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6.2.2 Types d’auditoire en design 6.2.2.1 La délibération intime du designer

La délibération intime offre un défi de traduction particulier. Jusqu’ici, on a pu associer directement le concept d’orateur à celui de la compagnie ou du designer, et le concept d’auditoire aux utilisateurs. Toutefois, dans la délibération intime, l’orateur et l’auditoire fusionnent en une seule personne. Cette personne, dans la situation de design, est-elle le designer, la compagnie ou un membre de l’auditoire ?

Nous avançons que si une argumentation est inventée (ce qui se traduirait pour le design par : ‘si la planification d’un projet ou d’un produit est inventée’), la personne qui en est l’inventeur doit être l’orateur, donc le designer/la compagnie. Or, si la situation fusionne l’auditoire de la délibération intime et l’orateur, l’utilisateur est donc fusionné au designer (ou la compagnie) — du point de vue du design. Il parait toutefois maladroit, ou du moins peu utile, de penser qu’un designer planifierait un projet ou prototyperait un produit pour appuyer une thèse ou des valeurs à chaque décision qu’il doit prendre. Cette traduction demande donc une réflexion plus large.

La boucle argumentative qui caractérise la délibération intime pourra nous aider à recadrer cette activité dans la pratique du design. En effet, John Zeisel propose que l’activité de design en soi suive une « spirale de développement du design160 » (1981, p. 30).

Selon Zeisel, le design consiste donc en trois activités élémentaires formant un cycle :  Imager : se représenter la situation et les contraintes du projet ;

 Présenter : externaliser les images et présenter des idées, à soi-même ou à autrui ;

159 Traduction libre de « artefacts as entities struggling for the survival of the fittest in the hostile

environment of the market ».

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 Tester : revisiter le design avec un œil critique pour s’imager la situation d’une manière plus précise.

Le designer travaille avec une vision évolutive du produit final. De fait, le but évolue avec chacun des changements conceptuels et des sauts créatifs. L’évolution du but se fait en s’approchant de l’intervalle de l’acceptable. De manière plus imagée, la spirale se rétrécit jusqu’à ce qu’elle entre dans un intervalle suffisamment proche du succès.

Zeisel ne propose pas vraiment de point de départ de la spirale, mais un autre concept, celui du générateur primaire identifié par Jane Darke (1984), pourrait permettre de combler cet inconnu théorique. Le générateur primaire est la première solution générée d’un concept ou d’un objectif ; il s’agit d’une porte d’entrée vers la solution à une situation devant être améliorée. Il peut être un groupe de concepts ou une idée singulière. On pourra parfois le défendre sur une base rationnelle, mais il n’a pas vraiment besoin de l’être. Il s’agit en réalité d’une contrainte auto-imposée, d’un acte de foi de la part du designer.

On pourra reconnaitre que la boucle argumentative tend vers la rationalisation dans la spirale de développement du design, qui tend elle-même vers l’acceptable (ou le satisficing pour reprendre le terme de Simon (1996 [1969]). Le générateur primaire, quant à lui, pourrait être l’équivalent de la raison. La similitude entre ces concepts nous amène donc à comprendre la délibération intime comme constituant l’activité de design elle-même.

De manière peut-être encore plus importante, concevoir l’activité de design comme une boucle argumentative permet d’y inclure les éléments du système argumentatif. Ainsi s’expliquerait l’assurance que le designer développe à travers ses solutions, avec l’expérience aussi, puisqu’il se forge une réputation envers lui-même. On pourra aussi comprendre inclure l’intégration des valeurs personnelles dans un projet de design, puisque le jugement de chacune des solutions de design se fait à partir des passions, des désirs et des craintes du designer. On peut ainsi conclure que chacun des types d’arguments discutés dans les prochaines sections sont tous aussi pertinents pour créer un contact avec le public que pour choisir les solutions de design à intégrer dans un projet.

D’une certaine manière, le designer est donc le plus intime public de son propre projet ou produit.

154 6.2.2.2 - La délibération intime du public

Comme mentionné plus haut, le raisonnement pratique s’apparente bien à la délibération intime. Les deux débutent avec une soudaine prémisse (le désir dans la philosophie de l’action ou la raison dans l’argumentation) pour ensuite être débattues par des arguments menant vers une intention finale.

Si le but de notre approche est d’influencer le raisonnement pratique, c’est alors d’influencer la délibération intime du public. Si elle n’est qu’un cas précis de l’argumentation avec autrui, cette délibération intime emploie les mêmes types de considérations éthiques, pathétiques et logiques que l’argumentation. Plus simplement, on ne persuade pas nécessairement par le discours, mais plutôt en offrant des considérations et des arguments qui pousseront le public vers la délibération ou le raisonnement que nous souhaitons en tant que designer.

6.2.2.3 - Public universel et publics particuliers

Carl DiSalvo (2009), citant The Public and its Problems de John Dewey (1927), affirme que le public est construit autour d’une situation dont les conséquences les affectent d’une manière ou d’une autre (en bien ou en mal, de manière sérieuse ou non, etc.). Pour simplifier notre texte, nous utiliserons les termes ‘situation à améliorer’ pour référer à ce type de situation. Bien qu’il ne le cite pas directement, DiSalvo semble évoquer Herbert Simon pour qui le design est essentiellement une « série d’actions ayant pour but de changer une situation existante en une situation préférée161 » (Simon, 1996 [1969], p. 111). Est sous-entendue dans les propos de Simon l’idée que la situation existante peut être améliorée et qu’elle est donc, sous le bon éclairage, une situation pouvant être problématique pour certains, ou du moins offrant une opportunité d’amélioration.

Plusieurs publics sont possibles pour une même situation à améliorer, selon la manière dont leurs membres sont affectés. Les publics décrits par Dewey équivalent à des auditoires particuliers en argumentation, ayant chacun une réaction potentiellement différente pour la même situation à améliorer, puisqu’ils sont affectés de diverses manières.

155 6.2.2.3.1 - Vers un public universel

Si l’on reprend le Traité de l’argumentation, ces publics, mobilisés autour d’une même situation et que l’on tentera de convaincre de la validité d’une thèse commune, sont susceptibles d’accéder, par dépassement ou à travers une base commune, à un public universel les joignant tous. Ainsi, pour faire adhérer tous ces publics à une même thèse, on tentera de les convaincre en invoquant les mêmes faits et les mêmes présomptions à propos de la situation à améliorer.

Le plus simple, sans doute, est de faire référence à des produits déjà existants et généralement reconnus pour leur satisfaction. Cette technique peut être utilisée à travers la forme, le mode d’utilisation ou un autre rappel.

L’adresse au public universel requérant des vérités ou des croyances établies, il semble plus difficile de proposer des attributs innovants à ce niveau. Ceux-ci pourront par contre être adressés au public particulier.

6.2.2.3.2 - Vers un public particulier

On persuade une certaine tranche du public universel, donc un public particulier, en leur montrant de quelle manière le produit correspond à leurs valeurs. Ces arguments peuvent évidemment différer de ceux que l’on invoquera pour persuader d’autres tranches du public.

Du point de vue du marché, il est fort possible que plusieurs compagnies ou designers s’attaquent à une même situation à améliorer. Par conséquent, leurs produits devront se distinguer des autres d’une manière ou d’une autre. On peut donc supposer que des ‘publics particuliers’, même s’ils sont affectés par une même situation à améliorer, sont néanmoins affectés de manière spécifique et seront persuadés d’utiliser le produit grâce à des attributs différents.

Chaque personne affectée par la situation à améliorer fait partie d’un public particulier en sus du public universel. On pourra convaincre des bienfaits d’un projet par l’amélioration de la situation de manière générale, mais ce projet devra également comprendre des aspects qui répondent aux conséquences qui touchent les personnes directement, et qu’elles souhaitent voir s’améliorer. Pour reprendre les concepts d’accord particulier et de pratique, ces publics particuliers veulent que l'onconsidère leur situation particulière, pour être en mesure de reconnaitre que ces attributs s’adressent directement aux conditions auxquelles ils font face.

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Nous discuterons plus en détail des types de prémisses, donc d’attributs, qui seront mis en cause dans une section subséquente (voir la section sur les attributs, débutant en page 143).

Qui plus est, les membres d’un même public particulier partagent ce que James Paul Gee appellera la « pratique » (Gee, 2014, p. 5), et ce pour plusieurs produits. La pratique, selon Gee, est un contexte puisqu’elle est, en un sens, adaptative. Employant comme exemple la pratique de ‘jouer à Yu-Gi-Oh!’ (Konami, 1999), Gee argumente que l’on peut jouer à ce jeu dans plusieurs contextes (chez des amis, dans un congrès, à l’école, etc.) sans changer la nature de celui-ci.

La pratique impose aussi son vocabulaire. Le langage devient donc politique au sein d’une pratique. Si les bons termes sont utilisés pour signifier un concept précis selon le rôle de la personne qui parle, cette personne acquiert un « bien social162 » au sein de la pratique, qui contribuera à sa crédibilité perçue (voir la section sur l’éthos, en page 122). Les joueurs doivent utiliser les bons termes pour discuter des règles et des éléments dans la pratique d’un jeu précis, comme les avocats ou les scientifiques au sein de leur pratique.

6.2.2.3.3 - La construction du public

En design, la construction du public est primordiale pour le succès d’un produit, mais elle s’effectue de manière assez semblable à la construction de l’auditoire en argumentation. Pour reprendre les mots de Madeleine Akrich :

« Les designers définissent donc des acteurs qui ont leurs propres goûts, compétences, desseins, aspirations, préjugés politiques, etc. […] Une grande partie du travail de celui qui innove est d’inscrire cette vision (ou plutôt, cette prédiction) du monde dans le contenu technique des nouveaux objets163. » (Akrich, 1992, citée par Redström, 2006, p. 113)

La construction de ce public est donc basée sur des hypothèses faites par les designers sur le monde dans lequel leurs produits seront insérés (Akrich, 1997 [1994]). Cette situation rappelle la projection du sens commun de l’orateur qui invente son argumentation.

162 Traduction libre de James Paul Gee, 2014 : « social goods ».

163 Traduction libre de « Designers thus define actors with specific tastes, competences, motives,

aspirations, political prejudices, and the rest … A large part of the work of innovators is that of ‘inscribing’ this vision of (or prediction about) the world in the technical content of the new object ».

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On peut ensuite employer les processus soustractif ou additif mentionnés plus haut (voir page 149) pour créer à partir de ces publics particuliers partageant goûts, compétences, desseins, aspirations, préjugés politiques, etc.

6.2.2.3.4 - Exemple de publics universel et particulier

Cette équivalence requiert un effort d’imagination plus poussé que les traductions que nous avons faites jusqu’ici. Nous prendrons donc un exemple qui illustre le positionnement des projets dans le but d’améliorer une situation pour tous ceux qui sont affectés par celle-ci. Cet exemple prendra soin d’inclure certains attributs visant une partie spécifique du public, qui est affecté de manière plus sérieuse ou par des conséquences différentes.

Considérons deux téléphones cellulaires au début des années 2000. Ils répondent tous deux à une même situation à améliorer : l’impossibilité de communiquer, lorsqu’on est en déplacement, avec des gens hors de notre entourage physique. Imaginons maintenant que l’un de ces cellulaires offre une caméra photo ; il est alors plus cher que son compétiteur.

Le marché se divisera pourtant de manière équivalente entre les deux téléphones, qui proposent chacun des attributs différents : un appareil photo pour l’un, tandis que l’autre est moins dispendieux. Les deux téléphones utilisent une disposition de boutons et une manière de parler et d’écouter qui rappelle le combiné d’un téléphone fixe, convainquant l’utilisateur de leur efficacité. Le prix et les options s’adressent donc à des publics particuliers. Ceux-ci seront persuadés d’opter pour l’un ou l’autre des modèles en fonction de l’alignement de ces objets avec leur propre hiérarchie de valeurs (dans ce cas-ci, ‘garder son argent’ ou ‘capturer des moments mémorables durant les déplacements’). On peut également considérer que le public visé par le téléphone à caméra ne sera, à ce point-ci de l’histoire, qu’imaginé par le designer puisque cet attribut est nouveau, et que le public n’existe donc pas formellement. Mais on peut aussi penser qu’il correspond à un public réel, puisque ce téléphone répond à une pratique de photographes amateurs.

La situation à améliorer est la même : les téléphones tentent de convaincre tous les clients de la nécessité de communiquer à distance, mais les autres attributs vont persuader chaque utilisateur de s’approprier un téléphone précis. Ce choix sera basé sur les autres conséquences entourant l’achat et l’utilisation dudit téléphone.

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