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Écrire l’histoire, réécrire dans une société postmoderne et postcoloniale

ROMAN HISTORIQUE

2. Écrire l’histoire, réécrire dans une société postmoderne et postcoloniale

Le texte qui a introduit le concept de postmodernité en France est sans conteste celui de François Lyotard, La Condition postmoderne. Le critique y explique dès l’introduction le sens de ce terme : « Il désigne l’état de la culture après les transformations qui ont affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXème siècle. »329 Lyotard explique dans cet ouvrage que le discours scientifique « n’est pas tout le savoir »330 et qu’à ce titre il se trouve remis en cause. Il évoque également « le doute des savants »331. La société postmoderne s’interroge sur la science, sur les récits. Elle interroge la valeur de ses discours, leur objectivité et leur véracité. Evoquant le mythe de la caverne, le philosophe explique que « le discours scientifique qui inaugure la science n’est pas scientifique »332 et en conclut que le discours scientifique est obligé d’accepter le récit qui devient dès lors une « validité du savoir »333. Nous retrouvons cette idée dans les mots de Yves Le Pellec dans l’avant-propos de Caliban, sans pour autant que le terme « postmoderne » ne soit mentionné :

« On a pris plus clairement conscience du fait que l’historiographie est une écriture, le produit de l’énonciation d’un sujet, et qu’elle utilise des procédés d’expression et de constitution du sens qui sont aussi ceux de la fiction littéraire. »334

C’est d’ailleurs cette posture du récit qu’étudie, entre autres, Michel de Certeau dans L’Écriture de l’histoire. Il nous rappelle ainsi que « le discours destiné à dire l’autre reste son discours [de l’historien] et le miroir de son opération. »335 L’objectivité ne peut donc être totale d’autant que comme nous l’avons souligné présent et passé dialoguent :

329 Lyotard, François, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1979, p.7. Le concept de postmodernité est loin d’être le plus présent au sein de la critique française, cependant la critique québécoise y ayant eu, quant à elle, recours, il nous semble intéressant de l’évoquer ici. Deux ouvrages peuvent éclairer ces propos : Lectures du postmodernisme de Lucie-Marie Magnan et Christian Morin ainsi que Moments postmodernes dans le roman québécois de Janet M. Paterson.

330 Ibid, p.19.

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Ibid, p.20.

332 Ibid, p.50.

333 Ibid, p.53.

334 Le Pellec, Yves, Caliban, op.cit, p.6.

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118 « Fondée sur la coupure entre un passé, qui est son objet, et un présent, qui est le lieu de sa pratique, l’histoire ne cesse de retrouver le présent dans son objet, et le passé dans ses pratiques. » 336

Michel de Certeau souligne d’ailleurs la caractéristique « humaine » de l’histoire qui veut également se dire « science ». Selon lui, elle est « humaine, en effet, non pas en tant qu’elle a l’homme pour objet, mais parce que sa pratique réintroduit dans le « sujet » de la science ce qui en avait été distingué comme son objet. »337

Dans une société postmoderne le récit trouve sa place comme source de savoir. Dès lors, les discours historiques peuvent être réinventés et à côté du discours historique, prennent place, complémentaires et interrogateurs, les récits de l’Histoire. Ces écritures intéressent particulièrement Pierre Nepveu dans L’Ecologie du réel, ouvrage dans lequel il propose sa définition d’une esthétique postmoderne. Elle est selon lui « une esthétique de la mémoire généralisée » :

« Une esthétique de l’éternel retour mais qui ne serait pas, […] une manière de transformer le passé et l’histoire en monument qui perdure, mais plutôt la forme même d’un rituel de la perte et des retrouvailles, une pratique méditative du dépaysement en vue d’une réapparition du réel. »338

Or pour Pierre Nepveu, au Québec, trois éléments sont indissociables : les années 80, le « nous » qui hante ces années-là et la culture postmoderne.

« Le « nous » des années quatre-vingt vient bien sûr après : après une entreprise (certes en partie réussie) de repaysement de la culture québécoise ; mais aussi après cette prise de conscience […] du caractère cyclique, insensé et fugitif de toute fondation, de toute présence ou de toute identité à soi. Mais ce « nous » dépaysé se trouve aussi à coïncider avec le dépaysement qui caractérise la culture post-moderne : une culture centrifuge, hors-territoire, multi-média et multiforme. » 339

336 Idem.

337 Ibid, p.59.

338 Nepveu, Pierre, op.cit, p.186.

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119 Au sein de cette culture s’installent les écritures de l’Histoire, porteuses de sens, proposant d’autres lectures de la fondation et par voie de conséquence, d’autres écritures d’une identité à composer. La réflexion de Nepveu sur ces années quatre-vingt et la culture post-moderne nous paraît particulièrement intéressante en ce sens qu’elle interroge le « rapport même au réel dans le monde contemporain »340. Or, le roman historique est précisément celui dont nous avons vu que ses rapports au réel étaient non seulement prédominants mais mouvementés. A la différence du roman réaliste qui transfigure la réalité pour en rendre compte, le roman historique a recours d’une part au passé, c’est-à-dire à un réel vécu, advenu et, d’autre part, à l’Histoire qui est la connaissance que les historiens ont dégagé de ce passé et qui, mise en mots, constitue un discours réel, existant. Nepveu évoque « l’apocalypse tranquille » qui, selon lui, fait suite à la révolution tranquille et précède, de ce fait, les discours produits dans les années quatre-vingts. Il développe l’idée d’un autre rapport au réel ou, plus précisément, l’idée qu’une conscience d’un autre rapport au réel serait possible, ce qu’il désigne par « le point de vue de l’ange ».

« La « sensation vraie » n’est pas seulement la redescente dans le réel, elle est cette redescente du point de vue de l’ange, elle constitue le moment des retrouvailles étranges, éblouissantes avec le concept singulier et multiple. Voici l’heure, ou l’ère, du nomade qui a traversé la catastrophe de l’histoire et qui a saisi, du même coup, en un même mouvement, la multiplicité vivante des histoires. Cet être, il ne danse pas sur les ruines, mais, transitivement, il danse les ruines. »341

Tout comme Pierre Nepveu dit de ce personnage du film de Wim Wenders, Ailes du désir, qu’il « danse les ruines », nous sommes tentée de dire que les romans de la décennie 1980-1990 n’écrivent pas sur l’Histoire mais écrivent l’H(h)istoire, rejoignant les propos d’André Peyronie qui invite le lecteur « à considérer le roman historique, en ce qu’il a sans doute de plus ambitieux, comme un dépassement prospectif de l’historiographie et comme une réécriture expérimentale de l’Histoire. »342

340 Ibid, p.192.

341 Ibid, p.193. Pour une analyse plus détaillée, il est possible de relire L’Ecologie du réel, pages 190-193.

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