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Plusieurs auteurs se sont attaqués à la tâche de définir le jeu de rôle134 et ses spécificités. Une première manière de le faire serait de tenter de définir ce type de jeu par ses règles. Il

134 À partir d’ici, dans le but d’alléger le texte, nous utiliserons l’expression « jeu de rôle » pour faire

référence au jeu de rôle de table. Il ne sera donc pas, à moins d’avis spécifique, discuté de jeu de rôle numérique ni de jeu de rôle dit ‘grandeur nature’, par exemple.

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apparait cependant que même si plusieurs mécaniques sont communes d’un jeu de rôle à l’autre, aucune n’est présente dans chacun de ces jeux. En effet, selon Cover (2010) :

 80 % des jeux de rôles suggèrent d’ajouter à leurs propres règles des règles ‘maison’ ;  76 % des jeux de rôles suggèrent l’utilisation d’un diagramme pour représenter les

scènes du récit ; ceux-ci peuvent ou non former un plateau pour les combats ;

 56 % des jeux de rôles suggèrent l’utilisation de figurines, que l’on appelle dans la pratique des ‘miniatures’ ;

 33 % des jeux de rôle n’utilisent pas de dés.

On pourrait alors identifier des éléments essentiels du jeu de rôle pour le ramener à sa plus simple expression. Olivier Caïra (2007) décrit le jeu de rôle à travers quatre composantes :

 Univers : le setting, la méta-intrigue à l’échelle du monde et non de l’aventure ;

 Système de règles : principes élémentaires de simulation, incluant généralement les dés, les ajustements, etc. Ces règles sont souvent incomplètes et sont livrées à une certaine liberté d’arbitrage de la part du guide ;

 Scénario : La quête spécifique, aux prises de laquelle sont les protagonistes, est habituellement de nature extrapolable. Notons qu’il ne s’agit pas ici du récit, puisqu’on ne connait que l’objectif et les défis, mais pas la résolution ;

 Personnages des joueurs : création selon le système de règles, puis expérience accumulée par les joueurs dans leur progression en jeu.

En plus des caractéristiques du jeu, on pourra considérer que le jeu de rôle de table inclut invariablement une dimension narrative co-créée par le joueur, qui interprète des personnages, et par le guide qui est responsable de la méta-intrigue et de la quête. Le système de règle est perçu comme un soutien à la simulation, il est donc, par définition souple ; il pourra être étendu, modulé sinon modifié par le guide selon les besoins du jeu.

Selon Sarah L. Bowman, on pourra définir les spécificités du jeu de rôle de table selon la définition suivante :

« Les joueurs interprètent des Identités secondaires dans un espace narratif cocréé, imaginé à la fois par les joueurs et leur guide. Ce guide — aussi appelé conteur, maitre de jeu, maitre de donjon ou arbitre — construit la trame narrative dans un tout cohérent et est

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responsable de l’arbitrage final en ce qui concerne la résolution de conflit et les règles135. » (Bowman, 2010, p. 12)

Ce type de jeu existe donc sur un continuum narratif et formel (réglé, pour reprendre le terme de Caillois (2015 [1958]), proposant aux joueurs d’explorer des mondes et des scénarios imaginaires en se mettant dans la peau de personnages dont chaque action est soumise à des règles qui déterminent le succès ou la conséquence de ladite action (Caïra, 2007). Les règles présentées aux joueurs servent aussi des rôles précis (Bergström, 2012), dont :

 Le maintien de l’équilibre récit-règles ;

 L’arbitrage lors de différends entre les joueurs ;

 Le refroidissement créatif pour assurer la cohérence narrative ;

 L’agent de constance pour maintenir un sentiment de justice parmi les joueurs ;  L’inspiration et le soutien pour les débutants ;

 La communication entre les joueurs qui doivent discuter de concepts propres à la simulation et dont le vocabulaire doit être inventé ;

 L’élément aléatoire propre au jeu dont la résolution doit être incertaine ;  Le contrôle diégétique permettant la co-création par tous les joueurs. 4.1.1.1 - Une (très) brève histoire du jeu de rôle

Le premier jeu de rôle, tel qu’ils sont définis maintenant, est Dungeons & Dragons (1974). Celui-ci est un dérivé des jeux de guerre américains (wargames), eux-mêmes inspirés des kriegspiels allemands desquels on retrouve les influences jusqu’aux échecs (Ewalt, 2013 ; Schick, 1991).

Ces jeux de guerre, populaires dans les années 1970, sont des simulations guerrières, reproduisant des affrontements d’armées historiques à l’aide de figurines et de modèles réduits de bâtisses et de montagnes. Avec une quantité significative de joueurs avides et d’associations de ces joueurs aux États-Unis, le jeu de guerre a rapidement évolué, construisant une base de

135 Traduction libre de « The players enact these secondary Selves in a co-created story space imagined

by both the players and their guide. This guide — also known as the Storyteller, Gamemaster, Dungeonmaster or Referee — weaves the narrative into a coherent whole and provides final arbitration with regard to conflict resolution and rules ».

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règles de plus en plus compliquée. Plusieurs éléments communs au jeu de rôle — interprétation d’un rôle, co-construction narrative, progression des personnages, arbitre neutre et même utilisation de dés pour gérer les chances de succès d’une action — existaient d’ailleurs dans une itération ou une autre de ces jeux de guerre136.

C’est Dave Arneson, souhaitant transporter son récit dans une caverne, mais ne disposant pas d’une table de jeu capable de représenter le contexte de manière efficace, qui proposa en premier de décrire verbalement le contexte et les actions posées par les personnages (Schick, 1991). En combinant sa propre manière de jouer avec les règles d’un jeu de guerre dans un univers médiéval fantastique inventé par Gary Gygax, les deux hommes créent Dungeons & Dragons (1974), un jeu qui va bientôt se répandre à travers les États-Unis puis, éventuellement, le monde.

Grâce à ses débuts modestes (qui dépassent tout de même les attentes de ses créateurs), le jeu de rôle passe sous le radar des autorités morales américaines, alors aux prises avec le mouvement hippie. Malgré la réticence d’une partie de la communauté du jeu de guerre137, le fantastique est particulièrement populaire à l’époque, surtout dans les facultés de génie et de science, grâce à l’arrivée de la version ‘livre de poche’ de The Lord of The Rings (Tolkien, 1954) en 1965. En parallèle, les jeux de simulation sportive avaient pris de l’ampleur depuis le début des années 1960. Ceux-ci utilisaient, entre autres, les statistiques de performance trouvées sur les cartes à collectionner de joueurs de baseball. Matt Barton remarque les similitudes entre le jeu de rôle traditionnel et ces jeux de simulation sportive, à travers leur « effort d’utiliser des dés et les statistiques pour représenter de façon plus réaliste nos fantaisies, que ce soit pour des événements sportifs imaginaires ou pour combattre des créatures fantastiques138 » (2008, p. 14-

136 Cette période et les jeux en questions sont d’ailleurs documentés en détail dans l’ouvrage de Jon

Peterson Playing at the World (2012) que le lecteur pourra consulter pour avoir une meilleure idée du contexte.

137 L’influent auteur britannique Donald Featherstone témoigne avoir résisté avec véhémence à

l’introduction de « magiciens pouvant lancer des sortilèges qui transformaient un escadron de cavaliers en crapauds [wizard whose spells could turn cavalry squadron into toads)] » (Featherstone, 1969 ; cité par Peterson, 2012, p. 45)

138 Traduction libre de « effort to use dice and statistics to more realistically model fantasies, whether

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15). Le jeu de rôle prend donc son envol, et s’infiltre dans les cercles de jeunes adultes habiles avec les chiffres (Schick, 1991).

Depuis, le jeu de rôle s’est largement diversifié, s’éloignant parfois de ses racines guerrières au profit d’une expérience plus fantaisiste, ou s’émancipant dans des simulations des plus réalistes. Durant les années 1980, le jeu de rôle prend une tournure presque mandarinale, engrangeant des systèmes de règles de plus en plus compliqués et requérant un véritable dévouement, ne serait-ce que pour comprendre comment jouer. Avec la venue de la compagnie de publication White Wolf dans les années 1990, le jeu de rôle s’éloigne de sa définition très tactique et mathématique, pour se diriger vers la co-création narrative. Le système de jeu, qui sera connu sous le nom de Storyteller System, devient beaucoup plus accessible et commence à briser l’image élitiste du jeu de rôle.

Depuis, le jeu de rôle s’est recentré sur son essence, à mi-chemin entre le narratif et le formel/réglé, à travers des jeux plus simples et faciles d’accès.