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CHAPITRE 1 Des fondements aux récents

3. La théorie des parties prenantes

3.5. Typologies des parties prenantes

3.5.3. Typologie des parties prenantes par attributs : pouvoir, légitimité et urgence

Parmi toutes les tentatives d’identification et de catégorisation des parties prenantes, la typologie proposée en 1997 par Mitchell, Agle & Wood est certainement une des plus mobilisées, notamment parce qu’elle comporte l’avantage de fournir un modèle plus seulement descriptif mais aussi dynamique. L’objectif, pour les auteurs, est de contribuer à répondre à la question posée par Freeman en 1994 « who and what really counts ? ». La

typologie des parties prenantes proposée par Mitchell, Agle & Wood permet d’analyser leur niveau d’influence sur l’organisation en fonction de trois caractéristiques ou attributs :

- le pouvoir : le pouvoir d’influencer les décisions de l’organisation ; - la légitimité : le degré de légitimité dans les relations avec l’entreprise ;

- l’urgence : le caractère urgent des droits (ou attentes) que les parties prenantes peuvent exercer sur l’entreprise.

Les auteurs définissent sept catégories de parties prenantes selon qu’elles possèdent un, deux ou trois de ces attributs. Une fois les parties prenantes clairement identifiées et catégorisées, l’organisation peut et doit s’attacher à gérer au mieux ses relations avec elles.

Le pouvoir

La définition du pouvoir retenue par les auteurs découle de celle de Pfeffer qui la définit comme suit :

« a relationship among social actors in which one social actor, A, can get another social actor, B, to do something that B would not otherwise have done.1 » (Pfeffer, 1981, cité par Mitchell, Agle & Wood, 1997, p. 865)

Les auteurs notent que le pouvoir peut être coercitif, lorsqu’il s’exerce à travers la force, la restriction ou même la violence ; utilitaire, lorsqu’il est basé sur les ressources matérielles ou financières ou normatif lorsqu’il est fondé sur des ressources symboliques (par exemple, le prestige).

Les parties prenantes dotées de cet attribut peuvent l’utiliser pour imposer leur volonté dans la relation qu’elles entretiennent avec l’organisation concernée. Il s’agit d’un pouvoir d’influence des décisions organisationnelles qui dépend des ressources contrôlées par les parties prenantes et de leur degré d’interdépendance avec l’organisation. En effet, toutes les entreprises ont besoin d’accéder à des ressources détenues par des groupes externes. En contrepartie, ces parties prenantes attendent que certaines de leurs exigences soient satisfaites (Pfeffer & Salancik, 1978).

1 « une relation entre des acteurs sociaux au sein de laquelle un acteur social A peut faire faire à un autre acteur social B ce qu’il n’aurait pas fait sans cela. » (Traduction libre)

La légitimité

La notion de légitimité est assez complexe à définir et à opérationnaliser car elle renvoie à des représentations sociales, le plus souvent subjectives, qui varient selon le niveau d’analyse retenu (individuel, organisationnel ou sociétal). De plus, la littérature n’envisage pas toujours la légitimité organisationnelle sous le même angle.

Pour les tenants de l’approche stratégique (Pfeffer & Salancik, 1978), la légitimité est une ressource opérationnelle que les organisations tirent de leur environnement culturel et qu’elles utilisent pour réaliser leurs objectifs. Pour les défenseurs de l’approche institutionnelle (DiMaggio & Powell, 1983), la légitimité est un ensemble de « croyances constitutives ». D’un côté, elle est liée à la manière dont l’organisation est construite et conduite. D’un autre côté, elle dépend de comment l’organisation est comprise et évaluée.

La théorie institutionnelle envisage la légitimité comme un synonyme de l’institutionnalisation et non comme une ressource opérationnelle. Dans leur article, Mitchell, Agle & Wood se réfèrent à la définition de la légitimité proposée par Suchman en 1995 :

« Legitimacy is a generalized perception or assumption that the actions of an entity are desirable, proper, or appropriate within some socially constructed system of norms, values, beliefs, and definitions. »1 (p. 574)

Quand l’auteur note qu’il s’agit d’une perception ou d’une supposition, il met l’accent sur le caractère subjectif de l’évaluation de la légitimité de l’organisation. Quand il précise que cette perception est généralisée, il renvoie à l’évaluation globale du comportement de l’organisation par l’ensemble des parties prenantes. Il s’agit de bien comprendre que la légitimité ne se décrète pas mais qu’elle correspond à une perception largement répandue et admise. Suchman insiste sur cet aspect quand il parle de système « socialement construit » : il s’agit ici de la perception collective et non de l’opinion d’observateurs particuliers. Suchman note par ailleurs qu’il existe plusieurs types de légitimité qui s’appuient sur des dynamiques comportementales différentes.

1 « La légitimité est une perception ou une supposition généralisée que les actions d’une entité sont désirables, convenables et appropriées par rapport au système socialement construit de normes, de valeurs, de croyances et de définitions. » (Traduction libre)

La légitimité pragmatique repose sur la prise en compte des intérêts des parties prenantes les plus proches de l’organisation. Celle-ci les intègre pour (co)construire ses propres objectifs et sa stratégie. La légitimité morale reflète une évaluation normative positive de l’organisation et de ses activités. Elle repose sur la croyance que l’activité de l’organisation favorise le bien-être de la société. Enfin, la légitimité cognitive est basée sur la connaissance, plutôt que sur les intérêts ou l’évaluation. Cette forme de légitimité est le plus souvent réservée aux organisations politiques ou du secteur des technologies possédant un pouvoir d’imposition très élevé qui leur permet de persuader leurs parties prenantes que leur activité

« va-de-soi » et qu’il serait impensable que les choses soient autrement. Le travail de Suchman conduit à proposer des stratégies de légitimation pour gagner, conserver ou recouvrer sa légitimité organisationnelle.

Pour leur typologie des parties prenantes, Mitchell, Agle & Wood retiennent de l’analyse de Suchman que la légitimité est :

« a desirable social good, that it is something larger and more shared than a mere self-perception, and that it may be defined and negotiated differently at various levels of social organization. »1 (p. 867)

Associée au pouvoir, la légitimité conduit à une relation d’autorité envers l’organisation concernée.

L’urgence

Le dernier attribut identifié par Mitchell, Agle & Wood pour catégoriser les parties prenantes est l’urgence. L’urgence est la variable qui confère au modèle son caractère dynamique et qui lui procure son originalité puisque, jusqu’ici, une telle variable n’apparaissait pas dans la littérature relative aux parties prenantes. Les auteurs définissent l’urgence comme le degré d’attention immédiate nécessité par les exigences d’une partie prenante. Cette définition est mise en œuvre grâce à deux caractéristiques complémentaires et nécessaires : la sensibilité au temps et la criticité. La sensibilité temporelle correspond à la limite à partir de laquelle la partie prenante considère que le délai de réponse à sa demande

1 « un bien social désirable, quelque chose de plus large et de plus partagé qu’une simple perception de soi-même et qu’elle peut être définie et négociée différemment à des niveaux variables de l’organisation sociale » (Traduction libre)

devient inacceptable. La criticité dépend de l’importance de l’exigence formulée ou de l’importance de la relation entretenue avec la partie prenante qui l’a exprimée.

Les auteurs émettent plusieurs remarques relatives à ces attributs. Ils précisent, tout d’abord, que chacun d’entre eux est une variable et non un état stable et définitif. Ils peuvent être acquis par des parties prenantes qui n’en disposaient pas et, inversement, perdus par celles qui en bénéficiaient. Ils notent également que l’existence – ou le degré de présence – de chaque attribut est une question de perception de la réalité et non une réalité objective. Ils proviennent des perceptions qu’en ont les différents acteurs sociaux. Enfin, ils précisent que la possession d’un attribut n’en rend pas l’utilisation obligatoire car une organisation peut ne pas être consciente de posséder telle ou telle caractéristique ou bien choisir de ne pas l’utiliser.

Typologie des parties prenantes fondée sur ces trois attributs

Selon cette typologie, les parties prenantes de l’entreprise sont les personnes ou les groupes de personnes qui possèdent au moins un des trois attributs dans leur relation avec elle. Sur la base de ces trois caractéristiques, les auteurs identifient sept types de parties prenantes réparties en trois catégories. Les parties prenantes « latentes »1 possèdent un attribut. Les parties prenantes « en attente »2 en possèdent deux. Les parties prenantes « qui font autorité »3 sont dotées des trois. Il convient ici de bien insister sur le fait que la possession ou non d’une caractéristique dépend de la perception de l’entreprise et de ses dirigeants. Ce sont eux qui reconnaissent à leurs parties prenantes de détenir un ou plusieurs des trois attributs.

L’organisation fait généralement preuve d’une certaine indifférence à l’égard de ses parties prenantes « latentes » (et réciproquement). Tout au plus les managers les surveillent-elles au cas où surveillent-elles deviendraient des parties prenantes « en attentes » dotées d’un deuxième attribut. Les parties prenantes qui possèdent uniquement la caractéristique « pouvoir » sont appelées parties prenantes « dormantes »4. Elles ont le pouvoir d’imposer leur volonté à

1 Michell, Agle & Wood parlent de latent stakeholders (p.873)

2 Michell, Agle & Wood parlent de expectant stakeholders (p.873)

3 Michell, Agle & Wood parlent de definitive stakeholders (p.873) (Traduction proposée par Mullenbach-Servayre, 2007)

4 Michell, Agle & Wood parlent de dormant stakeholders (p.874)

l’organisation mais comme elles n’ont pas de légitimité ou de requête urgente à formuler, leur pouvoir reste inutilisé.

Les parties prenantes dites « discrétionnaires »1 possèdent l’attribut « légitimité » mais n’ont ni d’exigences urgentes, ni le pouvoir d’influencer l’organisation. En l’absence de ces deux caractéristiques, aucune pression ne s’exerce sur les dirigeants de l’organisation pour établir une relation avec ce type de partie prenante. Pourtant, les managers peuvent choisir de le faire, en particulier dans une logique de RSE puisqu’il convient alors d’exercer aussi sa responsabilité discrétionnaire (Carroll, 1979) ou philanthropique (Carroll, 1991) à l’égard de ce type de partie prenante.

Figure 1-12 : Typologie des parties prenantes par attribut (adapté de Mitchell, Agle & Wood, 1997)

1 Michell, Agle & Wood parlent de discretionary stakeholders (p.875)

Les parties prenantes « exigeantes »1 formulent des requêtes urgentes mais comme elles ne disposent ni de pouvoir, ni de légitimité, elles ne constituent pas une menace pour l’organisation. Mitchell, Agle & Wood les comparent aux « moustiques bourdonnant dans les oreilles des managers » : un bruit agaçant mais pas suffisamment important pour qu’on s’en préoccupe réellement. Par exemple, un individu isolé arpentant la rue devant le siège d’une grande entreprise du secteur du nucléaire avec une pancarte annonçant la fin du monde et accusant l’entreprise d’en être la cause ne sera pas perçu comme une véritable menace méritant qu’on s’en occupe. Par contre, s’il s’agit d’un individu ou d’un groupe d’individus appartenant à une association reconnue (par exemple Greenpeace) et donc dotée de légitimité, alors, l’organisation agira et adoptera une stratégie adaptée de manière à répondre à cette partie prenante.

La possession de deux des trois attributs place les parties prenantes concernée dans une position plus active vis-à-vis de l’organisation. Elles sont perçues par les dirigeants comme « attendant quelque chose » de l’organisation. Celle-ci porte donc une attention accrue à ces parties prenantes « en attente ». D’après Mitchell, Agle & Wood ces parties prenantes méritent une attention accrue. En fonction des combinaisons de caractéristiques, il existe trois types de parties prenantes « en attente ». Les parties prenantes « dominantes »2 sont dotées des attributs « légitimité » et « pouvoir ». Elles sont donc en capacité d’agir et émettent des requêtes légitimes à l’égard de l’organisation. Celle-ci prend donc en compte les attentes de ces parties prenantes. L’importance de ces parties prenantes est telle qu’elle se traduit souvent par une reconnaissance formelle au sein de l’organisation de leur pouvoir et de leur légitimité, par exemple au travers d’un service spécifique dans l’organigramme (ressources humaines pour les salariés, service clients, service des relations presse, etc.) et par la production de rapports qui leurs sont destinés (par exemple aux actionnaires et investisseurs). Sans être les plus importantes du modèle de Mitchell, Agle & Wood, ces parties prenantes font l’objet d’une attention importante de la part des dirigeants.

Les parties prenantes qui ont des requêtes urgentes et légitimes sont dites

« dépendantes »3 car, pour faire valoir leurs attentes, elles dépendent du bon vouloir de l’organisation (puisqu’elles n’ont aucun pouvoir sur elle) ou du pouvoir d’autres parties

1 Michell, Agle & Wood parlent de demanding stakeholders (p.875)

2 Michell, Agle & Wood parlent de dominant stakeholders (p.876)

3 Michell, Agle & Wood parlent de dependent stakeholders (p.877)

prenantes qui leur servent, en quelques sortes, de relais. Une partie prenante « dépendante » deviendra plus importante si l’urgence de sa demande est relayée par une partie prenante

« dominante ». Mitchell, Agle et Wood insistent sur cet aspect qui renforce le caractère dynamique de leur modèle. Ils illustrent cette situation par la catastrophe provoquée par le naufrage de l’Exxon Valdez en 1989, sur la côte de l’Alaska. La marée noire qui s’ensuivit toucha de nombreuses parties prenantes qui se retrouvèrent alors avec des exigences légitimes et urgentes mais pas ou peu de pouvoir pour les faire valoir (les résidents, la faune et la flore, etc.). Elles se sont donc appuyées sur le gouvernement de l’Etat d’Alaska, les médias et la cours de justice compétente pour obtenir aides et réparations.

Les parties prenantes qui possèdent les caractéristiques « urgence » et « pouvoir » sont qualifiées de « dangereuses »1 car elles peuvent adopter, à l’égard de l’organisation, un comportement coercitif, voire même violent. Les auteurs citent en exemple les extrémistes de tout bord qui peuvent aller jusqu’à perpétrer des crimes (attentats, enlèvements, etc.) pour faire entendre leurs exigences. C’est le caractère illégitime des ces parties prenantes et de leurs attentes qui les rend dangereuses. Il est très important pour l’organisation d’identifier ce type de parties prenantes pour anticiper, atténuer et/ou contrer la violence de leurs actions.

Logiquement, les parties prenantes qui possèdent les trois attributs identifiés par Mitchell, Agle & Wood sont les plus importantes pour l’organisation. Les auteurs les qualifient de parties prenantes « qui font autorité »2. Le mouvement le plus courant (puisqu’il s’agit d’une analyse dynamique des parties prenantes) est celui d’une partie prenante « dominante » qui émet une requête urgente et se retrouve donc dotée des trois caractéristiques.

L’intérêt de ce modèle réside bien dans son caractère dynamique. N’importe quelle partie prenante peut changer de catégorie en acquérant – ou au contraire, en perdant – un des attributs. Toute « carte » des parties prenantes établie à partir de ce modèle n’est donc valable qu’au moment précis où la perception des dirigeants et managers de l’organisation est étudiée.

1 Michell, Agle & Wood parlent de dangerous stakeholders (p.877)

2 Michell, Agle & Wood parlent de definitive stakeholders (p.873) (Traduction proposée par Mullenbach-Servayre, 2007)