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3. Roman historique et genres littéraires

3.1 Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?

3.1.3 Evolution des genres 126

Les genres, nous l’avons précédemment vu, font l’objet de multiples recherches. Notre propos n’a pas pour objectif de proposer une nouvelle analyse des genres, tâche qui serait non seulement ardue mais qui nécessiterait à elle seule un travail universitaire complet, mais bien de parcourir rapidement l’évolution des genres de l’antiquité à nos jours afin, non seulement, de clarifier les différentes catégories en vigueur aujourd’hui mais aussi d’appréhender leurs origines.

Dans l’Antiquité, la rhétorique classique comportait trois genres qui n’appartenaient pas seulement à la littérature et qui permettaient d’analyser la plupart des situations de communication données. Ces trois genres étaient le genre judiciaire, pour persuader de

123 Compagnon, Antoine, op.cit, p.5.

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Aron, Paul & Viala, Alain, op.cit, p.49.

125 Cohn, Dorrit, Le Propre de la fiction, trad. Claude Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, coll. « Poétique », [1999], 2001, p. 241. L’expression de D. Cohn est précisément celle-ci : « il est important de saisir que si on conçoit les genres littéraires comme il convient, c’est-à-dire de manière flexible, des classifications ne sont nullement mutuellement exclusives. » Le terme « flexible » nous paraît particulièrement intéressant car il traduit la mouvance des genres et l’impossibilité de les figer dans une définition qui, parce que trop précise, se retrouvera à un moment donné erronée.

49 l’innocence ou de la culpabilité de quelqu’un, le genre délibératif, pour persuader une assemblée de prendre une décision, et le genre épidictique, pour vanter les mérites ou critiquer les défauts d’une personne ou d’une institution.

En ce qui concerne les genres littéraires, les textes de Platon, La République, et d’Aristote, La Poétique, qui a pour objectif de codifier le genre théâtral, sont fondateurs et ont longtemps influencé la critique. Chacun des auteurs ne prend en considération que les œuvres en vers et la poésie concerne alors tous les discours retenus. Platon distingue trois genres : le théâtre qui comprend la tragédie et la comédie et qui est l’art de l’imitation ; le dithyrambe qui relève de l’art du récit ; le dernier qui, lui, est une association des deux précédents et est le « mode mixte, ou plutôt alterné, correspondant à la poésie épique. »127

« Il y a un première sorte de poésie et de fiction entièrement imitative qui comprend, comme tu l’as dit, la tragédie et la comédie ; une deuxième où les faits sont rapportés par le poète lui-même – tu la trouveras surtout dans les dithyrambes – et enfin une troisième formée de la combinaison des deux précédentes, en usage dans l’épopée et beaucoup d’autres genres. »128

La distinction générique est fondée, chez Platon, sur l’énonciation, ce qui le conduit à faire du récit (diègèsis) l’antithèse de l’imitation (mimèsis), du théâtre, et à dessiner ainsi « l’opposition théorique de la narration et de la représentation, l’ébauche de tout système des genres depuis lors. »129

A la différence de Platon pour qui la mimésis se limitait au discours direct, excluant ainsi totalement le dithyrambe (diègesis simple) et partiellement l’épopée, pour Aristote le terme de mimésis est le plus englobant, désignant la poésie130. Cependant, il distingue deux possibilités de mimésis qui sont toutes deux représentations : la mimésis narrative et la mimésis dramatique. Si l’on exclut le mode mixte, on retrouve finalement les distinctions dramatique - narratif déjà présentes chez Platon. La tragédie et l’épopée, relevant respectivement de ces deux modes sont privilégiées chez Aristote, au détriment de la comédie. La Poétique a pour objectif

127 Compagnon, Antoine, op.cit, « Troisième leçon : Politique des genres : Platon ».

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Platon, La République, trad. R. Baccou, Paris, GF-Flammarion, 2002, p.146.

129 Compagnon, Antoine, idem.

130 Il est à noter que Platon comme Aristote excluent de leurs propos la poésie lyrique. Seule est envisagée la poésie représentative, d’où la traduction de ce terme au XXème siècle par Kate Hamburger dans La Logique des

50 prescriptif de placer la tragédie au sommet de la classification des genres et la suprématie du dramatique est, pour Aristote, indiscutable.

A la Renaissance on ne peut pas encore parler de genres mais plutôt de « genres d’écrire »131 :

« On parle de genres d'écrire, comme l'épigramme, le sonnet ou l'épopée, c'est-à-dire de structures formelles, mais aussi de genres de style, comme « brief, copieux, floride », etc. D'autre part, on tente de classer et de différencier les espèces (les structures formelles) en fonction de critères hétérogènes : mètre, organisation, style, argument, etc. Le résultat est une juxtaposition sans distribution des caractéristiques et traits structuraux de chaque forme. »132

L’âge classique se caractérise par une analogie entre les genres oratoires et les genres littéraires, épique, dramatique et lyrique. Cette « triade canonique »133 devient fondamentale et va se poursuivre jusqu’à l’époque romantique :

« Cette division, attribuée indûment à Platon et/ou à Aristote, va s’imposer comme un principe intangible pour le romantisme allemand, et en particulier pour les frères Schlegel – Friedrich surtout, qui retient, au tout début du XIXème siècle, trois « formes » : lyrique, épique, dramatique, qui se distinguent par leur plus ou moins grande subjectivité (respectivement nommées « subjective », « subjective-objective », « objective »), et introduit même au passage une priorité historique à l’épopée. Derrière eux, Hölderlin, Schelling, Goethe et Hegel reprendront le schéma ternaire qui, avec diverses nuances, se répand largement pendant tout le XIXème siècle et même le XXème. »134

Avec le romantisme, on passe à des conceptions évolutionnistes et historiques des genres. Jusque là le genre était un critère de jugement, les modèles génériques constituaient des valeurs. C’est ce que montre Hugo dans la Préface de Cromwell :

131 Compagnon, Antoine, op.cit, « Sixième leçon : Système des genres : Renaissance et néo-classicisme ».

132 Idem.

133 Stalloni, Yves, op.cit, p. 17.

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51 « Ainsi, pour résumer rapidement les faits que nous avons observés jusqu’ici, la poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société : l’ode, l’épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. La société, en effet commence par chanter ce qu’elle rêve, puis raconte ce qu’elle fait, et enfin se met à peindre ce qu’elle voit. »135

Selon Jean-Marie Schaeffer nous avons hérité de la conception des genres proposée par Hegel, « l’auteur du système générique le plus imposant réalisé à ce jour, distinguant trois genres fondamentaux : l’épopée, la poésie lyrique et la poésie dramatique. »136

Dans le système classique, la triade était subsumée sous la catégorie de « Poésie », étant entendu qu’il s’agissait d’une écriture versifiée. Les genres en prose, comme le roman, étaient situés hors du système. Mais les genres en prose se développent au XVIIIème siècle tandis que l’épopée décline. Et la prose progresse aussi au théâtre. Le mot « littérature » apparaît alors au XIXème siècle, au-dessus de la « poésie », comme une catégorie plus large. Aujourd’hui, on distingue ce qu’Antoine Compagnon nomme « la nouvelle tripartition moderne »137 : le roman, le théâtre, la poésie.

« Elle est calquée sur la triade romantique, et c'est une classification courante rendant compte de l'état présent de la distribution de la littérature. Lukács estimait ainsi que l'épopée avait été transposée dans le roman à l'époque moderne. Et le théâtre est identique au mode représentatif. Quant à la poésie, une fois la distinction du vers et de la prose abolie, elle se définit par son mode de représentation et par son contenu thématique. L'état présent du système des genres reste donc dépendant des catégories classiques, mais les valeurs ont été renversées. »138

En effet, les valeurs ont été renversées. Aujourd’hui le roman occupe pratiquement la totalité de la production et du lectorat à tel point que les notions de rentrée littéraire et de roman peuvent se retrouver assimilées. Ainsi la revue Livres Hebdo, dans son article sur la rentrée littéraire 2011 stipule : « Avec 654 romans français et étrangers (contre 701 en 2010) à paraître

135 Hugo, Victor, Cromwell, Paris, Flammarion, coll. « GF », [1827], 1968, p.75.

136 Schaeffer, Jean-Marie, « Genres littéraires », op.cit, p.340.

137 Compagnon, Antoine, op.cit, « Huitième leçon : Le système aujourd'hui ».

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52 entre août et octobre, la rentrée littéraire se recentre »139. La rentrée littéraire se trouve réduite à la production romanesque sans qu’il soit question des autres genres. Ce genre est également celui dont les lecteurs sont globalement devenus les plus familiers ; la production étant aussi importante que diverse, chacun peut trouver une œuvre qui va lui plaire. Les élèves sont d’ailleurs toujours bien plus intéressés par ce genre, au point que nombre d’enseignants débutent leur programme par l’analyse de textes romanesques ou relevant du récit.

Les genres n’ont cessé de faire débat et d’autres théories sont apparues, notamment dans la seconde moitié du XXème siècle. Ainsi Käte Hamburger dans La Logique des genres littéraires140 assimile le mot « fiction » à mimésis et aboutit à la distinction de deux genres : le genre fictionnel dans lequel le « je » est fictif, genre lui-même constitué de deux catégories, l’épique, c’est-à-dire le narratif et le dramatique ; le genre lyrique, qui récuse la fiction et est essentiellement représenté par la poésie, dans lequel le « je-lyrique » est sujet de l’énonciation. D’autres perspectives ont également été proposées par les critiques, qu’elles soient aristotéliciennes comme celles de Käte Hamburger ou de Northrop Frye, ou non aristotéliciennes comme celles de Benedetto Croce, d’André Jolles ou des formalistes russes mettant en place la notion de « dominante » :

« La dominante peut se définir comme l’élément focal d’une œuvre d’art : elle gouverne, détermine et transforme les autres éléments. C’est elle qui garantit la cohésion de la structure. La dominante spécifie l’œuvre. Un élément linguistique spécifique domine l’œuvre dans sa totalité ; il agit de façon impérative, irrécusable, exerçant directement son influence sur les autres éléments. »141

A l’extrémité de cet axe de réflexion, on trouve les théories de Maurice Blanchot ou Umberto Eco. Pour Umberto Eco les œuvres du XXème siècle sont en expansion, dépassant les genres. Pour Maurice Blanchot, « seul importe le livre » :

« Seul importe le livre, tel qu’il est, loin des genres, en dehors des rubriques, prose, poésie, roman, témoignage, sous lesquelles il refuse de se ranger et auxquelles il dénie le pouvoir de lui fixer sa place et de déterminer sa forme. Un livre n’appartient plus à un genre, tout livre relève de la seule littérature, comme si celle-ci détenait par avance, dans

139 Livres Hebdo, 1er juillet 2011.

140 Hamburger, Käte, La Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, [1954], 1986.

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53 leur généralité, les secrets et les formules qui permettent seuls de donner à ce qui s’écrit réalité de livre. Tout se passerait donc comme si, les genres s’étant dissipés, la littérature s’affirmait seule, brillait seule dans la clarté mystérieuse qu’elle propage et que chaque création lui renvoie en la multipliant, - comme s’il y avait donc une « essence » de la littérature. »142

Pour ces critiques, non seulement il n’y a plus de genre mais, du fait de l’héritage de l’esthétique de la réception, on peut penser que toute lecture opérée rend chaque œuvre nouvelle, créée à la croisée des chemins du texte et de la lecture, de l’auteur et du lecteur.

Si nous souscrivons à cette dernière idée, il nous semble cependant important de poursuivre la réflexion sur la généricité des textes, fussent-ils totalement en marge des codes. Ce questionnement n’a pas pour objectif de déterminer une grille de lecture à appliquer stricto sensu aux œuvres du corpus mais d’interroger non seulement les rapports entre théorie et textes, ce que nous ferons dans les parties suivantes, mais aussi les conceptions des genres et tout particulièrement du genre romanesque. Ce dernier, étonnant invité de la triade moderne, ne cesse en effet de poser question.