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CHAPITRE 1 Des fondements aux récents

5. Limites des approches théoriques présentées et discussion

5.1. Les limites de la théorie des parties prenantes

Nous avons d’ores et déjà établi que la théorie des parties prenantes constitue un cadre d’analyse pertinent et riche pour l’analyse des démarches de RSE des organisations. Les relations étroites entre théorie des parties prenantes et RSE se traduisent d’ailleurs dans la littérature scientifique au sein de laquelle bon nombre d’articles relatifs à la responsabilité sociétale d’entreprise et à la performance sociétale d’entreprise font explicitement référence à la théorie des parties prenantes1.

1 Citons par exemple l’article de Clarkson (1995), intitulé A stakeholder framework for analysing and evaluating corporate social performance ou celui de Miles & Munilla (2005), intitulé The corporate social responsibility continuum as a component of stakeholder theory.

L’intérêt de la théorie des parties prenantes pour la RSE réside également dans la diversité des approches possibles et leurs conséquences sur la conceptualisation et l’opérationnalisation de la RSE. En effet, comme nous l’avons présenté, deux approches de la théorie des parties prenantes coexistent. Les approches managériales (descriptives et instrumentales) conduisent à concevoir la RSE comme un outil au service des organisations et de leurs dirigeants. L’approche éthique, normative, qui constitue le fondement même de la théorie des parties prenantes, débouche, quant à elle, sur une vision éthique de la RSE au travers de laquelle celle-ci est perçue comme un idéal.

Cependant, ce qui, pour certains, fait la richesse de cette approche théorique, constitue, pour d’autres, une faiblesse, source de nombreuses critiques. Nous allons faire un point sur les enjeux et débats théoriques qui mettent en lumière plusieurs limites de la théorie des parties prenantes. Nous avons déjà établi qu’une des plus virulentes critiques de la théorie des parties prenantes portait sur ses fondements normatifs et sur la remise en cause de la primauté des actionnaires qu’elle implique (Friedman, 1962). Il s’agit là de débats entre tenants d’approches théoriques contradictoires qui prônent et défendent des visions opposées du rôle de l’entreprise au sein de la société. Comme nous avons déjà présenté les arguments des auteurs qui défendent la vision actionnariale de l’entreprise et estiment que la seule responsabilité de l’entreprise est celle qu’elle doit à ses actionnaires, nous allons ici plutôt analyser certaines faiblesses internes à la théorie des parties prenantes. Nous verrons que les critiques à l’égard de la théorie des parties prenantes portent, d’une part, sur certaines de ses faiblesses managériales et, d’autre part, sur les difficultés soulevées par les tentatives d’intégration des approches managériales et normatives.

5.1.1. Les critiques managériales de la théorie des parties prenantes

Une première limite réside dans la multiplicité des définitions du concept de partie prenante (tableaux 1-2, p. 63 et 1-3, p. 64). Les différentes acceptations du terme

« stakeholder » sont source d’ambigüité sur qui est ou pas une partie prenante d’une organisation donnée. Autrement dit, malgré une littérature prolifique, la question centrale de l’identification des parties prenantes n’est pas définitivement tranchée. En effet, les parties prenantes peuvent être des individus ou des groupes. Or un même individu peut appartenir à

plusieurs catégories de parties prenantes. Par exemple, il peut être à la fois salarié, actionnaire, consommateur et membre de la communauté locale (Gibson, 2000).

Les typologies des parties prenantes proposées par la littérature constituent des outils d’identification, de classification et d’analyse mais restent essentiellement statiques. Même le modèle de Mitchell, Agle & Wood (1997), qui intègre une dimension temporelle (grâce à la notion d’urgence) pour tenter de palier à ce défaut récurrent des typologies de parties prenantes, ne débouche pas sur un outil de gestion des parties prenantes réellement dynamique. Il ne permet par exemple pas d’anticiper l’émergence de nouvelles parties prenantes ou même le passage d’une partie prenante d’une catégorie à une autre. D’autres tentatives existent. Jawahar & McLaughlin (2001) ont par exemple proposé d’utiliser la théorie du cycle de vie des organisations pour étudier les parties prenantes tout au long du développement d’une organisation. Mais cette approche reste descriptive. Elle rend compte d’une évolution et d’un état de fait, mais ne propose pas d’analyse du processus à travers lequel les parties prenantes sont identifiées et reconnues comme des partenaires pertinents de l’entreprise.

5.1.2. Les problèmes soulevés par l’intégration des différentes approches de la théorie des parties prenantes

La question de l’intégration des différentes approches de la théorie des parties prenantes (descriptive, instrumentale et normative) fait débat et constitue un tel enjeu théorique que la revue Academy of Management Review lui a consacré un numéro spécial en 1999 (vol.24, n°2). Jones & Wicks y défendent leur vision d’une théorie des parties prenantes

« convergente », ou « théorie hybride » 1, en identifiant les points communs de ces différentes approches de la théorie des parties prenantes, de manière à définir leur plus petit dénominateur commun. Pour eux, les approches normatives et managériales sont indissociables et complémentaires.

La nécessité de lier les dimensions stratégiques et normatives de la théorie des parties prenantes ne fait pas l’unanimité parmi les chercheurs. Freeman (1999) et Jones & Wicks

1 Les auteurs parlent de convergent stakeholder theory (p.206) ou de hybrid stakeholder theory (p.210).

(1999), notamment, défendent fermement cette vision mais ce n’est pas le cas de chercheurs comme Goodpaster (1991). Selon lui, la prise en compte des intérêts des parties prenantes peut s’appréhender sous un angle éthique ou sous un angle stratégique mais ces deux approches ne sont pas compatibles et s’entendent exclusivement l’une de l’autre.

Globalement, les auteurs du champ Business & Society défendent volontiers les approches intégrées afin de faire progresser leurs problématiques en management stratégique. A l’inverse, les tenants d’une approche financière et actionnariale de la firme critiquent cette logique en insistant sur les divergences de fond entre les paradigmes des approches managériales et normatives de la théorie des parties prenantes.

L’enjeu pour les défenseurs d’une théorie des parties prenantes « intégrée », est d’opérationnaliser sa dimension normative. Autrement dit, il s’agit de s’inscrire dans une démarche bâtie sur les fondements éthiques de la théorie, tout en la rendant plus opérationnelle pour les managers. S’il ne nous revient pas de trancher un débat théorique aussi riche et important, notre analyse de la littérature scientifique sur le sujet nous amène à formuler plusieurs remarques.

Tout d’abord, envisagée dans une optique purement managériale (uniquement descriptive et/ou instrumentale), la théorie des parties prenantes produit souvent des résultats décevants (Gond & Mercier, 2004). Les travaux empiriques conduisent généralement à la conclusion – pour le moins triviale – qu’une entreprise doit tenir compte de ses actionnaires, de ses salariés, de ses clients et de ses fournisseurs pour mettre en œuvre sa stratégie. Tout l’intérêt – mais aussi toute la difficulté – réside dans la mesure de la performance organisationnelle qui découle de la prise en compte de l’ensemble des parties prenantes (primaires et secondaires). Gond et Mercier qualifient même l’instrumentalisation de la théorie des parties prenantes d’« appauvrissante ».

A l’inverse, une approche purement éthique des dimensions managériales de la stratégie des entreprises risque de déboucher sur des prescriptions plus idéologiques que rationnelles. Elle s’inscrit le plus souvent dans une logique politique, voire dogmatique, parfois trop éloignée des réalités managériales pour se diffuser au sein des entreprises et être acceptée par les dirigeants. Il y a donc un réel besoin de rationalisation.

D’un côté, l’instrumentalisation de la théorie des parties prenantes est nuisible à son intérêt en tant que corpus théorique et, d’un autre côté, une conception uniquement éthique risque de la rendre trop idéologique pour être opérationnalisée et lui permettre de véhiculer efficacement la conception du rôle de l’entreprise qu’elle défend. A ce titre, une approche intégrée de la théorie des parties prenantes, bien que méritant certainement d’être encore améliorée, nous paraît indispensable.

Dans cette logique, il est un autre écueil que la théorie des parties prenantes doit, selon nous, éviter. Nous avons, en effet, noté que certains développements de la théorie des parties prenantes font référence à des théories connexes afin d’enrichir les analyses proposées. Ainsi, Rowley (1997) mobilise la théorie des réseaux sociaux pour étudier la façon dont l’entreprise est contrainte par ses parties prenantes. D’autres auteurs s’appuient sur l’approche par les ressources (resources based view) pour justifier la prise en compte des parties prenantes (Hillman & Keim, 2001). D’autres encore font appel à la théorie de l’agence (Hills & Jones, 1992). Gond et Mercier (2004) notent que ce mouvement présente un risque pour la légitimité de la théorie des parties prenantes. D’après eux, on pourrait « légitimement se demander quel est son degré de pertinence et dans quelle mesure les mêmes résultats auraient pu être obtenus sans avoir besoin d’évoquer la SHT1 » (p. 13). Ainsi l’apport de théories connexes peut être justifié pour l’analyse des stratégies de prise en compte des parties prenantes mais doit être réalisé avec prudence et parcimonie sous peine de dénaturer la théorie des parties prenantes et de la rendre inutile.