• Aucun résultat trouvé

Divergences, distorsions et création romanesque

Du discours historique aux discours romanesques

Chapitre 3 : La révolte des Patriotes (1837-1838)

2.2 Divergences, distorsions et création romanesque

Les principales divergences se manifestent dans des éléments qui deviennent, sous la plume de Caron, des péripéties de l’histoire : les élections des députés, les résolutions Russel et les moments des luttes armées. Le romancier reprend des données historiques mais exploite pleinement les ressources de l’écriture romanesque pour les organiser à sa guise.

2.2.1 Les élections, une nouvelle péripétie

Le premier élément qui apparaît dans la fiction sans être attesté par le discours historique est l’annonce des élections de la Chambre. Celles-ci font suite, dans Le Canard de bois, à une dissolution de la Chambre, annoncée par le major Hubert, figure à la fois commerciale et politique :

475

166 « Le major Hubert se démenait pour se dépêtrer de sa colère :

- Ecoutez-moi ! J’arrive de Québec. La Chambre d’assemblée a été convoquée. Tous les députés du parti Patriote ont refusé d’adopter les crédits. Moi le premier. Et savez-vous ce qu’a fait le gouverneur ? […] il a fait dissoudre l’assemblée. Depuis hier, vous n’avez plus de député. »476

La décision de ne pas voter les subsides fut effectivement celle des parlementaires en août 1837. Mais rien n’indique dans le discours historique que ce refus fut suivi d’une dissolution de la Chambre. Cependant, ce choix narratif va permettre à l’auteur de produire deux discours idéologiquement opposés dans l’œuvre, celui du major Hubert, partisan des Patriotes, et celui du notaire Plessis qui sera choisi par le marchand Smith pour représenter les anglophones. Il est d’ailleurs significatif que l’auteur choisisse un personnage auquel il a attribué une ascendance aristocratique française pour représenter les opposants aux Patriotes. On comprend ainsi que pour Caron, l’opposition entre les Patriotes et les autres habitants du Bas-Canada réside moins dans une question de communautés, notamment linguistique, que dans une répartition des richesses et une oppression du peuple.

2.2.2 Le major Hubert, une figure romanesque et politique

Le portrait du major Hubert, qui devient une figure centrale de la fiction, a été établi auparavant dans l’œuvre puisque c’est à la suite de la mise à l’eau de son bois que le personnage intervient pour la première fois. La scène est symbolique puisqu’il interrompt un dîner entre le « seigneur Cantlie, le notaire Plessis, son chargé d’affaires et le marchand Smith »477, dîner qui permet de rappeler les forces en présence à cette époque et d’annoncer les associations politiques qui interviendront plus loin dans le roman. Une fois ces classes dominantes présentées, Louis Caron fait intervenir le major Hubert, d’emblée dépeint comme un personnage d’action et, donc, en action :

« Le major Hubert avait abandonné son cheval et sa voiture noire sous un arbre, et venait vers eux à grands pas. Il était major de milice et surtout député du comté de Nicolet à la Chambre d’assemblée à Québec. Membre du parti Patriote de ce M. Louis Joseph Papineau qui profitait de sa majorité à la Chambre pour mettre des bâtons dans

476 Ibid, p.145.

477

167 les roues du carrosse du gouverneur et chicaner la conduite des membres du Conseil exécutif dont celui-ci était entouré. Commerçant de bois et entrepreneur de construction, c’était lui qui était chargé de tous les travaux de quelque importance dans le comté. »478

D’après nos recherches, ce personnage est issu de l’imagination de l’auteur. En créant le major Hubert, Caron poursuit le travail qui est le sien tout au long de la trilogie des Fils de la liberté : l’incarnation de l’Histoire. Le personnage du major Hubert, sans être un double de Papineau, est celui qui va représenter, sur le plan politique, les idées de cet homme politique et de tous ceux qui l’ont suivi. Or, ce qui est caractéristique de l’œuvre et de ses personnages, c’est qu’ils ne sont jamais univoques. Ils sont, au contraire, empreints d’humanité, parfois habités par les doutes ou en proie à des sentiments contradictoires. Il en est ainsi du personnage du major Hubert :

« Le major Hubert jubilait. La perspective des élections le réjouissait, mais il se dit qu’il valait mieux ne pas trop le faire voir pour que ses partisans ne se laissent pas emporter par un excès de confiance. »479

Mais quelques pages plus loin, nous pouvons lire :

« La belle assurance du major Hubert avait fondu comme neige au soleil, laissant une petite mare de doute sur le comptoir du cordonnier. »480

Le personnage est donc créé dans toutes ses dimensions et Louis Caron exploite dans ces lignes ce qui est totalement exclu du discours historique, la sphère privée voire intime du personnage. En rendant leur sensibilité aux acteurs de l’Histoire, ou à ceux qui les représentent dans la diégèse, le romancier glisse précisément du côté de la fiction mais rend également sensible au lecteur les hésitations de ces hommes. En les incarnant, il les rend vivants. En les incarnant, il conduit le lecteur à « s’intégrer dans un passé humain »481, donc à éprouver son passé.

2.2.3 Les Résolutions Russel , la rébellion de 1838 ou l’accélération temporelle

478 Ibid, p.100.

479 Ibid, p.146.

480 Ibid, p.150.

481

168 A partir du moment où la dimension politique est intégrée à la diégèse, on peut lire une répartition des personnages en deux groupes, ce qui est cristallisé par la scène chez le seigneur Cantlie et que Caron symbolise par l’occupation de l’espace alors que les censitaires sont venus apporter leurs redevances et que la fête bat son plein à la seigneurie :

« Il n’était pas peu significatif que les censitaires se soient approchés au pied de la charrette et que le seigneur et les notables se soient tenus derrière. En tout cas, cela permettait au major de faire de l’effet en désignant tour à tour les uns et les autres pour les assimiler à son gré aux voleurs ou à leurs victimes. »482

Louis Caron imagine également un discours du major Hubert venant d’apprendre la décision de Londres prise en retour des revendications des parlementaires.

« Hubert était content. Il tenait son auditoire.

- Pour ceux qui ne me croyaient pas encore, ce pli contient la preuve que l’Angleterre nous vole. Vous savez que le gouverneur a fait dissoudre la Chambre parce que les députés refusaient d’adopter les crédits. […] Mais l’Angleterre est restée sourdre à nos justes revendications. On vient de m’apprendre à l’instant qu’elle a décidé de passer outre au pouvoir légitime de la Chambre en autorisant le gouverneur à puiser dans les coffres de l’armée pour administrer le pays. A quoi sert-il maintenant d’élire les députés de la Chambre ? En agissant ainsi, l’Angleterre se fait non seulement la complice de ses Bureaucrates corrompus mais encore, en violant la Constitution, elle maintient les inégalités dont nous sommes victimes. »483

En donnant la parole au personnage du major Hubert, Louis Caron expose les thèses du parti Patriote. Le discours argumentatif attribué à ce personnage reprend clairement les différentes données historiques et explique l’enchaînement des événements. Cet élément correspond dans les faits aux dix résolutions Russel, dont l’une d’entre elles autorise le gouverneur à outrepasser l’avis de la Chambre concernant le budget. Cependant ces résolutions ont été adoptées en mars 1837. On voit ici que Louis Caron opère une distorsion temporelle puisque la scène à la seigneurie se déroule à l’été 1837 alors que l’on trouve peu avant l’indication temporelle d’un « dimanche d’août triomphant »484.

482 Ibid, p.180.

483 Ibid, p.180.

484

169 Cette distorsion temporelle n’est pas la seule dans le roman. Elle concerne également la rébellion de 1838. En effet les données historiques montrent qu’après l’échec de 1837 les chefs du mouvement Patriote, dont Papineau, se sont retrouvés aux Etats-Unis d’où certains ont préparé une nouvelle rébellion qui a eu lieu à l’hiver 1838. Après l’échec de cette rébellion la cour martiale s’est tenue à partir du 28 novembre 1838. Or, dans Le Canard de bois, au lieu de les situer en novembre 1838, Louis Caron transpose l’épisode « en cette fin d’année 1837 »485. La bataille finale est incluse dans la narration puisque le personnage de Hyacinthe y prend part. Elle fait donc l’objet d’un long développement et est suivie du récit de la nuit pendant laquelle les femmes et les Patriotes se réfugièrent dans l’église de Port Saint-François. Ce sujet, suivi de l’altercation avec les forces anglaises qui conduit à la mort du notaire Plessis et à l’arrestation des hommes, dont Hyacinthe Bellerose, n’est pas, selon nos recherches, attesté. Ces faits restent cependant plausibles.

Enfin, Louis Caron précipite également la tenue de la cour martiale puisque celle-ci se tient dans le roman à l’hiver 1837 alors que dans la réalité elle s’est tenue à l’hiver 1838-1839. Ceci peut être déduit des propos tenus par un des avocats lors du procès de Hyacinthe Bellerose : « Il est revenu dans la paroisse du Port Saint-François il y a un peu moins d’un an ? »486. Sachant que le retour de Hyacinthe s’est effectué en « janvier 1837 »487, nous pouvons conclure que Louis Caron fait bien se tenir la cour martiale à l’hiver 1837 et anticipe ainsi tous les événements d’une année.

Ces trois distorsions temporelles permettent à l’ensemble de la narration concernant le personnage de Hyacinthe Bellerose de se dérouler sur une année, l’année 1837. Caron opère donc une contraction temporelle importante qui contribue à dramatiser le récit. En effet, au lieu d’étendre son récit sur deux années complètes, ce qui l’aurait conduit à effectuer de nombreuses ellipses temporelles, il resserre la narration autour des événements politiques puis de la lutte armée finale. Les péripéties se suivent à un rythme relativement soutenu, la dramaturgie des faits laissant le lecteur en haleine. Ainsi, entre la scène à la seigneurie Cantlie située en août 1837 et la lutte de novembre 1837, Caron intègre une ellipse pendant laquelle Hyacinthe quitte le village de Port Saint-François pour préparer les chantiers d’hiver. Ces deux mois sont racontés en deux pages par Louis Caron à l’aide d’une analepse introduite par les données

485 Ibid, p.229.

486 Ibid, p.293.

487

170 temporelles suivantes : « Depuis qu’il était arrivé inopinément un matin de septembre, il s’était conduit comme un agneau dans la bergerie. »488

Cependant, la dramatisation du récit ne nous semble pas être la seule hypothèse à formuler pour interpréter ce resserrement temporel. En effet, le rythme du récit contribue également à relier différemment les éléments politiques et la lutte armée de ces hommes. En les plaçant dans une proximité temporelle, Louis Caron ne peut que souligner le lien entre les décisions prises par Londres dans les résolutions Russel et les luttes armées qu’il situe entre septembre et novembre 1837. Les rapports cause/ conséquence sont ainsi soulignés. L’organisation temporelle du roman, et ses distorsions tout particulièrement, permettent de mettre en valeur la responsabilité des politiques dans l’issue de cette crise. Tout en conservant les données historiques, Louis Caron réorganise l’Histoire pour en faire apparaître les enchaînements. En bouleversant la temporalité, il contribue à construire une autre représentation de cet épisode historique. En le rendant plus lisible, il le mythifie.