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L’argumentation martèle qu’un discours doit être inventé en fonction de l’auditoire. Pour en répertorier les nuances, le traité de Perelman et d’Olbrechts-Tyteca ne manquera pas de classifier ces auditoires. On nous propose ainsi quatre types d’auditoires (2008 [1958], p. 39) classés selon le contexte de l’argumentation :

 Soi-même, dans le cadre de la délibération intime ;

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 L’auditoire particulier est un public qui tient une même position sur le sujet argumenté et qui est suffisamment homogène pour que l’on s’y adresse d’une seule manière ;  L’auditoire universel, quant à lui, est composé de n’importe quel individu. 6.1.2.1 - Soi-même : la délibération intime

La délibération intime est un cas particulier de l’argumentation n’impliquant qu’une seule personne, qui tient alors à la fois le rôle d’orateur et celui d’auditoire. Elle ressemble, d’une certaine façon, au raisonnement pratique (Anscombe, 2002 [1957]) et pourra même nous offrir une nouvelle perspective sur celui-ci.

La délibération intime, selon les auteurs, n’est qu’un cas précis de l’argumentation avec autrui (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008 [1958]). Ainsi, la délibération intime implique :

 Que la personne se conçoive comme deux interlocuteurs, au moins ;

 Que ces ‘interlocuteurs’ soient divisés selon leur position sur une question ou un sujet, mais qu’aucun d’eux ne soit fermé à l’idée d’être persuadé.

Cela étant, Perelman et Olbrechts-Tyteca (2008 [1958]) notent que la délibération intime flotte constamment entre la raison et la rationalisation :

 La raison pousse la personne à penser ou agir comme elle le fait ;

 La rationalisation, quant à elle, correspond davantage à l’argumentation, mais elle arrive souvent après la formation de l’intention ; parfois pour se placer « dans une plus belle lumière » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008 [1958], p. 55).

Malgré le caractère méprisable par lequel on présente la rationalisation dans un contexte philosophique ou scientifique, les auteurs insistent ici sur son importance pour l’argumentation. La rationalisation serait, selon eux, une intensification de la croyance équivalant à la véritable ‘raison’ ayant poussé la personne vers l’intention :

« [I]l est légitime que celui qui a acquis une certaine conviction s’attache à l’affermir vis- à-vis de lui-même, et surtout vis-à-vis des attaques pouvant venir de l’extérieur ; il est normal qu’il envisage tous les arguments susceptibles de la renforcer. » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008 [1958], p. 58)

La délibération intime pourrait donc être mieux comprise si l’on perçoit la rationalisation comme une argumentation bâtie dans l’optique d’une argumentation future. Perelman et

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Olbrechts-Tyteca semblent aussi sous-entendre, en discutant de l’ordre des arguments (voir page 232), que la délibération intime serait une argumentation répétée plusieurs fois d’affilée :

« Dans la délibération intime, l’ordre semble également perdre toute importance. Il n’en est rien sans doute. Tout au plus peut-on admettre que la reprise, dans un ordre nouveau, y est plus aisée. Elle peut même constituer la nouvelle argumentation que l’on opposera à la première pour les confronter. » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008 [1958], p. 650)

Au final, le personnage délibérant, tout comme l’auditoire, tient un rôle de juge et doit exiger — de lui-même dans ce cas-ci — l’excellence. Ceci prend la forme d’une boucle argumentative construite d’abord par l’argumentaire des options, qui fait l’objet de la délibération, puis par la rationalisation et la recherche d’une solution jugée excellente.

6.1.2.2 - Interlocuteur : le dialogue

Le dialogue apparait dans le Traité de l’argumentation, non par nécessité intrinsèque, mais plutôt en réaction au caractère « ridicule et inefficace » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008 [1958], p. 46) du discours tel qu’il est entendu en argumentation, lorsqu’on s’adresse à un seul interlocuteur. Bien que la situation ne soit pas évoquée directement, on imagine que les auteurs feraient la promotion d’une argumentation classique si plus de deux personnes étaient impliquées dans l’argumentation.

On parlera alors d’un dialogue, au cours duquel les interlocuteurs exposent les arguments entourant un sujet dans le but de déterminer le meilleur point de vue. Les auteurs expliquent ici que ladite discussion ne doit pas être un débat :

« C’est que le dialogue, tel qu’il est envisagé ici, ne doit pas constituer un débat où des convictions établies et opposées sont défendues par leur partisan respectif, mais une discussion, où les interlocuteurs recherchent honnêtement et sans parti pris la meilleure solution d’un problème controversé. » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008 [1958], p. 49)

Le dialogue est donc cadré comme une activité de co-délibération, une activité forcément plus proche de la délibération commune que de la persuasion de l’autre, lors de laquelle les arguments connus de chaque interlocuteur seront accumulés.

Cette compréhension nous permet aussi d’insérer plus facilement la co-délibération du dialogue dans la pratique du design. Si, comme pour la délibération intime, l’auditoire et l’orateur sont fusionnés en un même interlocuteur qui émet des arguments puis les juge, on

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pourra déterminer que les interlocuteurs sont eux aussi designers, et qu’ils tentent de construire ensemble la meilleure solution de design possible.

Ceci permet de considérer le co-design en tant qu’activité persuasive. La co-délibération est facilement comprise, s’apparentant effectivement au dialogue et partageant clairement l’objectif de trouver la meilleure solution. Donc, les designers (et autres parties prenantes, selon l’approche) en co-design ne tentent pas de persuader l’autre que leur solution est la meilleure, mais ils créent un dialogue dans lequel chacun tente de trouver la meilleure solution. Ceci équilibre l’importance de chacun des participants, quels que soient leur rôle et leur contribution. 6.1.2.3 - Les auditoires particuliers et universels

Nous regroupons ici l’auditoire particulier et l’auditoire universel sous une même section puisqu’ils sont interdépendants :

« En effet, si l’auditoire universel de chaque orateur peut être considéré, d’un point de vue extérieur, comme un auditoire particulier, il n’en reste pas moins qu’à chaque instant et pour chacun, il existe un auditoire qui transcende tous les autres, et qu’il est malaisé de cerner comme auditoire particulier. » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008 [1958], p. 40)

De fait, percevoir chaque auditoire comme un auditoire particulier est un piège, pouvant mener à l’adoption d’arguments susceptibles d’aider à persuader un auditoire particulier, mais qui nuiraient à la persuasion d’un autre. L’idée de l’auditoire universel ramène donc l’argumentaire à son essence.

Perelman et Olbrechts-Tyteca proposent d’ailleurs une distinction entre les concepts ‘persuader’ et ‘convaincre’, selon laquelle on s’adresse à chaque auditoire avec des types de prémisses différents. En effet, on persuade l’auditoire particulier avec des prémisses tenant du préférable (hiérarchies, valeurs et lieux), tandis qu’on voudra convaincre l’auditoire universel par des prémisses tenant du réel (faits, vérités et présomption) (Perelman & Olbrechts-Tyteca, 2008 [1958]; cités par Cournoyer, 2011). Les auteurs du Traité de l’argumentation avouent cependant que « la nuance entre les termes convaincre et persuader [est] toujours imprécise et que, en pratique, [elle doit] toujours le rester » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008 [1958], p. 38).

Le concept d’auditoire universel est toujours lié à celui d’un ou de plusieurs auditoires particuliers (voir ‘Construction de l’auditoire’, en page 149). Perelman et Olbrechts-Tyteca ne

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détaillent pas vraiment l’interaction des adresses avec chacun des auditoires. Deux interprétations des auditoires ont d’ailleurs vu le jour, profitant de l’ouverture laissée par les auteurs originaux du Traité de l’argumentation (Jørgensen, 2007). La première propose que l’orateur passe d’un auditoire à l’autre selon les arguments qu’il utilise (Gross et Dearin, 2003) ; la seconde suggère plutôt que l’orateur s’adresse aux deux auditoires simultanément, atteignant l’auditoire universel à travers l’auditoire particulier (Crosswhite, 1989). D’un point de vue concret, toutefois, la différence entre ces conceptions est négligeable.

6.1.2.3.1 - L’accord des auditoires particuliers

Certains auditoires particuliers seront sujets à des accords particuliers résultant « de certaines conventions ou de l’adhésion à certains textes, et [qui] caractérisent certains auditoires » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008 [1958], p. 132). De tels auditoires sont habituellement des ensembles de personnes partageant une même discipline ; ils se « distinguent généralement par l’emploi d’un langage technique qui leur est propre. » (Perelman et Olbrechts- Tyteca, 2008 [1958], p. 133).

Ces accords particuliers serviront de point de départ pour toute argumentation visant cet auditoire et incluent, d’une certaine manière, les concepts d’identité et d’expertise mentionnés par Reboul (1991)

6.1.2.3.2 - Construction de l’auditoire

Dans le Traité de l’argumentation, la construction de l’auditoire est l’histoire d’une déclaration. L’auditoire est celui que l’orateur veut influencer (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008 [1958]). Rappelons-nous néanmoins que le Traité de l’argumentation prend pour acquis l’acception de l’auditoire à se prêter à l’argumentation. L’auditoire imaginé par l’orateur devra donc être ancré dans un certain auditoire réel.

À sa lecture du Traité de l’argumentation, James Crosswhite (1989) discerne deux techniques pour construire un auditoire universel à partir du ou des auditoires particuliers que l’orateur souhaite influencer. Notons qu’il ne s’agit pas d’un procédé prescriptif menant au

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résultat voulu, mais plutôt d’une approche modulable, proche de l’argumentation en faveur d’une définition de l’universalité, qui construirait ledit auditoire universel157.

 Soustraction : La première approche pour transformer un auditoire particulier en auditoire universel est de lui retirer ses attributs locaux, notamment les préjugés, et d’exclure les membres pouvant manquer de rationalité, d’imagination ou de sympathie. L’auditoire universel exclura aussi toute personne ne pouvant recevoir l’argumentation de manière compétente, en termes d’attitude (vouloir recevoir les arguments et être prêt à en évaluer les données) ou de connaissances (posséder la formation adéquate pour comprendre et réfléchir à la thèse).

 Addition : Une autre approche consiste en l’addition d’auditoires particuliers jusqu’à ce que les attributs locaux s’annulent entre eux. La limite de l’addition n’est pas exactement définie dans le Traité de l’argumentation, une situation palliée par un raisonnement de Crosswhite sur le but de l’argumentation elle-même. En effet, l’argumentation n’est jamais son propre but : on argumente avec l’objectif de faire adhérer à une thèse qui, selon notre point de vue, constitue un pas vers le ‘bien’. La définition de l’auditoire universel est donc « limitée par le bien que l’on peut atteindre par la participation à l’argumentation dans une situation rhétorique particulière158 » (1989, p. 168). On n’étendra donc l’auditoire universel que jusqu’à ce qu’il atteigne la population sur laquelle l’influence n’est plus souhaitée.

C’est donc le contexte qui dictera l’approche d’universalisation à utiliser, car les résultats des deux approches pourront être très différents, sinon contradictoires. Le discours doit-il s’adresser à qui peut le comprendre, ou plutôt à toute personne partageant le même ‘sens commun’ ? Dans le premier cas, on utilisera l’approche soustractive, alors que dans le deuxième cas, l’approche additive sera employée.

157 Note : les termes soustraction et addition ont été introduit par le designer-chercheur pour faciliter la

compréhension ; ils ne sont pas utilisés dans le texte de James Crosswhite

158 Traduction libre de « limited by the good that one can achieve by way of participating in argumentation

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