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3. Roman historique et genres littéraires

3.3 Le roman historique, une histoire entre roman et Histoire

3.3.2 Tout roman est-il historique ?

Tout roman est-il historique ou, comme se le demande Gérard Gengembre, « Roman et histoire : serait-ce une tautologie ? »173, car tout roman ne parle-t-il pas d’histoire ?

Examinons le point de vue de Marguerite Yourcenar :

« Ceux qui mettent le roman historique dans une catégorie à part oublient que le romancier ne fait jamais qu’interpréter, à l’aide de procédés de son temps, un certain nombre de faits passés, de souvenirs conscients ou non, personnels ou non, tissus de la

172 Rey, Alain (dir.), op.cit, p.1724.

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63 même matière que l’Histoire. Tout autant que La Guerre et la Paix, l’œuvre de Proust est la reconstitution d’un passé perdu. […] De notre temps, le roman historique, ou ce que, par commodité, on consent à nommer tel, ne peut être que plongée (sic) dans un temps retrouvé, prise de possession d’un monde intérieur. »174

Pour l’auteur, il n’y a pas lieu de séparer le roman historique de la sphère romanesque car tout roman utilise le matériau historique. Ces « souvenirs […] tissus de la même matière que l’Histoire »175 sont issus du passé. Selon Yourcenar, le roman historique ne se distingue donc pas du roman en ce sens qu’il est produit par un romancier qui aura toujours recours à un matériau unique, le passé.

Cependant, si le matériau est unique, la mise en forme est multiple. Daniel Fondanèche dans sa réflexion sur le roman historique souligne la « tension entre écriture et histoire en tant que science, avec sa fictionnalisation dans le roman historique. »176 Le critique n’évoque ici que le roman historique et non le roman dans sa globalité. Une nouvelle question se pose alors : tout roman qui met en scène le passé est-il historique ?

La tension se situe à la fois au niveau du matériau et du média. Roman, roman historique et Histoire utilisent le même matériau, le passé. Mais de plus, roman, roman historique et Histoire ne sont lisibles177 que grâce au même média, les mots et l’écriture de ceux-ci. Dès lors, quels sont les éléments qui nous conduisent à différencier roman, roman historique et Histoire ?

Comme nous l’avons vu plus haut, le problème majeur est issu de la dissension opérée entre littérature et Histoire au XIXème siècle. A partir du moment où l’Histoire est envisagée comme une science, c’est-à-dire un ensemble d’éléments devant faire état de leur véracité, le texte délaisse en partie sa dimension narrative178. Du moins, n’est-ce pas la préoccupation

174 Yourcenar, Marguerite, citée par Gengembre, Gérard, op.cit, p. 11.

175 Idem.

176

Fondanèche, Daniel, op.cit, p.604.

177 Nous avons hésité sur la terminologie : « ne sont lisibles » ou « n’existent ». Si la réponse apparaît relativement aisée en ce qui concerne roman et roman historique, elle nous semble légèrement plus délicate en ce qui concerne l’Histoire. En effet, l’Histoire n’existe-t-elle qu’une fois écrite ? Ne faut-il pas qu’elle ait existé pour qu’elle puisse être écrite ?

178 Sur ce point, nous nous éloignons de la conception de Barthes : « … la narration des événements passés (…) diffère-t-elle vraiment, par quelque trait spécifique, de la narration imaginaire, telle qu’on peut la trouver dans l’épopée, le roman, le drame ? » Barthes, Roland, « Le discours de l’histoire », Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, pp.155-157.

64 première de l’historien que de faire œuvre narrative. Tout roman n’est donc pas Histoire et l’Histoire n’est pas roman.

Pour autant, la plupart des romans mettent en place une dimension temporelle. La question initialement posée, « tout roman est-il historique ? », gagne à être reformulée. Il ne s’agit pas de savoir si tout roman est historique mais si la temporalité de tous les romans est historique. La représentation temporelle au sein du genre romanesque est-elle univoque ? La formulation de la question laisse penser que notre réponse tend vers la négative. Il nous semble, en effet, que si la plupart des romanciers mettent en place des indices temporels dans leurs œuvres, ils ne leur accordent cependant pas la même portée.

Sans anticiper sur l’analyse qui sera l’objet de la troisième partie, nous allons toutefois illustrer notre propos d’une brève comparaison de trois incipit179 romanesques. Nous avons choisi pour ce faire des textes extraits de Bel-Ami, des Ames grises et du Coup de poing, au sein desquels nous nous proposons d’analyser la dimension temporelle.

Dans Bel-Ami, Maupassant place des indices spatio-temporels qui permettent d’actualiser le récit. L’incipit est d’ailleurs in medias res, plaçant le personnage et le lecteur au cœur de l’action dès les premières lignes du roman. Si les indices spatiaux restent relativement peu nombreux, « Paris », « rue », le temps est quant à lui beaucoup plus présent et important. En effet, le temps du personnage de Duroy est celui de l’argent, celui du temps nécessaire à la dépense de l’argent ou le temps tenu par l’argent. La temporalité est également celle d’une splendeur disparue, celle d’un « costume de militaire » et celle d’un a-venir qui, bien qu’obligatoirement radieux, n’en reste pas moins inconnu. Nous sommes donc ici dans le temps de l’attente et du devenir, ce qui correspond bien au genre du roman d’apprentissage dont relève l’œuvre. Maupassant tend moins à nous décrire une époque qu’à nous en dépeindre les hommes, la société dans la veine d’un réalisme qui sert l’élaboration spatio-temporelle.

La diégèse des Ames grises180 prend sa source en 1917. Cette date est d’ailleurs mentionnée à deux reprises dans l’incipit. Philippe Claudel évoque donc un temps historique dont on peut supposer qu’il est connu et reconnu par tous les lecteurs, celui de la première guerre mondiale. Et pourtant Claudel, par les éléments spatiaux, tend à inscrire ce conflit, donc

179 Afin que le lecteur puisse en prendre facilement connaissance, les incipit sont reproduits en Annexes.

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65 cet événement historique, dans un ailleurs, un lointain qui le pose comme secondaire par rapport à ces autres événements évoqués que sont l’Affaire et le meurtre de Belle-de-jour :

« V. est distant de chez nous d’une vingtaine de kilomètres. Une vingtaine de kilomètres en 1917, c’était un monde déjà, surtout en hiver, surtout avec cette guerre qui n’en finissait pas. »181

Or, c’est précisément cet espace-temps, ce chemin de vingt kilomètres, qui va cristalliser le drame personnel du narrateur, la mort de sa femme. Dès l’incipit le lecteur pressent que ce temps historique va interférer dans la narration mais il sait également que la guerre n’est pas l’objet du roman. L’événement historique devient ce que nous pourrions nommer un « temps contexte ».

L’incipit du Coup de poing évoque quant à lui des aspects très divers de la temporalité. Nous pouvons ainsi lire :

- La temporalité du personnage de Bruno Bellerose dont on apprend qu’il a « cinquante ans » et qu’il « ne dormait pratiquement plus depuis cinq ans »

- La temporalité de la lecture que représente le roman policier « écorné »182. En effet, cette marque inscrit l’action dans une continuité temporelle symbolisée par la lecture commencée.

- La temporalité évoquée par les personnages et immédiatement associée à la spatialité dans la question de Bruno Bellerose :

« - Qu’est-ce que tu fais dehors à cette heure-ci ? »

Le temps du « dehors » fait alors précisément irruption dans le roman parce qu’il pénètre ce qui constituait jusque là un cadre clos et, en apparence, hors du monde, donc hors du temps, cadre symbolisé par « l’île couverte de saules » et « le lit » qui sont les lieux de vie du personnage de Bruno Bellerose.

- Enfin, la temporalité historique est présente à travers différents indices. Tout d’abord, la date « 17 octobre 1970, peu après minuit » peut rappeler pour les lecteurs connaissant l’Histoire du Québec la crise d’octobre 1970. Ensuite l’emploi du discours indirect permet à Louis Caron de mentionner un événement historique dont le personnage, auquel nous pouvons associer le lecteur, va prendre connaissance :

181 Ibid, p. 12.

182 On remarquera, par ailleurs, que le roman inscrit dans cet incipit relève clairement des paralittératures évoquées plus haut.

66 « La radio annonçait que le Font de libération du Québec avait liquidé l’un de ses otages. »

Or, ces éléments sont précisément associés par l’indice temporel « presque en même temps » à l’irruption d’un autre personnage, Jean-Michel Bellerose, ce qui provoque une nouvelle évocation de la temporalité :

« Un pan de son passé déboula sur Bruno. […] Ce n’était plus son passé, c’était toute la mémoire de l’histoire qui dégringolait sur la tête de Bruno. Encore un Bellerose, toujours un Bellerose à rôder sur les routes quand les autres dormaient, un Bellerose comme une bête sauvage en ce pays d’octobre. »

Ainsi, dans cet incipit, la temporalité historique rejoint celle du personnage, ou plus encore, fait émerger l’histoire du personnage. Le lecteur peut donc aisément en conclure que les deux temporalités vont être intimement imbriquées jusqu’à interagir l’une sur l’autre. Les indices temporels sont ici, non seulement omniprésents mais ils occupent toutes les strates du récit, les personnages comme les actions.

Nous passons donc d’un incipit tel celui de Bel-Ami où le lecteur peut considérer les indices spatio-temporels comme participant à la construction d’un arrière-plan nécessaire à la contextualisation et à la compréhension de l’évolution du personnage, à un incipit tel ce dernier qui manifeste clairement l’importance de la temporalité, tant dans l’inscription de la fiction au sein d’une Histoire que dans le rythme de la narration dont on pressent qu’il pourrait être lié à des minutes ou à des secondes, que dans la construction des personnages.

Si la plupart des romans parlent d’Histoire ou, du moins, par un ancrage temporel, évoquent une époque, il est manifeste que tous les romanciers n’envisagent pas à l’identique les rapports de leurs personnages avec l’Histoire. De cadre et décor pour certains elle va devenir un actant pour d’autres. D’où la spécificité du roman historique, puisque, à la différence du roman, le roman historique et l’Histoire ont le même objet, le passé dans sa dimension référentielle.

Le roman historique apparaît donc comme le genre se situant précisément à la jonction entre ces deux entités que sont le roman et l’Histoire, position que nous pouvons pour l’heure schématiser comme suit :

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Média Mots, histoire narrée

Domaine Littérature

Fiction

Roman historique

Histoire Non-fictionnel

Référents Imaginaire Réel

Produits Roman Discours scientifique

Le roman historique navigue dans cette zone médiane, entre ces sphères plus ou moins codifiées, entretenant des relations multiples, complexes et simultanées avec elles. La précédente étude du corpus nous a permis de montrer que le roman historique peut relever de la littérature plus que des paralittératures. Nous voyons ici qu’il tend vers la sphère romanesque. Et pourtant il évoque des éléments non-fictionnels qui le font tendre vers l’Histoire. Ces derniers constituent des contraintes pour l’écrivain : le roman historique ne peut donc relever du seul imaginaire du romancier et pourtant il révèle l’imaginaire, le monde poétique d’un auteur. Cette idée a ainsi été formulée par André Peyronie : « le roman historique occupe, lui, une position spécifique : il se donne en effet le même référent que l’Histoire, mais, en tant que roman, il garde sa liberté d’invention »183. L’emploi de la conjonction de coordination « mais » est intéressant car il met en lumière un lien logique d’opposition entre « roman » et « Histoire ». On peut penser que l’emploi de la conjonction « et » eût également été acceptable : le roman historique relevant à la fois de l’Histoire et du roman, conjuguant certaines caractéristiques de l’une et de l’autre.

Dans le prochain chapitre, nous préciserons la notion intrinsèque de roman historique, en évoquant les définitions proposées par la critique ainsi que les caractéristiques qui lui sont attribuées. Pour l’heure, nous poursuivons notre objectif qui est de situer le roman historique. Nous avons montré que tout roman n’est pas obligatoirement historique, tout roman historique est-il roman ?