 Ibid, p.53. 769 Ibid, p.53. 76A Ibid, p.51.

150 Si l’on excepte ces quelques marques de modalisation, le propos est tout à fait conforme au discours historique rencontré dans les manuels d’Histoire. Récit dans le récit, écriture de l’Histoire dans l’écriture de l’histoire, il semble que la structure adoptée alors par Barcelo s’étende ensuite à tout le roman.

2.2 La présence de l’Histoire dans le roman

Le document historique est caractérisé par la succession de dates qui rendent très précisément compte des rôles joués par chacun des protagonistes de cette bataille : Wolfe, Vaudreuil et Montcalm. Cette omniprésence des dates est également remarquable dans le roman où le lecteur suit jour après jour les faits et gestes des nouveaux protagonistes de cette histoire : Knoll, Robert et Gaston McAndrew. La datation, nécessaire dans la relation des faits historiques, est bien moins attendue dans le roman. Etendre cette pratique à tout le roman traduit la volonté de souligner le parallélisme entre les deux textes. Malgré les centaines d’années séparant les temporalités, l’histoire narrée ne serait donc pas si étrangère de l’Histoire évoquée.

La bataille des Plaines d’Abraham telle qu’elle se déroule dans la fiction se démarque totalement du discours historique, ne serait-ce que parce que l’issue en est différente.

« Au même moment, quelques figurants français, qui ne s’étaient pas hâtés de détaler, se rendirent compte que les Anglais prenaient la fuite. Excités par le bruit et le désordre, ils se lancèrent à leur poursuite. Deux blessés et trois morts se relevèrent aussi, reprirent leur mousquet et les suivirent.

Seul le cameraman de l’hélicoptère fixa sur pellicule l’étrange déroute d’une armée de quatre mille hommes en rouge poursuivie par une douzaine d’ennemis en blanc. »427

Il s’agit là aussi d’une recomposition des faits, tout comme le roman semble être la recomposition de l’histoire. Les Plaines à l’envers donc, car les rapports de force sont inversés. Inversés mais non affirmés. Les termes de couleur « blanc » et « rouge » traduisent peut-être cependant la volonté métonymique de réduire ces soldats à des pions de couleur. Tout cela ne

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151 serait-il donc qu’un jeu, mené par le narrateur omniscient ? La bataille des plaines d’Abraham n’est inscrite dans le texte qu’au travers du « viseur d’une caméra perchée sur un chariot »428. Grâce au champ lexical du cinéma qui parcourt cette scène, l’auteur évoque métaphoriquement la question du point de vue dans le traitement d’un fait, et notamment le fait historique. Cette métaphore renvoie aux propos du personnage d’Alexandre Anastase qui soulignait que «la recherche de l’objectivité se complique du fait que les historiens ont chacun leurs préjugés. »429 Historien, même fictif, et romancier expriment chacun à leur manière la subjectivité inhérente à toute création. L’épisode de la bataille est donc doublement fictionnalisé, à la fois par la dimension cinématograhique et par l’écriture romanesque. Le traitement du fait historique relève pleinement, dans les dernières pages du roman, de la création.

Tout comme coexistent deux temporalités dans le roman, coexistent deux traitements formels de l’Histoire. Cette dualité n’est pas sans faire écho aux propos tenus par l’auteur lors du colloque « Pourquoi écrire aujourd’hui ? » :

« Écrire des romans me donne […] modestement des pouvoirs absolus sur les personnages et même les peuples entiers qui ont le malheur de s’y aventurer. »430

Entre l’objectivité voulue par l’historien et la liberté revendiquée par l’écrivain se trouve le fait historique relaté tout d’abord puis réécrit. Entre l’adéquation au discours historique et la réécriture, l’auteur évoque de multiples conceptions de l’Histoire. Cette dernière serait-elle si peu satisfaisante qu’il faudrait la réécrire par l’histoire ? Tel semble être le projet de Barcelo au sein de ces Plaines à l’envers.

764 Ibid, p.276. 76C Ibid, p.43. 738

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