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Poétiques québécoises

1. Pierre Turgeon, Un dernier blues pour Octobre : chroniques d’une révolution

1.1 Une chronique romanesque

1. Pierre Turgeon, Un dernier blues pour Octobre : chroniques d’une révolution

Comme nous venons de l’expliquer, ce chapitre débute par l’analyse de la temporalité à l’œuvre dans le roman de Pierre Turgeon. En effet, cette temporalité semble la plus simple de toutes les œuvres de notre corpus. A la manière d’une chronique, Turgeon propose un récit de la crise d’Octobre 1970, en évoquant des faits dont, pour certains, l’authenticité est attestée par le discours historique. De plus, - et ce qui nous permet de qualifier ce roman de chronique - les événements sont narrés dans l’ordre de leur déroulement. En ce sens Turgeon joue peu avec les possibilités temporelles qu’offre l’écriture romanesque. Quelques analepses sont présentes dans l’œuvre mais elles sont loin d’être structurantes comme elles le sont dans l’écriture de Louis Caron, ainsi que nous le montrerons dans l’analyse suivante. L’originalité temporelle d’Un blues pour Octobre s’exprime donc ailleurs que dans l’ordre du récit.

1.1 Une chronique romanesque

Le titre de l’œuvre annonce d’emblée son rapport étroit à la temporalité avec la mention du mois « Octobre ». Par la majuscule accordée au mois, le titre ouvre un horizon d’attente particulier. En effet, il ne s’agit plus seulement du nom commun qui désigne le mois d’automne mais d’un nom propre. L’auteur veut ainsi renvoyer à la crise dite « d’Octobre » qui constitue, comme nous l’avons vu dans la deuxième partie, un des moments fondateurs de l’Histoire du Québec. La connotation de l’œuvre est donc immédiatement politique puisque, à l’image des luttes de 1837 auxquelles il est d’ailleurs fait allusion dans le roman, cette crise d’Octobre fut menée par les felquistes.

Le roman se présente comme une chronique de cette crise, ou plus précisément, de la fin des années 1970 au Québec. Le récit est constitué de neuf parties intitulées comme suit : juin 1968, juillet 1969, octobre 1969, hiver 1969-1970, printemps 1970, été 1970, septembre 1970, octobre 1970, hiver 1970.

On remarque qu’une ellipse est insérée par l’auteur qui passe de l’été 1968 à celui de 1969 alors qu’ensuite, concernant l’année 1970 les données temporelles indiquent des durées de plus en plus précises : on passe des termes relevant des saisons aux mois. Entre l’été et l’hiver

188 1970, il y eut donc cet automne qui ne dit pas son nom. La saison de l’automne est la seule absente des indices temporels indiqués par le romancier. L’œuvre s’ouvre sur l’été et se clôt sur un hiver. Or, le récit de cet été 1968 est très rapidement lié à l’évocation de la fête de la Saint-Jean dont les personnages rappellent qu’elle est « la fête du Québec, pas du Canada »525. La distinction Québec/Canada est donc posée dès le premier chapitre et, de plus, soulignée par l’évocation du personnage de Pierre Eliott Trudeau qui était à l’époque premier ministre du Canada :

« - C’est important qu’on soit nombreux, insista Hébert. Il faut faire comprendre à quelqu’un, sur la tribune d’honneur, qu’il a pas d’affaire là !

- Qui ça ?

- Ben Lui, voyons !

- Quand même, c’est le premier ministre du Canada…

- Justement. Le 24 juin, c’est la fête du Québec, pas du Canada. »526

Si le premier ministre du Canada est évoqué, il est remarquable que le nom de Pierre Eliott Trudeau ne soit précisément pas mentionné. Le désigner par son titre permet de réduire le personnage à sa fonction, de le dénuer de toute personnalité et donc d’humanité. Plus qu’une distinction, les propos des personnages soulignent le clivage entre ces deux entités, le Québec et le Canada.

Nous pouvons également noter que si la fête de la Saint Jean est déjà un jour férié527 en 1968, elle n’est pas encore le jour de la fête nationale du Québec, ce qu’elle ne deviendra qu’en 1977. Elle a peu à peu perdu sa signification religieuse du début du siècle pour devenir une fête de plus en plus politisée dans le contexte de la Révolution Tranquille qui voit la montée du nationalisme au Québec. Or, il est difficile de ne pas relier cette date à la symbolique du solstice. En effet, si l’été est bien une saison qui connote la vie, la signification du solstice est tout autre : la nuit est certes la plus courte de l’année mais dès lors, le soleil va progressivement décroître jusqu’à l’hiver suivant. A ce titre, nous avons déjà souligné que le roman se fermait sur une partie intitulée « Hiver 1970 ». Or les indices temporels de cette partie sont relativement précis puisque l’auteur place les derniers événements relatés « à la mi-novembre »528, ce qui

525 Turgeon, Pierre, op.cit, p. 23.

526 Idem.

527 Le 24 juin est un jour férié au Québec, par décision gouvernementale, et ce depuis 1925.

528

189 n’est pas stricto sensu un mois d’hiver, ce dernier commençant lors du solstice d’hiver, vers le 21 décembre. On peut donc se demander si par ces indices temporels l’auteur ne place pas l’intégralité de son roman sous le signe d’une temporalité qui va être caractérisée par son obscurité grandissante, sans jamais atteindre le solstice d’hiver. La société québécoise dans ce roman serait-elle toujours plongée dans une nuit automnale qui vit l’échec de la révolution d’octobre 1970 ?

Toujours est-il que le roman s’étend donc de juin 1968 à novembre 1970. Il est intéressant que Turgeon dépasse la crise elle-même notamment pour exposer toutes les circonstances qui ont pu la générer. Il y a une volonté du romancier de dépasser les lignes, de dépasser l’ « Octobre 1970 » consacré par le discours historique comme étant le moment-clé, celui qui mérite d’être retenu. Ces deux années en amont traduisent donc sa volonté de proposer une vision plus large, plus étendue de l’événement. Les deux tiers du roman (environ 222 pages sur 328 pages) sont consacrés aux moments qui précèdent la crise d’Octobre. Une vingtaine de pages est consacrée à ceux qui les suivent. Quant à la crise elle-même, elle est relatée en moins de cent pages.

L’importance accordée aux deux années précédant la crise est loin d’être anodine. Le discours sur ce temps permet à Turgeon de recréer un monde, celui de quelques Québécois des années 60. Il est d’ailleurs tout à fait significatif que l’incipit mette en scène une mère de famille, Madame Doré, dont les deux fils feront ensuite partie des principaux protagonistes de la crise d’Octobre. En focalisant ainsi le propos sur des êtres, en évoquant deux familles, les Doré et les Lemieux, ou plus précisément, sur les aînés des deux familles, Paul et Jacques, Pierre Turgeon permet l’incarnation de ces personnages et donc l’attachement du lecteur à ces figures qui vont, comme l’implique la définition du roman historique, se retrouver dans des temps troublés. Ce qui caractérise l’écriture de l’Histoire chez Turgeon, c’est précisément que le temps évoqué n’est pas seulement historique, il relève d’une temporalité humaine comme le montre l’incipit :

« Installée sur sa chaise de jardin, Claire Doré prenait le frais dans sa cour en attendant ses invités pour l’épluchette de blé d’Inde. Elle portait des bermudas et sentait la brise du soir caresser ses jambes nues, presque aussi minces, malgré ses cinquante ans, que celles de ses filles, pensait-elle souvent avec fierté. »529

529

190 Cette œuvre, plus encore qu’historique (dans le sens où elle s’attacherait à rapporter les faits historiques) nous semble politique, au sens où elle s’attache à raconter les affaires de la cité. Nous avons montré plus haut que les deux tiers de la narration étaient occupés par le récit de ce qui avait précédé la crise d’octobre 1970, soit ce qui avait précédé les faits classés, pour leur part, comme historiques. La narration de Turgeon est donc marqué par un autre temps que nous qualifions de politique.