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Du discours historique aux discours romanesques

Chapitre 3 : La révolte des Patriotes (1837-1838)

2.1 Les points de convergence avec le discours historique

2.1.1 Le contexte socio-économique

Parmi les éléments concordant entre discours historique et discours romanesque, nous retenons le contexte socio-économique. Les historiens insistent sur son importance et son rôle dans la montée des tensions populaires au cours des années trente. Louis Caron en retranscrit les différentes composantes. On remarque notamment que dans le récit de Hyacinthe apparaît très rapidement le choléra à travers la figure du personnage féminin de Flavie, sa femme, qui

457 Ibid, p.47.

458 David, Laurent-Olivier, « Les Patriotes de 1837-1838 », in Montpetit, Edouard, Réflexions sur la question

nationale, Montréal, Bibliothèque Québécoise, 2005, p. 41.

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160 en a été victime. La maladie est nommée par la mère Simon chez qui l’homme a trouvé refuge pour la nuit. Il lui raconte l’agonie de sa femme :

« Je l’ai veillée toute la nuit. L’enfant était à mes côtés. Nous la regardions à la lueur de la chandelle. Elle avait les yeux ouverts sans nous voir. Creux. La paupière bleue. Les ongles bleus aussi. A la fin, ses mains et ses pieds se sont mis à noircir. Sa peau s’est plissée aux doigts et aux orteils comme si elle les avait trempés trop longtemps dans l’eau. Elle se tordait sur le lit. Elle parlait, mais la voix n’était pas la sienne. Une voix de l’au-delà. Puis son corps s’est tendu. Elle se soulevait sur la paillasse. Elle ne reposait plus à un bout que sur la tête et à l’autre sur la pointe des pieds. Puis elle a cessé de respirer.

- Le choléra ! s’écria la mère Simon. »460

Cette confidence a pour double fonction d’apprendre au lecteur les circonstances de la mort de Flavie et de replacer ce décès dans le contexte historique. En effet, le discours indirect libre qui suit cet échange permet de relier l’épidémie de choléra à l’immigration des Irlandais dont nous avons précédemment vu qu’elle était l’un des facteurs d’inquiétude des Canadiens-français dans les années 30.

« Hyacinthe hésitait. Il savait qu’il avait mal agi en insistant pour entrer le corps dans la cabane. Il n’ignorait pas de quoi Flavie était morte. Le choléra sévissait épisodiquement depuis deux ans au moins. Hyacinthe avait souvent entendu dire que la terrible maladie était arrivée au pays dans les bagages des malheureux Irlandais que des bateaux pourris débarquaient à pleines cales à l’île de la quarantaine. […] On disait que les Irlandais n’avaient pas un sort meilleur dans leur Irlande natale. Qu’un plat de pommes de terre bouillies était un festin dans ce pays-là. Et que l’Angleterre s’entêtait à expédier des Irlandais dans la colonie pour se débarrasser d’eau, d’abord, et pour contrer l’accroissement de la population chez les Canadiens, ensuite.»461

Ainsi, en quelques pages, Louis Caron pose les éléments du contexte social des années trente. Il décale simplement l’épidémie de choléra puisqu’il la fait débuter, d’après le discours indirect libre de Hyacinthe, aux environs de 1835. Il l’associe également aux données

460 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p.37.

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161 démographiques dont nous avons vu précédemment qu’elles contribuent grandement, par l’inquiétude qu’elles génèrent, à la montée de la tension entre les communautés anglophone et francophone. On remarque que Louis Caron non seulement évoque ces éléments par un discours indirect libre mais s’attache également au phénomène de la rumeur puisque Hyacinthe « avait souvent entendu dire ». Ces éléments historiques sont donc d’emblée, par la diégèse, associés à un discours qui se révèle être, finalement, le discours historique en construction : il s’agit du premier de ces discours, celui que les hommes, plongés dans le réel, bâtissent par les éléments qu’ils entendent et qu’ils retiennent. Le premier discours historique, avant d’être formulé a posteriori à partir de documents, est celui des hommes qui, dans leur dialogue, en entendant et en disant, contribuent à construire. La voix populaire est d’ailleurs présente dans cet extrait, prise en charge par le pronom indéfini « on ». En évoquant les premiers éléments du contexte social et sanitaire des années trente, Louis Caron pose donc les premiers jalons d’une réflexion sur la construction du discours historique, donc de l’Histoire.

Puis sont dépeintes les rivalités commerciales entre anglophones et francophones, au travers des personnages du marchand Smith et du major Hubert :

« - C’est du bois qui appartient au major Hubert. Il l’a mis sur le quai sans ma permission.

- C’est votre droit462. Il est à vous ce quai.

- A la British American Land.

- C’est la même chose.

Le marchand Smith ne pouvait supporter le nom même du major Hubert. Peut-être était-ce parétait-ce que était-ce dernier était un des rares Canadiens à tenter de concurrenétait-cer la British American Land dans le commerce du bois ? »463

Lors de cet échange entre le marchand Smith et le notaire Plessis, un des notables du village de Port Saint-François où se situe l’action, est mentionné le nom de la British American Land qui était effectivement la compagnie majeure, anglophone, de cette époque en Bas-Canada.

462 Dans la fiction, le marchand Smith vient de demander à ses Irlandais de mettre à l’eau le bois du major Hubert.

463

162 Enfin, Louis Caron s’attache à montrer, dans son œuvre, la composition de la société en Bas-Canada en ce début de XIXème siècle. Celle-ci est relativement complexe, la distinction économique s’ajoutant à la distinction linguistique.

Une scène permet à l’auteur d’énumérer les différentes composantes de cette société : le rassemblement des habitants de la seigneurie au manoir du seigneur Cantlie puisque « la tradition voulait que coïncide le jour où les censitaires versaient leurs redevances avec l’anniversaire du seigneur. »464 L’auteur procède alors à la description des différentes classes sociales en présence :

« Tout le village du Port Saint-François et tout celui de Nicolet étaient dans les jardins du manoir. Une société assez semblable à celle des autres seigneuries du Bas-Canada. Un seigneur anglais. Un curé en soutane à rabat. Deux ou trois descendants de la vieille aristocratie française : le notaire Plessis et sa mère, ainsi qu’une vieille fille distinguée. Un commerçant anglais qui tenait toutes ces affaires en main : Smith. La classe laborieuse qui le servait […]. Quelques Canadiens industrieux qui résistaient à la pression des commerçants et de leurs répondants à la haute administration de Québec, dont deux irréductibles : le major Hubert et son inséparable cordonnier. Puis le peuple, composé essentiellement de paysans. C’était l’humus dont se nourrissait la seigneurie. »465

L’énumération est associée à une gradation soulignant la hiérarchie en présence dans cette société qui conserve des caractéristiques monarchiques. Il est cependant nécessaire de noter que les distinctions financière et linguistique ont remplacé les différenciations aristocratiques.