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3.2 De la rhétorique au design : le design persuasif 3.2.1 Qu’est-ce que la rhétorique

Olivier Reboul (1991) amorce son ouvrage sur la rhétorique par une courte recension des définitions de la rhétorique à travers le temps.

Il souligne d’abord le sens commun du terme, tel qu’on l’utilise aujourd’hui. Ce sens populaire n’est pas reluisant : on l’utilise pour évoquer un discours enflé, artificiel, diffamatoire ou simplement faux. Il possède donc une connotation catégoriquement péjorative.

En dehors de son emploi commun, divers auteurs lui ont cependant conféré une définition plus envieuse. Plusieurs autres auteurs, dont Morier, Genette, Cohen et le Groupe MU (cités par Reboul, 1991), voient la rhétorique comme l’étude du style, de ce qui rend un texte littéraire.

Reboul suggère que la rhétorique soit l’articulation des arguments et du style dans une même fonction. En fait, c’est à peu de choses près la définition de la rhétorique classique depuis Aristote jusqu’au 19e siècle : l’art de persuader par le discours.

Allant plus loin, Reboul s’intéresse à la définition des trois concepts les plus importants de la définition : 'art', 'persuader' et 'discours'.

Comme on peut s’y attendre, la définition de l’art par Reboul est vraiment obscure. En fait, l’auteur discute de l’art plus qu’il le définit, proposant que celui-ci puisse être instinctif ou appris. En d’autres termes, Reboul suggère que l’art est parfois un savoir-faire spontané, parfois une compétence acquise par l’enseignement. De même, l’art appartient autant au génie créateur qu’à la technique. La rhétorique en tant qu’art est donc l’aptitude à persuader par la parole, tout autant que la technique d’expression et de communication. Si l’art appartient au génie créateur — c’est-à-dire aux performances non programmées —, c’est que le discours est d’autant plus efficace parce qu’il contient des arguments d’autant plus efficaces qu’on ne les attendait pas ainsi que des figures dont personne n’aurait eu l’idée et qui s’avèrent être justes.

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Ensuite, le verbe persuader signifie : amener quelqu’un à croire quelque chose. Reboul précise qu’il existe une nuance importante entre ‘faire croire’ et ‘faire faire’. Si l’on peut faire faire quelque chose à quelqu’un sans le lui faire croire, que ce soit à travers des promesses ou par intimidation, cette forme de persuasion n’appartient pas à la rhétorique. Inversement, si l’on peut faire croire quelque chose à quelqu’un, alors cette persuasion fait partie de la rhétorique — qu’il fasse quelque chose ensuite ou non.

L’aspect persuasif de la rhétorique sous-entend également une certaine incertitude dans les propos du discours. La rhétorique ne sert pas à démontrer quelque chose hors de tout doute. Faire la preuve mathématique d’un théorème ne consiste pas à persuader l’auditoire.

Enfin, le discours est quant à lui une « production verbale, écrite ou orale, constituée par une phrase ou une suite de phrases, ayant un début et une fin, et présentant une certaine unité de sens. » (Reboul, 1991, p. 4) La définition inclut donc les plaidoiries, les sermons, les tracts, les pamphlets, les placards publicitaires, les fables, les essais ainsi que les traités de philosophie, de théologie et de sciences humaines. De la même manière, les romans et drames ‘à thèse’ ainsi que les poèmes satiriques et élogieux sont des discours qui visent à persuader.

Nous pouvons donc conclure que la rhétorique est l’aptitude et la technique permettant de créer une production verbale ou écrite présentant une unité de sens visant à amener quelqu’un à croire quelque chose.

Si le design doit persuader le joueur de désirer quelque chose, le design devient donc une activité rhétorique. L’idée que le design soit persuasif n’est pas nouvelle (Buchanan, 1985 ; Joost et Scheuermann, 2007 ; Kinross, 1985 ; Redström, 2006).

3.2.1.1 - Similarité entre la rhétorique et le design

Richard Buchanan a consacré quelques publications au recensement des similarités entre le design et la rhétorique, qui pourraient permettre de conceptualiser une approche persuasive au design. Nous allons explorer les quatre similarités majeures qui ont mené Buchanan à affirmer que le design pourrait être considéré comme une activité, entre autres, rhétorique : l’universalité de son application, l’adaptation à l’incertitude, la volonté persuasive ainsi que l’équilibre des considérations dans son invention.

85 3.2.1.1.1 - Universalité

La rhétorique est un art universel (McKeon, 1971, cité par Buchanan, 2001), c’est-à-dire qu’on usera de rhétorique pour persuader un auditoire, quel que soit le sujet ou le domaine du discours. C’est d’ailleurs l’art de la planification d’un discours ; art qui ne s’assujettit pas aux impératifs de son sujet et qui garde le contrôle de ses méthodes, ses considérations et ses paradigmes.

Rejoignant l’idée de l’art universel, Buchanan (1995) propose, dans la discipline du design, l’abandon de l’idée selon laquelle cette discipline concerne le ‘produit’, pour accepter qu’elle concerne plutôt ‘l’art de la conception et de la planification des produits’. Bien entendu, le produit doit, dans une certaine mesure, faire partie de la réflexion et de la discipline. Toutefois, ce produit y tient un rôle de second ordre, car on le considérera d’après la manière dont il a été conçu et planifié.

3.2.1.1.2 - Adaptation à l’incertitude

La rhétorique est inutile dans la démonstration d’une preuve mathématique, mais incontournable dans un plaidoyer juridique ou un discours politique. Elle est reine au royaume de l’incertain, là où aucune solution n’est clairement vraie. Aristote note d’ailleurs que le jugement n’est pertinent qu’en l’absence de savoir, prenant en exemple les preuves mathématiques qui « ne laissent pas de place à la liberté de la détermination » (1856 [322 av. J.- C.], p. 373).

Mais l’incertitude n’équivaut pas à l’irrationnel. Dans une situation incertaine, on ne choisit pas une solution de manière complètement aléatoire. On évalue les possibles selon les arguments qui nous sont proposés. Le rôle du rhétoricien, qu’il soit vendeur ou avocat, est d’offrir ces arguments et de les positionner pour maximiser leur puissance. Ce sera ensuite à l’auditoire de juger des arguments et prendre une décision.

Le design est aussi de nature incertaine. L’importante distinction entre le ‘nécessaire’ des sciences et la ‘contingence’ de l’artificiel est l’un des sujets abordés par Herbert Simon (1996 [1969]). Selon l’auteur, il est impossible d’appliquer la notion d’empirisme à des systèmes qui se modulent en fonction du contexte. Il est généralement accepté que deux designers, à talent

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égal et à qui l’on présente la même situation, arriveront probablement à deux solutions différentes. Buchanan ira d’ailleurs jusqu’à expliquer que :

« Les designers travaillent avec des choix, avec des choses qui pourraient être autres que ce qu’elles sont. Les implications qu’entraîne ceci sont immenses, car elles révèlent que le domaine du design n’est pas accidentellement, mais bien essentiellement contesté. » (traduction libre de Buchanan, 1995, p. 25)

3.2.1.1.3 - Volonté persuasive

Bien qu’il soit entendu que la rhétorique est un art de la persuasion, on oublie parfois que le design est aussi d’une nature nécessairement persuasive. Le designer doit continuellement négocier avec ses clients, ce qui implique la persuasion dans le processus de design. Mais les produits aussi possèdent un pouvoir rhétorique, conféré par leur simple existence sur le marché : si un produit existe pour me permettre de faire quelque chose, ou m’aider à le faire, ce doit être parce qu’il faudrait que je le fasse. Buchanan propose que « chaque produit — qu’il soit numérique ou analogique, tangible ou intangible — ait un vif argument à la manière selon laquelle nous devrions mener nos vies » (2001, p. 194).

3.2.1.1.4 - Équilibre des considérations dans son invention

L’invention en rhétorique est divisée en trois considérations : l’éthos, le logos et le pathos (Reboul, 1991). Ces trois aspects se retrouvent aussi dans le design (Buchanan, 2001), où ils tiennent des rôles similaires.

 L’éthos représente les valeurs du designer, la confiance inspirée par la marque. Le produit semble être de bonne qualité ;

 Le logos est l’intelligence de la structure du design, et le raisonnement technologique soutenant les solutions choisies ;

 Le pathos, enfin, représente l’adéquation du produit avec les désirs et les besoins des utilisateurs.

En rhétorique comme en design, il est important de maintenir un équilibre entre ces aspects. Booth écrit que :

« dans toute situation d’écriture, un équilibre parmi les trois éléments trouvés dans tout effort de communication : les arguments disponibles à propos du sujet lui-même, des intérêts et des particularités de l’auditoire et la voix, le caractère attendu de l’orateur. » (Booth, 1963, p. 141)

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Maintenir un équilibre entre les trois aspects de l’invention est aussi primordial pour conduire un projet de design de manière optimale. Le concept d’équilibre a été repris par Buchanan (2001) et renommé la « position du designer ». Tout comme la position rhétorique, celle du designer doit trouver l’équilibre entre les trois aspects de l’invention et la maintenir.

Faillir à cette tâche, d’ailleurs, n’implique pas seulement un danger pour la conception du produit, mais révèle aussi une influence masquée d’intérêts liés au produit. Buchanan parlera alors de « corruption de la position du designer » (p. 196) pour qualifier un exercice de design dans lequel l’équilibre n’a pas été trouvé ou maintenu, pervertissant alors le produit. Pour reprendre les exemples de Buchanan, avec une position trop orientée vers l’éthos, on transforme le produit en un message. On peut aussi voir se dessiner une domination de la technologie (sous une trop grande influence du logos) ou des influences mercatiques (sous une trop grande influence du pathos) sur le projet.