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Comme la thèse soutenue par un produit est silencieuse, il peut paraitre difficile, voire ésotérique, d’inclure un équivalent des arguments dans la pratique du design.

Les attributs d’un produit sont invariablement sujets à l’interprétation du public. Dans la plupart des cas, ils ne comportent pas de phrases explicites ni de qualificatifs pour guider l’interprétation. Perelman et Olbrechts-Tyteca déclarent d’ailleurs que « [t]out auteur doit pouvoir compter sur la bonne volonté de l’interprète » (2008 [1958], p. 166), mais l’interprétation est avant tout une histoire de clarté. Le produit ne discrimine évidemment pas lui-même l’interprétation qui en sera faite — elle est de fait essentielle au processus d’argumentation en tant que tel. Notons que les auteurs du Traité de l’argumentation proposent aussi que « [l]a nécessité d’interpréter se présente comme la règle ; l’élimination de toute interprétation constitue une situation exceptionnelle et artificielle » (Perelman et Olbrechts- Tyteca, 2008 [1958], p. 168).

En effet, il ne semble pas sage de s’efforcer de rendre impossibles les interprétations qui ne cadrent pas avec la thèse donnée. Donald A. Norman, dans son populaire Emotional design (2004), propose qu’un important facteur de l’adoption d’un produit ait justement à voir avec l’utilisation, les souvenirs que l’on crée en l’utilisant, et la personnalisation qu’on en fait.

Du point de vue du designer, on voudra ou non revoir les attributs du produit pour empêcher les interprétations négatives, ou utiliser l’interaction entre les attributs existants pour guider l’interprétation. L’argumentation et le design existent dans l’incertitude ; l’interprétation d’un objet demeure donc immanquablement incertaine.

Si le produit doit promouvoir une thèse, alors il doit aussi pouvoir communiquer avec l’utilisateur. En l’absence de langage officiel, cette communication passe par une compréhension de signes de la part de l’usager.

Au milieu des années 1960, James J. Gibson proposait le concept d’affordance, une propriété de l’objet automatiquement discernée lorsque l’objet est perçu. Dans The Senses Considered as Perceptual Systems (1966), Gibson discute de cette affordance comme une réaction interprétative aux stimuli, argumentant qu’il y avait plus d’informations dans les perceptions que ce que la réaction chimique de notre corps nous indique :

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« Ce système perceptuel ne devrait plus être nommé un sens chimique puisque seuls les deux premiers types d’information énumérés ci-dessus177 dépendent des chimiorécepteurs. De toute façon, comme nous allons le voir, les propriétés perçues ne sont pas étudiées directement par la chimie. Elles sont plutôt des valeurs nutritives et des affordances. Chez l’humain, elles sont des valeurs gastronomiques. Ces propriétés dépendent certainement des faits de la chimie, de la physique et de la biologie, mais seulement en relation avec la nutrition et la cuisine. Le goût est une détection de la valeur chimique et non pas des solutions chimiques.178 » (1966, p. 139)

La citation ci-dessus est la première occurrence du terme ‘affordance’ dans son œuvre, mais Gibson avait déjà mis le concept en contexte quelques pages auparavant en expliquant le processus :

« Le toucher douloureux, alors, est un type d’information disponible sur l’environnement. Il se combine avec la vision pour rendre une perception de la valeur négative de certaines choses, c’est-à-dire leurs valences. Certains proposent (afford) des blessures, d’autres proposent (afford) un bénéfice, et l’individu en développement doit les distinguer en traitant les stimuli qui spécifient ce qui est proposé (afforded)179 » (1966, p. 132).

L’affordance sera revisitée dans The Ecological Approach to Visual Perception (2014 [1979]). Gibson y fournit une définition plus aboutie de l’affordance que nous résumerons comme telle : l’affordance est une suggestion d’utilité de l’objet se rapportant autant à l’environnement, donc au contexte dans lequel il se trouve, qu’à l’être180 qui le perçoit. Ceci rappelle, en quelque sorte, la connaissance pratique, ou le ‘savoir sans observation’, de Ricœur

177 Ces deux types d’information sont la solubilité et la volatilité, mais ce détail a peu d’importance pour

l’argument de Gibson dans notre discussion.

178 L’emphase sur le mot ‘sens’ provident du texte original. Traduction libre de « This perceptual system

should no longer be called a chemical sense, inasmuch as only the first two types of information listed above depend on chemoreceptors. And in any case, as we shall see, the properties perceived are not those studied by straight chemistry. Rather, they are nutritive values or affordances. In man, they are gastronomic values. Such properties depend on facts of chemistry, physics, and biology, to be sure, but only as they relate to nutrition and cookery. Tasting is a detection of chemical values, not chemical solutions. »

179 Les termes anglais entre parentheses ne font pas partie du texte orignial mais visent à mieux expliquer

la pertinence de la citation dans la discussion. Traduction libre de « Painful touch, then, is a kind of obtainable stimulus information about the environment. It combines with vision to yield perception of the negative values of certain things, i.e. their valences. Some afford injury, others afford benefit, and the developing individual must discriminate between them by attending to the stimuli that specifiy what is afforded. »

180 On utilise ici le terme « être » parce que Gibson discute tout autant de l’animal que des humains. Notons

que Gibson utilise parfois le terme ‘sujet’ (subject) pour faire référence à ce qui perçoit l’affordance, mais seulement lorsqu’il discute de ses expériences. Ainsi, nous préférons ‘être’, utilisé ici pour englober les humains et les animaux (peu importe le contexte dans lequel ils se trouvent) à ‘sujet’ (possiblement utilisé comme synonyme de ‘participant’)

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et Anscombe (voir la section sur le raisonnement pratique, commençant à la page 25). En réalité, ce savoir sans observation propose une compréhension du fonctionnement de l’affordance de Gibson. On développe un ‘réflexe de compréhension’ contextualisé dans nos savoirs. En fonction de la situation, nous percevons les affordances et en nous basant sur ce que nous savons déjà.

Par exemple, un objet arrivant à mi-jambe d’un humain, comme c’est le cas d’une chaise, d’un fauteuil ou d’un tabouret, propose (afford) de s’asseoir. Contrairement à d’autres concepts semblables qui l’ont précédée181, l’affordance est constante, c’est-à-dire qu’elle ne crée pas d’état (désir, besoin) pour l’être qui la perçoit. De manière semblable, Gibson précise que l’affordance ne force pas directement l’être qui la perçoit dans un comportement, même si elle est nécessaire pour savoir que l’on peut poser l’action : « l’affordance ne cause pas le comportement, mais elle les contraint ou les contrôle182 » (Gibson, 1982, cité par Withagen, de Poel, Araújo et Pepping, 2012, p. 252). Pour continuer notre parallèle avec le savoir sans observation, on peut ainsi noter que l’affordance ne pousse pas à l’action, mais elle est utilisée comme prémisse dans le raisonnement pratique qui mènera peut-être à l’intention puis à l’action. Donald A. Norman emprunte le concept d’affordance, qu’il redéfinira et exemplifiera ainsi :

« Une affordance est une relation entre les propriétés d’un objet et la capacité de l’agent qui détermine comment l’objet s’utilise. Une chaise possède l’affordance (‘est pour’) du soutien et, en tant que telle, a l’affordance de s’asseoir. La plupart des chaises peuvent être transportées par une seule personne (elles ont l’affordance de soulever), mais certaines ne peuvent être soulevées que par des personnes plus fortes ou par un groupe de gens. Si quelqu’un est trop jeune ou trop faible pour lever la chaise, alors la chaise n’a pas cette affordance, elle ne possède pas l’affordance de soulever.183 » (2013 [1988], p. 11)

181 Gibson fait directement référence à la « caractéristique demandeuse » (demand character) de Kurt

Koffka et à la « Aufforderungscharakter » ou « valence » de Kurt Lewin. Pour ces deux concepts, les auteurs proposent que les objets ou l’environnement invitent le comportement à travers, respectivement, une ‘demande’ de l’objet voulant être utilisé et une tension dans le potentiel utilisateur qui doit, s’il le souhaite, résister à l’utilisation pour l’éviter.

182 Traduction libre de « Affordances do not cause behavior but constrain or control it ».

183 Traduction libre de « An affordance is a relationship between the properties of an object and the

capabilities of the agent that determine just how the object could possibly be used. A chair affords (‘is for’) support and, therefore, affords sitting. Most chairs can also be carried by a single person (they afford lifting), but some can only be lifted by a strong person or by a team of people. If young or relatively weak

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Norman s’éloigne volontairement de la nouvelle affordance de Gibson, lui imposant d’abord une phase interprétative184.

Afin de l’appliquer aux objets artificiels, Norman devait en effet apposer à l’affordance un autre concept, pour guider l’usager non seulement vers les actions proposées (‘affordées’ par l’objet), mais aussi pour induire comment, précisément, effectuer l’action. Ce concept-guide est le « signifiant185 » (Norman, 2013 [1988], p. 13). Bien que l’on semble boucler la boucle en aboutissant dans le domaine de la sémiotique, Norman refuse à nouveau de cadrer son concept dans les impératifs d’un autre domaine. En effet, pour l’auteur, le signifiant peut être tout indicateur sensoriel, volontaire ou non, permettant de comprendre comment utiliser efficacement un objet. Le signifiant de Norman est donc une suggestion formelle : une manière de bien utiliser l’objet qui le contient.

Toujours selon l’auteur, ce signifiant peut être parfaitement clair et volontaire ; par exemple, les mots ‘Ouvrir ici’ sur les cartons de jus sont un signifiant. Norman propose aussi que le signifiant puisse être involontaire, comme les traces de pas des autres usagers d’un passage montrant le chemin le plus efficace. Évidemment, le designer ne pourra pas se fier aux signifiants involontaires pour communiquer avec l’usager, mais il pourra s’en inspirer pour introduire, de manière plus intuitive, certains signifiants volontaires. Il peut ainsi mettre certains attributs en évidence à travers leur positionnement, leur arrangement ou par des indications visuelles.

Employant à la fois les concepts les plus utiles pour notre objectif et ceux qui proviennent directement du domaine du design, nous utiliserons la notion de signifiant de Donald Norman pour cadrer la communication avec l’usager. Si le logos de l’objet doit persuader l’usager par l’intelligence de sa structure et des solutions de design choisies, alors cet objet doit, simplement, posséder les bons signifiants (et les organiser pour qu’ils aient la bonne signification et la bonne structure, mais nous discuterons de ces concepts plus en détail dans les prochains chapitres).

people cannot lift a chair, then for these people, the chair does not have that affordance, it does not afford lifting ».

184 Norman relate, en page 12 de The Design of Everyday Things (2013 [1988]), sa discussion avec Gibson

qui refusait l’interprétation, proposant que l’information nécessaire fût disponible dès la perception.

185 En accord avec les usages dans le champ de la sémiotique, nous utilisons cette traduction de

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On soulignera que les produits, d’une manière ou d’une autre, sont tous pourvus d’un pouvoir persuasif, conféré au moins par leur simple existence sur le marché (Buchanan, 1989 ; Fogg, 2002 ; Forty, 1987 ; Marcuse, 2013 ; Redström, 2006). Buchanan souligne également que « chaque produit — qu’il soit numérique ou non, tangible ou intangible — est un vif argument en faveur d’une manière de mener nos vies186. » (1989, cité par Buchanan, 2001, p. 194)

En deçà des parallèles entre la rhétorique, l’argumentation et le design, il est possible de concevoir les objets eux-mêmes comme porteurs d’un discours. Ces produits sont conçus de telle manière à exprimer des valeurs se rapprochant des considérations de la rhétorique. Comme le souligne Redström (2006), toutefois, ces valeurs sont exprimées de manière implicite par les fonctions et les objets eux-mêmes, détonnant avec la forme habituelle de la rhétorique, de nature explicite et verbale.

Si l’on peut amalgamer le produit à un discours, on peut alors imaginer que le design de ce produit peut être associé à la préméditation menant à ce discours. Ainsi, nous nous efforcerons, dans le reste de cette section, de traduire les concepts de l’argumentation en une approche de design qui se veut persuasive187.