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Louis Caron, Les Fils de la liberté : une trilogie cyclique

Poétiques québécoises

2. Louis Caron, Les Fils de la liberté : une trilogie cyclique

Les œuvres de Louis Caron étudiées dans ce travail sont au nombre de trois. Il s’agit du Canard de bois, de La Corne de brume et du Coup de poing. Ces œuvres forment une trilogie nommée « Les Fils de la liberté ». Ce titre, comme nous l’avons vu dans la partie précédente, fait référence au groupe fondé par les Patriotes en 1837 pour faire face au « Doric Club » fondé par les anglophones. Les trois tomes sont donc placés sous l’égide de cette rébellion, de cette lutte, dont le récit occupe, effectivement, le premier volume, Le Canard de bois. L’évolution temporelle pourrait donc paraître simple et évidente, chacun des tomes relatant une époque du Canada-français puis du Québec : le premier, Le Canard de bois, les rébellions de 1837-1838 ; le deuxième, La Corne de brume, le Canada-Français des années 1880 ; le troisième, Le Coup de poing, la crise d’Octobre 1970. Et pourtant, les structures temporelles de ces trois œuvres se révèlent bien plus complexes.

2.1 Les Fils de la liberté ou l’entrecroisement des récits

Le Canard de bois raconte principalement les aventures de Hyacinthe Bellerose, personnage originaire du village de Port Saint-François. Mais le récit s’ouvre sur « un bleu de fin de jour »539, « en 1935 »540 alors que « Bruno Bellerose finissait de couper des repousses sur le tracé d’un chemin qui n’avait pas servi depuis plusieurs années »541. Ces indications spatiales et temporelles sont rapidement reliées à d’autres éléments qui annoncent la figure de Hyacinthe Bellerose :

« D’autres avant lui avaient marché bien plus loin. Bien plus longtemps. Avaient porté beaucoup plus lourd. Des Bellerose comme lui. Un surtout, il devait bien y avoir cent ans. Les arbres s’en souviennent. C’était en janvier 1837. »542

539 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p.13.

540 Idem.

541 Idem.

542

195 L’emploi du présent d’énonciation, dans un passage caractérisé par l’abondance des temps du passé, semble attribuer aux arbres le discours qui va suivre et qui va porter à la connaissance du lecteur l’histoire de Hyacinthe Bellerose. Les arbres sont donc, sinon les narrateurs du récit qui va suivre, du moins les détenteurs de cette histoire à transmettre.

Dès les premières pages du Canard de bois, sont donc mis en regard les deux personnages piliers de cette lignée des Bellerose : Hyacinthe et Bruno. De plus, Caron inscrit d’emblée dans l’incipit les premières limites temporelles de son œuvre située entre 1837 et 1935. L’ensemble de la trilogie sera donc consacrée à l’exploration de cette ellipse temporelle, à laquelle il adjoindra dans Le Coup de poing la crise d’Octobre 1970. L’auteur, dilatant le temps historique, ouvre un espace temporel qui ne demande qu’à être parcouru, en compagnie des personnages qui ont, entre 1837 et 1970, jalonné l’histoire des Bellerose.

Le premier tome, Le Canard de bois, accorde une attention particulière à Hyacinthe et Bruno dont les histoires sont mises en parallèle durant toute l’œuvre. Le lecteur suit donc, d’une part, le personnage de Hyacinthe Bellerose tout au long de l’année 1837, de son retour des Bois-Francs jusqu’à sa condamnation pour l’exil en Australie après les rébellions des Patriotes. D’autre part, le lecteur suit Bruno Bellerose dans le trajet543 qui le mène de la « concession des McBride »544, évoquée dans l’incipit, à « la maison des Bellerose [qui] se trouvait à cinq milles environ du Port Saint-François, en direction des Trois-Rivières »545, décrite dans les dernières pages du roman. Les référents temporels sont donc totalement différents dans les deux récits.

Concernant le personnage de Hyacinthe, l’histoire s’étend sur une année tandis que celle de Bruno dure environ deux jours, rythmés par les nuits du personnage. Il passe la première perdu sur le chemin qui devait le mener au camp, la deuxième dans les bras d’une femme, la troisième au chevet de son père agonisant. Les deux récits sont menés en parallèle sans interférence entre eux. Il est d’ailleurs possible de les lire indépendamment l’un de l’autre. Seuls l’incipit, comme nous l’avons vu précédemment, et l’excipit leur permettent de se rejoindre, d’afficher leurs liens. Dans l’excipit cela est rendu possible par le legs d’un canard de bois, sculpté par Hyacinthe, à Bruno :

543 Le chapitre suivant qui sera consacré à l’analyse des données spatiales approfondira cet élément.

544 Ibid, p.13.

545

196 « Quand elle est morte, Marie-Moitié a légué le canard à celui qu’Hyacinthe avait adopté dans les Bois-Francs. Le vieux Timothy Burke se faisait appeler Tim Bellerose. C’était mon grand-père. Mon père m’a laissé le canard. Il est à toi, maintenant. »546

Ainsi, lors de son retour à « la maison du père », retour qui se situe à la fin de l’œuvre, le personnage de Bruno est explicitement lié à celui de Hyacinthe. Les paroles du père permettent également de citer Tim Bellerose, auquel est consacré la deuxième tome, La Corne de brume. Au sein du premier tome de la trilogie l’auteur associe donc les trois personnages qui la rythment.

Tim Bellerose est le fils de Hyacinthe et l’arrière-grand-père de Bruno Bellerose qui encadrent tous deux la trilogie. Le roman La Corne de brume s’ouvre sur la donnée temporelle du « 19 août 1885 »547 à laquelle est, comme pour les autres incipit, immédiatement associée un indice spatial : « un radeau passa devant Sorel sans s’arrêter »548. Son histoire se clôt, à la fin de ce tome, quelques heures plus tard, toujours sur le radeau :

« Resté seul sur le radeau, Tim s’était emparé d’une hache. Il n’y avait plus ni ciel, ni mer, rien que la froide indifférence des éléments déchaînés.

Tim était seul. Le monde se défaisait autour de lui. Le bois fuyait. Les poutres se dressaient et s’abattaient pour en soulever d’autres. Tim était toujours accroché à son mât. […] Une vague se rua sur lui.

Il se fit un grand silence dans sa tête. La tempête ne le touchait plus. Il était hors du temps. De sa main libre, il emboucha sa corne de brume. Son souffle se noya sous l’eau qui le recouvrit entièrement. »549

Entre ces deux instants, le lecteur va prendre connaissance de l’histoire de Timothy Burke. Dès le début de la deuxième partie de ce tome, « Un petit cigare », alors que Tim est « resté seul à l’avant du radeau »550, il est envahi par des bribes du passé :

546

Ibid, p.326.

547 Caron, Louis, La Corne de brume, op.cit, p. 13.

548 Idem.

549 Ibid, p.257.

550

197 « Le patron gratta furieusement ses cheveux roux. Les jambes bien écartées sur le bois du radeau, il s’efforça en vain de ne pas se laisser entraîner en arrière par ses souvenirs. Des événements tragiques lui avaient cloué son enfance sur la poitrine pour la vie. Il avait à peine cinq ans. Il se nommait Timothy Burke. Ses parents, des immigrants irlandais, étaient morts de misère et de choléra en mettant le pied sur le sol de l’Amérique, à l’île de la Quarantaine. »551

L’oeuvre est donc constituée d’une longue analepse dans laquelle le narrateur relate la vie du personnage, de son enfance jusqu’à ce jour du mois d’août 1885 qui verra sa mort. Au long de l’analepse, on découvre le jour où « il annonça à sa mère que désormais il se ferait appeler Tim Bellerose »552 mais aussi son union avec Emilie Letourneau ou ses premières entreprises, le commerce d’anguilles qui le conduit à New-York puis celui du bois qui va le conduire jusqu’en Angleterre. Plus loin ce sont ses déboires financiers qui occupent le récit.

Cependant, Louis Caron complexifie la structure temporelle en entrecoupant cette analepse du récit de Hyacinthe Bellerose. Tout comme dans Le Canard de bois, le récit des aventures de ce dernier en 1837 était entrecoupé de celui des aventures de Bruno Bellerose en 1935, on découvre dans La Corne de Brume, le devenir de Tim Bellerose après l’exil de son père pour l’Australie et, en parallèle, le récit de ce père.

Dans Le Canard de bois, les récits étaient centrés sur Hyacinthe et Bruno, Tim apparaissait dans l’excipit. Dans La Corne de brume, les récits sont centrés sur Tim et Hyacinthe. Le personnage de Bruno apparaît dans l’Epilogue qui lui est intégralement consacré et qui le représente, deux ans après la mort de son père, en 1937. Les trois personnages fondateurs de la trilogie sont donc à nouveau réunis dans l’œuvre.

Le troisième tome, quant à lui, intitulé Le Coup de poing, semble tout d’abord, dans l’incipit, rompre avec les analepses puisqu’il campe le personnage de Bruno Bellerose en 1970. Ce point a été développé par l’analyse de cet extrait dans la première partie de notre travail553. Cependant, parallèlement aux événements de la crise d’octobre 1970 dont les personnages vont devenir des protagonistes, l’auteur relate les souvenirs de Bruno et de Jean-Michel. Tous deux racontent leur passé à Lucie, la troisième protagoniste de ce volume.

551 Idem.

552 Ibid, p.37.

553

198 Ainsi, contrairement à ce qu’une première lecture de la trilogie pourrait faire penser, il ne s’agit pas de raconter trois moments de l’Histoire du Canada-français devenu Québec, mais de retracer presque toute son Histoire depuis les rébellions de 1837.

Afin de clarifier ces éléments temporels, nous proposons ce tableau qui récapitule la présence des personnages masculins de la lignée des Bellerose dans les différents volumes de la trilogie ainsi que les époques qui sont associées à leurs apparitions.

Hyacinthe Bellerose

Tim Bellerose Bruno Bellerose Jean-Michel

Bellerose Le Canard de Bois 1837 Une année 1837 Présent en fonction de la narration 1935 Environ 2 journées 1 La Corne de brume 1837-1867 Récit à la 1ère personne de son

exil, depuis son départ en Australie

jusqu’à son retour à Port Saint-François et sa mort 1885 Personnage principal : + analepses de 1836 à 1885 1937 Présent uniquement dans l’Epilogue 1 Le Coup de

poing Evoqué par Bruno 1

1970 + analepses de 1935 à 1970 1970 + analepses de 1950 à 1970

Ainsi, de 1837 à 1970, la narration est presque continue554. Les structures temporelles de l’œuvre sont complexes puisque les récits indiqués dans le tableau ci-dessous sont entrecroisés au sein d’un même volume. Le lecteur passe ainsi, par exemple, du bateau de Bruno en octobre 1970 au « Nicolet des années 1950, [où] Bruno accédait à une prospérité à laquelle aucun des membres de sa famille n’aurait jamais rêvé. »555 Ces entrelacements de récits recèlent un intérêt particulier : ils permettent à l’auteur de placer les narrations en résonance. Ainsi, les propos attribués à Hyacinthe font parfois écho à ceux de Bruno, leurs expériences semblent, à

554

On remarque une ellipse entre les personnages de Tim et Bruno. Celle-ci est annoncée dès l’excipit du Canard

de bois.

555

199 travers le temps, similaires. Les luttes de ces hommes ne deviennent alors que le récit d’un seul combat, celui de la dignité humaine. La résonance entre les différents personnages est aussi créée par à la récurrence d’un motif, le bois.

2.2 Un fil conducteur: le motif du bois

Louis Caron introduit, dans cette lignée bousculée par le temps, un fil conducteur : le motif du bois. Il est surtout présent dans les deux premiers tomes de la trilogie qui sont ceux dont la structure temporelle est la plus complexe.

Il est tout d’abord présent dans l’évocation des Bois-Francs que quitte Hyacinthe dans l’incipit du Canard de bois, puis dans celle du camp du major Hubert qu’il rejoint plus loin dans l’œuvre, ce « pays de collines chargées de pins où le major Hubert avait un chantier »556.

Le motif du bois est enfin présent dans La Corne de brume, à travers les arbres que transporte Tim Bellerose, le fils adoptif de Hyacinthe Bellerose :

« Le radeau avait la superficie d’une bonne petite église de village, mais tout ressemblance avec une nef s’arrêtait là. […] C’était de cette façon qu’on expédiait à Québec, sur le cours des rivières et du fleuve Saint-Laurent, le bois coupé dans les forêts du Nord-Ouest. Les marchands de Québec avaient des équipes d’ouvriers dont la fonction était de défaire ces radeaux et d’en charger les pièces sur des navires à destination de l’Angleterre, où on en ferait des bateaux qui viendraient à leur tour chercher du bois au Canada. »557

Mais ce motif est aussi présent à travers les arbres qu’il va faire transporter, à l’apogée de sa carrière de marchand :

« Pour la plupart des Canadiens, ceux du Haut comme du Bas-Canada d’ailleurs, le bois c’étaient des arbres, des radeaux qui flottent à la rigueur, et rien de plus. Pour le reste, mystère et Saint-Esprit. Les Anglais d’Angleterre s’en occupaient. Pendant son séjour à

556 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p.197.

557