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ROMAN HISTORIQUE

3. Écrire l’histoire, réécrire la mémoire

3.3 Les enjeux de la mémoire

On a bien compris que la démarche et les objectifs n’étaient pas tout à fait identiques au sein des écritures de l’Histoire : le discours historique, toujours dans son optique scientifique, va pour sa part mettre le passé à distance tandis que le récit va chercher à retrouver l’essence d’un moment, à travers les sens. Le roman historique participe, en effet, à l’inscription de l’Homme dans un temps qui le dépasse. Pour Zoé Oldenbourg, « le roman d’Histoire correspond à un besoin réel de l’homme occidental, spirituellement déraciné, privé des ses

346 Ibid, p.168.

347 Idem.

348 Barbéris, Pierre, « De l’histoire innocente à l’histoire impure », op.cit, p.264.

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123 mythes, et avide de s’intégrer dans un passé humain. »350 Ce dernier paraissant parfois devenir totalement inaccessible. Or, sans lien entre le passé et le présent, l’Homme ne peut plus se situer. La critique l’explique également en ces termes :

« Nous avons besoin de notre passé, non seulement parce qu’il est en train de disparaître avec une vitesse alarmante, mais parce qu’il est riche d’un potentiel immense de valeurs humaines que notre civilisation a abusivement « démythifiées ». »351

Écrire l’histoire, c’est donc incarner les questions de notre temps, temporalité conjuguée au passé comme au présent. Le roman historique répond à un besoin humain, celui de « s’intégrer dans le passé »352. Non pas dans une démarche passéiste mais parce que, comme nous le verrons plus loin, l’être humain ne peut s’envisager sans passé. Les écritures de l’Histoire ne relèvent pas seulement de la fiction, ni de l’Histoire. Une telle dualité doit être dépassée pour prendre en compte la démarche esthétique comme l’engouement des lecteurs. Ils peuvent s’expliquer par la proximité avec le mythe puisque ces écritures, parce qu’elles relèvent de la littérature, s’adressent, pour reprendre les mots de Pierre Barbéris, « à la fois à l’histoire et au mythe »353. Or, le muthos est « le récit, la légende » mais aussi, sociologiquement, la représentation collective, fût-elle stéréotypée. Les écritures de l’Histoire répondent donc à notre appétit de cohérence face aux questions de notre existence. Parce qu’elles tracent notre passé, ou plus précisément le lien entre présent et passé, ces écritures prennent en charge notre besoin ontologique de sens, de transmission, d’histoires ordonnées. Elles y répondent par leurs moyens et par la résonance que le texte va trouver chez chacun d’entre nous. Selon Jacques Mathieu, « les représentations symboliques d’une collectivité ont toujours eu plus de force que les réalités factuelles. »354 Par l’écriture, le passé devient histoires et parce que nous en sommes indubitablement habités, ces dernières nous permettent de l’assimiler.

Écrire l’histoire, réécrire l’Histoire, c’est exercer la mémoire afin de faire revivre le passé pour ordonner le monde, notamment dans sa continuité temporelle :

350

Oldenbourg, Zoé, op.cit, p.135.

351 Ibid, p.134.

352 Ibid, p.135.

353 Barbéris, Pierre, op.cit, p.264.

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124 « Par la mémoire, l’individu vise et appréhende continûment le monde, il manifeste ses intentions à son égard, le structure et le met en ordre (dans le temps et dans l’espace) et lui donne du sens. »355

Le sens donné confine à l’essence. Donner une direction aux événements, en révèle la signification. Se souvenir ce n’est pas seulement remettre au jour un événement passé, coupé du présent et exclu à jamais de cette temporalité, c’est aussi rétablir le lien entre passé et présent. L’importance de ce lien n’éclate jamais mieux que lorsqu’on l’envisage par la négative : qu’engendre une absence de mémoire ? L’absence de mémoire côtoie l’absence de passé car même s’il a été, il ne subsiste que dans les traces qu’il a laissées, qu’elles soient mémorielles ou tangibles à travers des photos, des films ou des écrits. Or l’absence de passé ébranle toute construction identitaire. Mémoire et identité sont intimement liées et cela semble valable pour l’identité individuelle, objet d’étude de la psychologie, comme pour l’identité collective qui relève, quant à elle, de la sociologie. Pour Joël Candau, « il n’y a pas de quête identitaire sans mémoire et, inversement, la quête mémorielle est toujours accompagnée d’un sentiment d’identité »356. Écrire l’H(h)istoire, par l’entreprise mémorielle sous-jacente et présupposée, participe donc d’une quête identitaire. La littérature, en tant que média de la pensée, permet d’inscrire le passé dans un discours présent, et par cette trace, d’envisager les contours d’une identité qui s’écrit. Pierre Nepveu l’explique ainsi dans L’Ecologie du réel :

« La littérature, en particulier, fait advenir une conscience au présent, en train d’advenir à l’existence, et par là forcément hantée par une mémoire qui lui donne son sens »357.

Mais de quelle mémoire s’agit-il ? Mémoire individuelle ? Mémoire collective ? La mémoire individuelle est-elle au service de la mémoire collective ? Chacun se trouve récepteur de multiples discours qui vont contribuer à construire sa mémoire du passé, que celui-ci soit personnel, historique ou collectif. La mémoire est donc fondamentalement individuelle, elle va être le résultat composite de connaissances, que chaque être va glaner ou chercher par sa proximité plus ou moins grande avec les textes, par son avidité – ou non – à connaître non seulement son passé familial, national mais aussi l’histoire du monde, des hommes. Qu’entendons-nous alors par « mémoire collective » ? Est-il possible qu’un ensemble d’êtres humains possède des représentations, sinon exactement identiques, du moins convergentes et

355 Candau, Joël, op.cit, p.52.

356 Ibid, p.10.

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125 tendant vers une représentation, fût-elle plurielle, d’un évènement ou d’un fait ? Pierre Nora, dans La Nouvelle histoire, propose une définition de la mémoire collective :

Il s’agit du « souvenir ou de l’ensemble des souvenirs conscients ou non, d’une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité et dont le sentiment du passé fait partie intégrante de l’identité. »358 Les propos de Jacques Mathieu et Jacques Lacoursière peuvent compléter cette définition :

« L’identité d’une personne ou d’une collectivité est ce qu’elle est, comment elle est vue et comment elle se voit. Cette représentation de soi, où le mythe l’emporte sur la réalité, est au cœur de l’identité. Elle génère des sentiments d’appartenance où le passé fournit une expérience utile au choix d’une destinée. »359

La notion de mémoire collective est indissociable de celles de la représentation et de l’identité. Par les textes, qui sont des représentations, nous percevons une expression de la mémoire collective, ce qui contribue à construire notre identité. L’expérience et cette connaissance du passé participent de notre définition en tant qu’individu ou collectivité :

« L’expérience du passé dont le rappel est toujours plus ou moins précis nous singularise comme individu et comme collectivité. Elle a pu être transmise dans la famille, apprise à l’école ou acquise au contact des autres. Elle permet de fonder des choix de vie sur des connaissances. Elle repose sur l’émotion autant que sur la raison. »360

Or, selon ces auteurs, la société québécoise a vu son passé et les représentations de son passé évoluer. Délaissant certains mythes ayant particulièrement trait à la religion ou à la terre, les Canadiens-français devenus québécois ont dû conjuguer à nouveau leur passé pour qu’il soit plus en adéquation avec leur présent. Ainsi, les sociologues révèlent par exemple, que les figures du voyageur, du missionnaire ou du bûcheron361, si elles ont nourri l’imaginaire des Canadiens-français, ne correspondent plus à l’identité québécoise contemporaine. Dès lors, la mémoire a travaillé pour notamment oublier ou reléguer au second plan certains mythes et en proposer d’autres afin de toujours assurer la cohésion du groupe social. Car la mémoire, si elle

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Nora, Pierre, in Mathieu, Jacques & Lacoursière, Jacques, op.cit, p.20.

359 Ibid, p.5.

360 Mathieu, Jacques & Lacoursière, Jacques, op.cit, p.11.

361 A ce propos, l’ouvrage de Mathieu, Jacques & Lacoursière, Jacques proposent un long développement sur les espaces québécois, pp.37-93.

126 est acte de souvenance, est aussi acte d’oubli. En confrontant le présent et le passé, ou les représentations qui en subsistent, les auteurs québécois vont faire œuvre d’oubli pour faire resurgir d’autres figures, afin d’interroger et d’incarner une nouvelle Histoire. Puisque l’écriture de l’Histoire est l’interrogation hic et nunc d’un temps antérieur, les réponses obtenues sont nécessairement différentes de celles d’hier, une variable ayant été modifiée. Jacques Mathieu et Jacques Lacoursière l’expriment ainsi en ce qui concerne le Québec, « au cours des dernières décennies, la mémoire collective québécoise s’est adaptée à des circonstances et à des contextes variés et nouveaux. Les observations de notre temps […] ont exploré de nouveaux lieux de constitution d’un passé mythique et de la conception de soi. » 362 Les nouvelles traces du passé, réalisées par les écritures de l’Histoire des années 1980-1990, contribuent non seulement à dessiner des nouveaux mythes, toujours garants de l’ordre de la société, mais aussi à proposer des représentations différentes, reflets des contours d’une identité en évolution et en construction. Ces récits, qui proposent une autre vision du passé, expriment l’identité en mutation, qui loin de s’y trouver définie, est surtout interrogée. L’identité québécoise est en question et c’est notamment cette identité que nous lirons dans la prochaine partie grâce aux textes du corpus. Pour conclure nous voulons mettre en évidence les mots de Mathieu et Lacoursière qui, au terme de leurs recherches sociologiques sur les mémoires québécoises, expriment précisément le lien entre passé, mémoire et identité au Québec.

« Dans l’identité québécoise subsistent deux discours opposés. Les uns préfèrent celui qui éveille la nostalgie des temps passés, y trouvant une certaine sécurité. Les autres, tournés vers la modernité, ont tendance à rejeter le passé en bloc, lui niant toute pertinence : de véritables amnésiques. Entre les deux subsiste un écart de temps consacré à la révision du passé et au renouvellement de la mémoire. Car le recours à l’expérience du passé est un processus inaliénable à la définition de son avenir.

Comprendre la présence du passé dans le présent, comprendre le fonctionnement des mémoires collectives, c’est finalement pouvoir mieux orienter son destin. « Se connaître soi-même », comme individu et comme collectivité, c’est mettre à profit son expérience pour savoir ce que l’on veut ; c’est reconnaître ce que l’on doit pour savoir ce que l’on vaut ; c’est préciser ses engagements, choisir à chaque instant ce que l’on veut être ; autrement dit, c’est définir son identité. »363

362 Ibid, p.373.

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127 Ainsi est en partie tracé notre cheminement critique. Après avoir, dans le premier chapitre, envisagé l’Histoire de l’Histoire, après avoir, dans le second, analysé ses rapports à la littérature et tenté de définir la notion de roman historique, nous avons dans ce dernier chapitre tracé les lignes majeures de ce que signifie pour nous les écritures de l’histoire, un enjeu qui dépasse largement les histoires du passé et qui interroge non seulement notre rapport au passé, notre présent mais aussi notre représentation du monde, de sa construction, de son ordre. Les textes, en ce qu’ils sont traces de représentations individuelle et collective, constituent le lieu d’expression privilégié de ces interrogations et de ces constructions. Ils se situent dans cet « écart de temps » que nous nous proposons maintenant d’interroger.

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