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La théorie des jeux peut être définie simplement par les deux citations suivantes : « La théorie des jeux est une boîte d’outils analytiques conçus pour nous aider à comprendre les phénomènes que l’on observe lorsque des décideurs interagissent116 » (Osborne et Rubinstein, 1994, p. 1), et la théorie des jeux « examine comment quelqu’un devrait prendre une décision et, dans une moindre mesure, comment quelqu’un prend une décision117 » (Davis, 1997, p. 3).

Mise sur pied dans le domaine de l’économie (Von Neumann et Morgenstern, 1944), la théorie des jeux offre une compréhension mathématique du comportement d’un « joueur » dans une situation de prise de décision lorsque plusieurs joueurs sont impliqués.

3.1.3.1 - Pourquoi l’inclure

La théorie des jeux se targue de pouvoir prédire le comportement des joueurs en fonction des options et des objectifs qui leur sont offerts.

3.1.3.2 - Avantages et inconvénients

La théorie des jeux est une théorie souvent présentée aux designers de jeux (Guardiola et Natkin, 2005 ; Salen et Zimmerman, 2003), car elle propose des critères pertinents pour s’assurer que le jeu ne pourra pas facilement être détourné de ses objectifs. En effet, elle permet de trouver avec efficacité les stratégies dominantes et les équilibres de Nash, elle organise

116 Traduction libre de « Game theory is a bag of analytical tools designed to help us understand the

phenomena that we observe when decision-makers interact ».

117 Traduction libre de « It considers how one should make decisions and, to a lesser extent, how one does

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logiquement les dilemmes, l’utilité (Davis, 1997 ; Osborne et Rubinstein, 1994) et le pouvoir de chaque participant (Banzhaf III, 1964)118.

La théorie des jeux est principalement pertinente pour trouver des erreurs qui pourraient nuire à l’expérience. C’est-à-dire, les erreurs qui introduiraient des stratégies dominantes ou des éléments trop puissants (qui ont un indice de puissance trop élevé) dans le jeu. La théorie des jeux peut donc contribuer significativement au design.

La théorie des jeux possède tout de même son lot d’inconvénients. Malgré son nom, elle n’a jamais vraiment été prévue pour étudier ni (encore moins) concevoir des jeux. En effet, pour pouvoir s’appuyer sur la théorie des jeux, les conditions suivantes doivent être respectées :

 Le calcul inclut toutes les informations qui contribuent à la prise de décision, donc il faut que les joueurs tentent d’atteindre, de manière rationnelle, un ou plusieurs objectifs bien définis, et que cet objectif soit le seul qui entre en ligne de compte dans la prise de décision ;

 Les joueurs raisonnent stratégiquement, donc en prenant en compte leurs connaissances du comportement des autres joueurs

Le jeu n’a pas pour seul objectif la victoire. La victoire seule pourrait être l’objectif de jeux compétitifs, mais même dans ceux-ci, l’humiliation et l’amélioration de ses compétences peuvent être des données importantes. Pour d’autres types de jeux, visant le divertissement ou la fantaisie par exemple, la victoire peut même être relativement accessoire. Le jeu est à la fois règles et amusement (Caillois, 2015 [1958]). Penser que les joueurs seront toujours rationnels et stratégiques est donc utopique.

118 Ces concepts sont ici lancés en rafale étant donné la faible incidence sur la recherche, la réflexion et la

thèse. Nous les évoquons justement pour signifier l’utilité de cette théorie de manière générale, même si elle ne s’aligne pas avec nos besoins. Pour aider à la compréhension des lecteurs, voici une rapide description de chacun des concepts. Une stratégie dominante est une manière de jouer ou une suite d’action menant invariablement à la victoire. Un équilibre de Nash est une situation dans le jeu où aucun des joueurs ne peut agir sans affaiblir ses gains ou ses chances de gagner. Les dilemmes en théorie des jeux demandent une hiérarchie de solution qui confronte l’égoïsme à la coopération d’une telle manière qu’on doit présumer de la bonne volonté des autres joueurs pour maximiser les gains communs, mais jouer égoïstement pour maximiser les gains personnels. L’utilité en théorie des jeux est une approche mathématique visant à quantifier la pertinence et l’attraction d’une solution pour pouvoir ensuite calculer les chances que la situation soit choisie. Finalement, l’indice de pouvoir mesure la possibilité d’impact d’une décision d’un joueur.

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Même dans les conditions optimales, c’est-à-dire lorsque les conditions ci-dessus sont remplies et que la décision à prendre est de nature économique, la théorie des jeux ne semble donc pas très efficace (Green, 2002).

3.1.3.3 - Correspondance

 Opérationnalisation conforme (0) : La théorie des jeux peut permettre de gérer des problèmes complexes, mais n’aide en rien l’opérationnalisation elle-même d’un projet ;  Dispositif conforme (0) : La théorie des jeux permet de minimiser les impacts négatifs d’un système déséquilibré qui pourrait contrevenir à l’épanouissement humain. Toutefois, son besoin d’objectifs clairs et mesurables la rend inutilement difficile à utiliser pour des jeux où l’épanouissement humain n’est pas atteint à travers une forme de stratégie menant directement à la victoire ;

 Approche systémique (0) : La théorie des jeux n’aborde pas la question de l’acquisition ou de l’influence sur les croyances et les connaissances. Elle s’attaque plutôt à la prédiction de l’intention. On pourrait alors penser que l’utilisation de la théorie des jeux pour monter un système poussera les joueurs vers certaines actions. Mais la théorie semble plutôt limitée dans ce domaine. Tout d’abord, elle semble réduire les désirs possibles à l’atteinte de l’objectif, alors qu’il a déjà été établi que certains joueurs essaient plutôt de vivre une expérience complètement détachée du défi ou de la compétition (Hunicke et coll., 2004 ; Lazarro, 2004 ; Sherry et Lucas, 2003). De plus, la nature mathématique de la théorie des jeux empêche le designer d’inclure dans le système des éléments qui ne sont pas facilement quantifiables, ce qui peut constituer une limite importante au design.

 Concrétisation des outils (0) : Les outils de la théorie des jeux sont très mathématiques et ne permettent que de calculer la désirabilité relative des options offertes. Ainsi, ils ne correspondent pas à ce que nous recherchons dans cette thèse.

La théorie n’obtient aucun point sur 4. Nous ne l’utiliserons donc pas dans notre projet de recherche par le design.

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3.1.4 - Rhétorique procédurale

Ian Bogost s’est fait l’avocat d’une approche, la rhétorique procédurale, qu’il définira comme « la pratique de la persuasion à travers des processus, plus particulièrement, des processus computationnels119 » (Bogost, 2007, p. 3). Il propose en fait que le jeu doive utiliser sa procéduralité, c’est-à-dire sa capacité à « créer un sens par l’interaction d’algorithmes120 », pour atteindre ses ambitions persuasives. Bogost exemplifie son point en discutant des valeurs proposées dans Animal Crossing (2001) et surtout, de la manière dont le jeu en fait la promotion :

« Animal Crossing est un jeu se déroulant dans la vie quotidienne des habitants d’une petite ville. C’est un jeu dans lequel on personnalise et entretient son environnement. C’est un jeu dans lequel on se fait des amis et on collectionne des insectes. Mais, Animal Crossing est aussi un jeu dans lequel on accumule des dettes à long terme. C’est un jeu dans lequel on accomplit un travail mondain et répétitif pour soutenir des idéaux matérialistes contemporains. C’est un jeu à propos des conséquences douces-amères de l’acquisition de biens et dans lequel on doit faire aussi bien que son voisin. Animal Crossing accomplit ceci non pas à travers des règles moralistes, mais en créant un modèle de commerce et de dettes dans lequel le joueur peut faire l’expérience et découvrir de telles conséquences. Dans son modèle, le jeu simplifie le monde réel dans le but d’attirer l’attention sur les aspects pertinents de ce monde.121 » (Bogost, 2008, p. 119)

Ainsi, le jeu communique, à travers ses règles et l’espace des possibles qu’il offre, l’attitude et les valeurs dont il fait la promotion. Cette thèse sera comprise, évaluée et débattue par le joueur lorsqu’il négocie avec ces règles, cet espace de possibles et le système symbolique du jeu (Bogost, 2008). Bogost ajoute en effet : « En jouant au jeu, le joueur ne subit pas un lavage de cerveau, ni est-il trompé par le jeu dans le but de lui faire adopter [une] position. On

119 Traduction libre de: « the practice of persuading through processes in general and computational

processes in particular ».

120 Traduction libre de: « creates meaning through the interaction of algorithms ».

121 Traduction libre de « Animal Crossing is a game about everyday life in a small town. It is a game about

customizing and caring for an environment. It is a game about making friends and about collecting insects. But Animal Crossing is also a game about long-term debt. It is a game about the repetition of mundane work necessary to support contemporary material property ideals. It is a game about the bittersweet consequences of acquiring goods and keeping up with the Joneses. Animal Crossing accomplishes this feat not through moralistic regulation, but by creating a model of commerce and debt in which the player can experience and discover such consequences. In its model, the game simplifies the real world in order to draw attention to relevant aspects of that world. »

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lui offre plutôt une compréhension de cette position pour qu’il s’interroge davantage, l’accepte ou la refuse.122 » (Bogost, 2008, p. 133)

3.1.4.1 - Pourquoi l’inclure

La rhétorique procédurale propose une compréhension du jeu comme discours, repositionnant les règles et l’ensemble des possibles comme des arguments, visant justement à transmettre de l’information et faire la promotion de certaines valeurs. Cet objectif s’aligne très bien avec notre champ d’intérêt pour la recherche.

3.1.4.2 - Avantages et inconvénients

La rhétorique procédurale offre, au moins dans le cas des jeux vidéo, un plus grand pouvoir persuasif de ses arguments par sa « vividité123 » (Bogost, 2007, p. 34) supérieure à plusieurs médias. En offrant une image en mouvement, du son et de l’interactivité, il surpasse la vividité des autres arts et médias visuels.

Bogost fait état de plusieurs mises en application de la rhétorique procédurale, discutant de plusieurs exemples touchant à divers domaines (Bogost, 2007). De fait, et bien qu’il ne mentionne pas la rhétorique procédurale pour ses autres mises en application, l’auteur offre une longue série d’essais sur les utilisations du jeu vidéo — autres que le divertissement — dans How To Do Things with Videogames (Bogost, 2011).

La rhétorique procédurale propose un modèle simple incluant des exemples de but, de modes d’évaluation et de formes de délibération. Bogost discute aussi des domaines sémiotiques de James Paul Gee pour y accoler la représentation d’éléments réels dans le jeu, ce qui expliquerait selon lui le développement de connaissances et de littéracie à l’intérieur du jeu (Bogost, 2007 ; Gee, 2003).

122 Traduction libre de « In playing the game, the player is not ‘brainwashed’ or otherwise fooled into

adopting the candidates’ policy position. Rather he is afforded an understanding of that position for further inquiry, agreement, or disapproval. »

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L’interprétation du sens du jeu passe également par l’« enthymème procédural124 » (Hawreliak, 2012, p. n.d. ; s'inspirant de Bogost, 2007), une argumentation procédurale insuffisante, contrainte par les règles, que le joueur doit lui-même compléter.

Cependant, les ambitions de la rhétorique procédurales sont avant tout éthiques et politiques, une position qui est remise en cause par quelques auteurs (Bogost, 2007, 2008 ; Nelson, 2012 ; Sicart, 2011). On cherchera à travers cette approche à persuader le joueur d’adopter une attitude spécifique face à un enjeu, en le plaçant dans un modèle simplifié de simulation. Ce lien clair avec la réalité que le jeu doit représenter restreint considérablement l’application de l’approche telle qu’elle est présentée.

De plus, la procéduralité, comme élément-clé de l’approche, découle de l’éloge qu’en a fait Janet Murray (1997). Ceci implique également que l’ordinateur et ses capacités de gestion de systèmes complexe sont centraux dans l’efficacité des processus utilisés. Par conséquent, la rhétorique procédurale ne considère, dans le cas des jeux, que les jeux vidéo, excluant ainsi les jeux de plateau, les jeux participatifs, les jeux de rôles, etc. L’inclusion de l’image en mouvement et du son dans les discussions soutient d’ailleurs cette limite.

En outre, Miguel Sicart (2011) critique deux aspects de la rhétorique procédurale. Il suggère tout d’abord que l’importance des règles dans la transmission du message, des valeurs, des politiques ou, plus largement, du sens du jeu, est surestimée. Selon Sicart, « si le sens d’un jeu est trouvé dans ses règles, ou dans sa nature systémique, alors les joueurs qui ne comprennent pas le sens du jeu le jouent mal125 » (2011, p. 10) alors qu’en réalité, les joueurs amènent eux- mêmes un sens au jeu à travers leur façon de jouer. Ensuite, l’auteur propose que les exemples amenés par les procéduralistes soient choisis pour leur alignement avec la philosophie de l’approche :

« Plusieurs jeux produits et analysés dans le domaine procéduraliste sont des parodies thématiques, d’apparence ludique, du mondain et de l’absurde, passant de la sécurité dans les aéroports à l’économie pétrolière. Pourtant, ces jeux ne sont que rarement ludiques du point de vue mécanique ou procédural : ce sont des jeux solos, souvent des casse-têtes ou

124 Traduction libre de « procedural enthymeme ».

125 Traduction libre de « If the meaning of a game is to be found in its rules, or in its systemic nature, then

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des jeux de gestions avec peu d’opérations disponibles pour le joueur et un espace des possibles très limité, restreignant l’expression de soi du joueur126. » (Sicart, 2011, p. 13)

Finalement, même s’il suggère quelques fois dans ses textes que la rhétorique procédurale est une approche de conception, Bogost semble vouloir la positionner dans le spectre de la rhétorique plutôt que dans celui du design. En effet, il la distingue des rhétoriques visuelle et numérique, mais n’invoque pas d’autres approches du design (Bogost, 2007, 2008). 3.1.4.3 - Correspondance

 Opérationnalisation conforme (0) : L’approche est fondamentalement rhétorique et n’aborde en rien l’opérationnalisation du projet ;

 Dispositif conforme (0) : Les visées politiques de la rhétorique procédurale ne correspondent qu’en partie à la promesse d’un épanouissement humain. Sicart ira même jusqu’à remettre en question le potentiel ludique des jeux créés à travers une approche de rhétorique procédurale. Qui plus est, l’approche impose l’utilisation du jeu vidéo alors que nous cherchons une approche au design de jeu qui soit inclusive ;

 Approche systémique (0) : Sicart critique directement l’approche en affirmant qu’elle empêche le joueur de créer son propre sens, ce qui contrevient à une des interactions du système identifié par lesquelles le joueur, abordant une attitude ludique, déverrouille le sens du jeu ;

 Concrétisation des outils (0) : Les outils de la rhétorique procédurale visent un apprentissage à travers la procéduralité. Ils ne correspondent donc pas à ce que nous recherchons dans cette thèse.

La rhétorique procédurale ne récolte donc aucun point et ne sera pas utilisée dans notre projet.

126 Traduction libre de « Many of the games produced and analyzed under the proceduralist domain are

visually playful, thematic parodies of the mundane and absurd, from airport security to oil economics. But these games are seldom playful in a mechanical, procedural sense: these are single player, puzzle or resource management games, with only few “operations” available to players, and a very limited space of possibility in which players can express themselves. »

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Toutefois, même si l’utilisation et les objectifs de cette approche ne correspond pas à notre objectif, l’orientation des attitudes par les mécaniques du système est en phase avec notre ambition d’influencer les désirs du joueur.