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CHAPITRE 2 RSE et événementiel sportif

1. Le sport comme objet de recherche

1.6. Approche nord-américaine vs. approche française de la RSE dans le sport

L’analyse de la littérature nord-américaine sur la thématique « CSR and sport » ainsi que plusieurs entretiens menés avec des professeurs d’université nord-américains en 20101 nous permettent d’établir que la RSE telle qu’elle se conçoit dans le champ sportif outre-Atlantique comporte une très forte dimension philanthropique (Babiak & Wolfe, 2006) alors qu’en France, la RSE est plutôt interprétée comme l’application du développement durable dans les organisations sportives (Bayle et al. 2011).

Pour Aubrey Kent, Professeur associé à l’Université de Temple (Philadelphie), les démarches de RSE dans le sport américain se conçoivent sur le même modèle que dans l’industrie « classique » car les propriétaires des grandes équipes sont le plus souvent de

1 Entretiens menés en juin 2010 à l’occasion du congrès annuel de la North American Society for Sport Management (Tampa, Floride) avec Laurence Chalip (Professeur à l’Université d’Autin, Texas), Kathy Babiak (Professeur associé à l’Université du Michigan), Aubrey Kent (Professeur associé à l’Université de Temple, Philadelphie), Dan Mason (Professeur à l’Université d’Alberta) et Laura Misener (Professeur associé à l’Université de Windsor, Ontario). Entretiens intégralement retranscrits en annexes 1.16., 1.17., 1.18. et 1.19.

riches hommes d’affaires qui apportent dans le sport leur vision du business et leur éthique respectifs dans la société diffère fondamentalement d’une culture à l’autre.

Aux Etats-Unis, la RSE a pour origine des préoccupations éthiques et religieuses (Capron & Quairel-Lanoizelée, 2007). Bowen, le père de la RSE, était pasteur protestant et sa volonté de participer à l’émergence d’une doctrine sociale au sein des Eglises évangéliques a profondément modelé la conception nord-américaine de la RSE. Cette vision s’appuie sur deux préceptes de la religion protestante : le stewardship principle2 (gestion responsable de la propriété sans porter atteinte aux droits des autres) et le charity principle (obligation pour les personnes fortunées de venir en aide aux personnes démunies). Autrement dit, les personnes à qui Dieu a beaucoup donné sont responsables d’une bonne gestion de leurs biens, dans le respect des droits des autres et doivent, en retour et en proportion de ce qu’ils ont reçu, apporter de l’aide aux moins chanceux. Dans cette optique, la philanthropie s’entend comme un moyen de corriger les défauts du système, de limiter ses effets négatifs.

En France, la RSE s’inscrit dans une tradition paternaliste du rôle de l’entreprise et de ses dirigeants. Apparu au XIXème siècle, le paternalisme a longtemps été un trait caractéristique du « management à la française ». Dans les faits, les dirigeants d’entreprises adoptant un tel comportement accordaient aux ouvriers un certain nombre d’avantages sociaux (logement, soins médicaux, éducation, loisirs) en échange de leur respect et de leur

1 « Les dirigeants de ces équipes, une grande majorité d’entre eux, sont des entrepreneurs privés dont la richesse ne provient pas du sport. Ils sont riches indépendamment de cette activité et ils apportent leur éthique de la responsabilité à leur projet et à leur franchise. » (Traduction libre).

2 Littéralement principe d’intendance. On pourrait également le traduire par principe de management.

années 1960 – et surtout à partir des événements de 1968 – la conception du rôle de l’entreprise dans la société a évolué.

Mais alors qu’aux Etats-Unis, les démarches de RSE voient le jour à l’initiative des entreprises elles-mêmes, en France, l’Etat s’empresse de légiférer. Ainsi en 1973, une majorité des très grandes entreprises américaines étaient engagées dans des processus d’audits sociaux (Ackerman & Bauer, 1976), alors qu’en France, le bilan social a été rendu obligatoire pour les entreprises de plus de 300 salariés par une loi en 1977. Et là se trouve bel et bien une des différences fondamentales entre la conception états-unienne et française de la RSE.

Aux Etats-Unis, la place de l’individu est centrale et prépondérante. C’est naturellement sur lui que repose la responsabilité de compenser les défauts du système et de combattre l’immoralité, mais sans la contrainte de la réglementation largement perçue comme liberticide. Dans cette optique, la protection n’est pas un dû pour des individus responsables de leurs actes et donc, de leurs échecs. De fait, « les entreprises américaines ont eu recours massivement aux fondations philanthropiques qui constituent en quelque sorte une production privée de politiques publiques. » (Capron, 2006, p. 10), alors qu’en France, le niveau de protection sociale institutionnalisée durant le XXème siècle a, en quelque sorte, marginalisé la philanthropie et fait quasiment disparaître le paternalisme d’entreprise. Par ailleurs les accords collectifs employeurs-salariés ont rendu la responsabilité sociale des entreprises à l’égard de leurs salariés, non pas individuelle, mais collective. Autrement dit, pour une entreprise donnée, le respect des conventions collectives et la participation au régime de protection sociale intègrent de fait la dimension philanthropique du modèle de Carroll (1999), sans qu’il soit nécessaire de l’expliciter en termes de RSE. Matten & Moon (2005) parlent d’ailleurs d’une RSE implicite en Europe pendant toute la seconde moitié du XXème siècle.

L’effacement de l’Etat-Providence a, depuis les années 1990, fait émerger une RSE explicite en Europe où l’on a d’abord parlé d’entreprises citoyennes, puis d’entreprises socialement responsables. Dans la mesure où la RSE doit permettre de dépasser les obligations légales et contractuelles de l’entreprise, elle a depuis pénétré les organisations françaises et, plus largement européennes. La RSE est perçue et vécue comme une fonction à part entière et transversale des systèmes de management. Au final, alors que pour beaucoup d’entreprises américaines, la RSE se traduit par des actions philanthropiques étrangères à leur cœur de métier, les entreprises françaises estiment plutôt que les démarches de RSE doivent intervenir au sein de leurs activités habituelles (Capron & Quairel-Lanoizelée, 2007, p. 31).

La conception nord-américaine de la RSE repose principalement sur sa dimension éthique et philanthropique. La responsabilité essentielle du business est bien d’être profitable pour les actionnaires. Les démarches de RSE permettent d’externaliser leur responsabilité sociale, notamment à travers les fondations d’entreprise (qui, au demeurant, peuvent avoir un poids économique considérable). En France, le concept correspond plutôt à la déclinaison des principes du développement durable dans les stratégies d’entreprises. Au-delà de sa responsabilité à l’égard de ses actionnaires, l’entreprise a un rôle social. La RSE permet à l’entreprise d’apporter une réponse aux interpellations de la société et de les prendre en compte dans ses stratégies, ses modes de management et même, sa conception de la performance (figure 2-3).

Figure 2-3 : Principales différences entre les conceptions américaine et française de la RSE

Dans le champ de la RSE, les différences entre sport américain et sport français s’expliquent en partie par ces divergences dans la conception de la RSE mais aussi par celles

existant entre les systèmes sportifs1. Les entretiens menés auprès de plusieurs professeurs d’université nord-américains, spécialistes du management du sport et, plus précisément, des questions de RSE, démontrent que la conception nord-américaine du rôle de l’entreprise dans la société conditionne – logiquement d’ailleurs – l’application de la RSE dans le champ sportif.

Pour Laurence Chalip, Professeur à l’Université d’Austin (Texas), le comportement des organisations sportives est avant tout basé sur leur intérêt :

« I didn’t say people aren’t sincere. They are. I think people ultimately respond to contingencies. And if I had to choose between building that stadium by this deadline even if the pollution in the bay threatened toads or being late I’d be on time. Because if I’m not on time, I’m fired. »2

D’après lui, les démarches de RSE des organisations sportives sont contraintes par les pressions institutionnelles exercées, en particulier, par les sponsors :

« You want to be associated with something that is claimed to be valuable in that sense. You can put some pressure on. (…) So can a sponsor make a difference?

Absolutely. »3

Ainsi, bien que la réglementation soit moins dense qu’en France, les organisations sportives subissent des pressions qui les contraignent à s’engager dans des démarches de RSE.

« It’s motivated by an underlying self-interest. »4

Cela tend à confirmer les limites que nous avons notées au caractère nécessairement volontaire de la RSE (pp. 116-118).

Kathy Babiak, Professeur associé à l’Université du Michigan, explique que les organisations sportives américaines s’engagent dans des démarches de RSE pour deux raisons principales. Certaines essaient de démontrer qu’il s’agit d’une source de profit potentiel. Mais

1 L’organisation du sport en France repose sur un modèle mixte, basé sur une gestion partagée par le secteur privé (mouvement sportif) et le secteur public (Etat). Le système sportif américain repose quant à lui sur des opérateurs privés ainsi que sur le sport universitaire. Son organisation (draft, salary cap, etc.) vise à garantir le spectacle en évitant la suprématie de certains clubs (et donc la perte d’intérêt des grands championnats).

2 « Je ne dis pas que les gens ne sont pas sincères. Ils le sont. Je pense que les gens, au final, prennent en compte les circonstances. Et si je dois choisir entre construire ce stade dans les délais, même si la pollution dans la baie menacera des crapauds, et être hors délais, je serai à l’heure. Parce que si je ne suis pas dans les temps, je suis grillé. » (Traduction libre)

3 « Vous voulez être associé avec quelque chose qui est potentiellement précieux dans ce sens. Vous pouvez mettre de la pression. (…) Alors est-ce qu’un sponsor peut faire la différence ? Absolument. » (Traduction libre)

4 « C’est motivé par leur propre intérêt. » (Traduction libre)

la plupart sont surtout sensibles au gain de crédibilité et à l’amélioration de leur image de marque que cela permet :

« The objective is more to gain credibility, to enhance the brand, enhance the image of the organization in the eyes of the consumer. (…) American companies may be more into the marketing, the branding and the communication. »1

Dans la suite de ce travail, nous nous attacherons plus particulièrement à analyser les démarches de RSE des organisateurs d’événements sportifs à travers le prisme de la vision française de la RSE, c’est-à-dire, une conception de la RSE fondée sur les principes du développement durable et intégrée aux stratégies et aux processus de management des organisations (cf. définitions de la RSOES proposées pp. 164, 165 et 187).