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Du discours historique aux discours romanesques

Chapitre 3 : La révolte des Patriotes (1837-1838)

2.1 Le Coup de poing, Louis Caron

Certains éléments de l’Histoire sont présents dans le roman. Le Coup de poing est le troisième et dernier volume de la trilogie intitulée par Louis Caron Les fils de la liberté. Cet

178 ouvrage est paru en 1990, 20 ans après les événements d’Octobre 1970. Les faits sont essentiellement évoqués dans le début du roman. Le premier indice temporel est celui du « 17 octobre 1970, peu après minuit ». Cependant, à cette date n’est pas immédiatement associée la mort de Pierre Laporte. Celle-ci n’apparaît que quelques pages plus loin, dans la bouche d’un personnage secondaire, Ti-Bé :

« T’as entendu ça ? Le Front de Libération du Québec a tué le ministre, enchaîna Ti-Bé comme s’il comptait apprendre la nouvelle à son hôte. Moi, ça ne me dérange pas, mais eux autres, le gouvernement, ils laisseront pas faire ça. Les FLQ, ils font mieux de tenir leurs tuques. »511

Le nom même du ministre n’est pas prononcé.

Le début de la crise est narré dans une longue analepse menée par un narrateur omniscient. Ainsi, le lecteur partage avec deux des personnages principaux, Jean-Michel Bellerose et Lucie Courchesne, l’annonce de l’enlèvement mené par la cellule Libération : « La radio annonçait que le Front de libération du Québec revendiquait l’enlèvement de James Richard Cross, l’attaché commercial britannique à Montréal. »512

Les autres étapes importantes de la crise sont évoquées : le refus du ministre de la Justice, Jérôme Choquette, le 10 octobre, et l’événement qui en découla, l’enlèvement de Pierre Laporte :

« Le 10 octobre, en fin d’après-midi, le ministre de la Justice du Québec, Jérôme Choquette, répondit par la négative à la dernière exigence des ravisseurs du Britannique [la remise en liberté des prisonniers politiques]. En échange de leur prisonnier, il leur proposait toutefois l’octroi de sauf-conduits vers un pays étranger. La cellule Libération allait s’y résigner quand, moins d’une heure plus tard, vers 18 h 18, le ministre du Travail du Québec, Pierre Laporte, fut kidnappé devant sa demeure à Saint-Lambert, en banlieue Sud de Montréal. »513

511 Caron, Louis, Le Coup de poing, op.cit, p.24.

512 Ibid, p.63.

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179 La fin de l’analepse permet au narrateur omniscient d’évoquer rapidement les événements qui ont suivi : la lettre adressée par Laporte à Bourassa, les négociateurs nommés, à savoir Me Robert Lemieux pour le FLQ et Me Robert Demers pour le Québec ; la mise en application de la Loi des mesures de guerre et enfin la tentative de fuite de Pierre Laporte :

« À la même heure, ce même jour du 16 octobre, en fin d’après-midi, dans la maison de Saint-Hubert où la cellule Chénier le retenait prisonnier, le ministre Pierre Laporte tentait lui aussi de s’échapper en fracassant une vitre de la chambre où ses ravisseurs le retenaient enchaîné. »514

À la fin de cette longue analepse, les indices temporels se feront plus discrets et le temps se distendra, comme nous le verrons dans une deuxième partie. Pour le lecteur néophyte, ignorant des conditions dans lesquelles s’est déroulée la crise d’Octobre, les jalons sont donc posés et, à la limite, peu importe qu’ils soient conformes ou non à une réalité passée.

Cependant, analyser les marges créatrices de l’auteur permet aussi de mettre en lumière les éléments constitutifs du roman et qui ne font pas référence à l’Histoire. En effet, Louis Caron souligne, dès la préface, sa volonté d’imaginer d’autres éléments qui vont permettre à l’histoire de se dérouler sous l’égide d’une Histoire première, source de création. L’auteur précise ainsi ses objectifs dans l’avant-propos :

« En fondant ce roman sur des événements récents de l’histoire du Québec, je n’ai pas dévié de la méthode qui présidait à l’écriture de mes œuvres enracinées dans un passé plus lointain. J’ai d’abord rassemblé un faisceau de faits connus, de façon à dessiner une toile de fond si précise que personne ne puisse douter de son authenticité puis, dans ce décor, j’ai jeté pêle-mêle des personnages imaginaires et l’ombre d’individus ayant réellement existé. Deux cellules étaient à l’œuvre au Québec en octobre 1970. J’en ai créé une troisième. En agissant ainsi, je persistais dans ma démarche qui consiste à nous placer, auteur, lecteurs et lectrices en situation de nous demander comment nous aurions agi si nous avions été protagonistes de ces péripéties. […] En ma qualité de romancier, j’ai simplement tenté, une fois de plus, de repousser la frontière entre l’imaginaire et l’imaginé. »515

514 Ibid, p.74

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180 C’est donc dans cette troisième cellule que la distance entre événements historiques et diégèse s’installe, permettant le récit. Cette troisième cellule est intitulée par l’auteur « cellule Papineau ». Elle est, à l’image des autres événements, évoquée dès le début du roman dans la longue analepse institutive du récit :

« Trois cellules du Front de Libération du Québec étaient à l’œuvre. La première, Libération, élaborait la doctrine du mouvement. La seconde, Chénier, pourvoyait à son financement en organisant des hold-up. Marc Bouvier, un rédacteur de nouvelles à la Société Radio-Canada, dirigeait la troisième. Elle était connue sous le nom de Papineau. Jean-Michel Bellerose, le gros Pierre, Jacquot et Fernand en faisaient partie. »516

Il est intéressant d’analyser la présentation de ces trois cellules. Les deux premières sont réduites à leur rôle, leur fonction. La dernière est immédiatement incarnée, par différents noms : celui de Papineau tout d’abord, par son dirigeant, ensuite, un personnage nommé Marc Bouvier. Enfin, incarnée par un de ses membres : Jean-Michel Bellerose. On remarquera qu’il est le seul des membres à être désigné par ses nom et prénom ; le lecteur averti reconnaît ici le patronyme des autres personnages créés dans la trilogie de Louis Caron.

Dans le roman, les cellules Libération et Chénier sont très peu évoquées. L’attention est portée sur la cellule Papineau, qui serait à l’origine des événements d’Octobre. Dans Le Coup de poing, l’Histoire ne débute pas le 5 octobre, avec l’enlèvement de James Cross, mais le 4 octobre 1970.

« Huit heures, le 4 octobre 1970. Bouvier rajusta sa mèche et sonna, tandis que chacun enfonçait sa cagoule sur sa tête. Trop tard pour tergiverser.

On est chez Denis Leclerc, annonça Marc Bouvier.

Tous ceux qui réprouvaient la politique du Parti Libéral honnissaient cet homme invisible qui menait le premier ministre et le Québec à sa guise, à titre de conseiller spécial de Bourassa. »517

Cette tentative se soldera par un échec : le personnage de Denis Leclerc est absent de son domicile, le ministre l’ayant appelé en pleine nuit. Imaginer cette tentative avortée et la

516 Ibid, p.39.

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181 faire chronologiquement précéder les autres enlèvements prennent sens à deux niveaux : du point de vue de la diégèse, c’est cet événement qui aurait déclenché les autres. C’est d’ailleurs ce qui est suggéré par un discours indirect libre attribué au personnage de Jean-Michel Bellerose :

« Après l’échec de sa tentative, Bouvier avait-il suggéré à la cellule Libération d’entrer immédiatement en action, pour montrer l’ampleur et la cohésion de l’organisation ? Jean-Michel se mit à hurler comme quand les Canadiens marquent un but au Forum de Montréal. Il se rembrunit en pensant que sa propre équipe avait été éliminée en quart de finale. »518

Une autre interprétation peut être formulée à la lecture de cette construction narrative : ici, l’imaginaire précède le réel.