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En troisième lieu, le dispositif même — dans ce cas-ci le jeu — semble avoir une importance dans la perception du jeu et dans les attentes des joueurs avant même qu’ils aient commencé à jouer. De ce point de vue, on reconnait l’influence habituellement propre à l’orateur dans la création d’attentes et de croyances pour l’auditoire.

Notons que nous ne faisons pas référence ici à la compréhension des règles lues par les participants (qui tient davantage du logos, que nous discuterons plus en détail à partir de la page 143). Nous évoquons plutôt l’impression générale qui transcende le livre de règle. Dans le cas de Doctrina Fabula, les attentes ont été principalement forgées par l’univers choisi : celui des contes et récits édifiants. Il serait tout de même intéressant d’explorer l’influence différente qu’aurait un livre de règles rempli de notations mathématiques, ou un autre type d’impression générale sur l’expérience attendue par les joueurs.

Pour en revenir à notre cas, l’univers, ou le setting, a été qualifié de ‘fable’, ‘conte’, ‘merveilleux’ et autres noms et épithètes rappelant l’enfance et l’innocence. La participante 31 a d’ailleurs dit :

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« le merveilleux c’est pas un genre auquel a priori je... en fait, c’est pas quelque chose que je joue, en général, mais j’aime bien parce que pour moi ça pose d’autres enjeux. On est toujours dans des choses fantastiques, beaucoup de la fantaisie, etc. Pour moi, le merveilleux à ses propres logiques et le fait de devoir réfléchir comme dans un conte, personnellement intéresse, mais bon. J’aime bien Perrault, etc. donc ça me parle un certain niveau […] je trouve ça intéressant justement parce qu’un moment donné on a quand même failli tuer un brigand, jusqu’à ce qu’on décide que « Ah, ben non, ça va pas se passer », parce qu’on juge que c’est pas cohérent avec l’univers. » (participante 31)

De manière intéressante, l’observation des tests utilisateur révèle que chaque maitre de jeu a interprété, à l’instar de la participante 31, l’univers comme étant enfantin et/ou humoristique. Toutefois, soit en discutant des attentes d’autres joueurs, soit lors de la révélation des intentions de design durant le groupe de discussion, les réactions des participants se sont dirigées vers d’autres directions, en l’occurrence : (1) un désaccord avec la solution de design choisie ; (2) une reconfiguration des possibilités offertes par l’univers et (3) la réalisation que le jeu ouvrait des possibilités inhabituelles.

Pour certains participants, les fables et contes de fées mettant en scène les protagonistes proposés par Doctrina Fabula n’avaient rien de dangereux, ils étaient donc un choix incohérent avec l’objectif de design qui consistait en la promotion de l’échec et de la mort des personnages. La familiarité avec les contes de Perreault152, les fables de La Fontaine, les réécritures de récits édifiants ou des contes que l’on retrouve dans les longs métrages animés de Disney y sont peut- être pour quelque chose. En effet, ces productions visent principalement les enfants et évitent les scènes morbides.

Qui plus est, Doctrina Fabula se distingue justement des autres jeux de rôle par ce ton enfantin — du moins selon les images utilisées dans le livre de règles — car la violence et la mort ne sont pas des thèmes inhabituels dans le jeu de rôle, qui possède son lot de jeux offrant une atmosphère sinistre, comme le souligne la participante 34 : « le setting je trouve que ça ne

fit tellement pas avec ça… si on était des guerrières Space Marine153… j’en aurais tué 20, quoi.

Pas de problème ! » Ces participants, devant une incohérence entre l’objectif mentionné et la

152 Desquels étaient tirés plusieurs images du livre de règles pour Doctrina Fabula

153 On compare ici Doctrina Fabula avec le jeu de rôle Warhammer 40k, qui met en scène des militaires

de l’espace dans une ambiance particulièrement glauque. Le jeu a la réputation d’être riche en occasions, narratives et formelles/réglées, de faire mourir les protagonistes.

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proposition, réagissent donc de manière négative à l’annonce, ayant même le réflexe de proposer des solutions de design alternatives qui auraient pu mieux supporter l’objectif.

Pour d’autres participants, la révélation de l’importance de l’échec et de la mort d’un personnage — en tant qu’intention de design ou en tant que thème perçu dans les règles par les joueurs — a permis de reconfigurer les possibilités offertes par un univers inspiré des contes. Plus spécifiquement, les contes des frères Grimm ou ceux d’Andersen, qui possèdent la réputation d’être particulièrement lugubres, ont été proposés comme des alternatives, qui auraient pu créer une meilleure cohérence dans les thèmes sans dénaturer le jeu. On peut le constater à travers les citations suivantes :

 « Un moment donné, j’ai pensé, une fable ça peut virer… tu sais dans La petite Sirène, les jambes qui poussent… » (participant 40)

 « En même temps, on aurait pu amener… comme dans les vrais contes où c’est vraiment trash. » (participant 42)

 « Les fables comme les frères Grimm, aussi… le cochon aurait fini dans le four. » (participant 50)

 « si on avait voulu des fables un peu plus dark, comme Le petit Chaperon rouge, etc., on aurait pu faire ça. » (participant 52)

Il peut être intéressant de noter que deux de ces citations ont été faites par des maitres de jeu (les participants 40 et 50). Ceux-ci ont volontairement donné un ton humoristique au jeu, mais ont perçu, par la suite, une opportunité de mise en scène de l’aventure dans une perspective beaucoup plus sinistre. On transfère, ici, d’une certaine manière, l’éthos du designer vers l’éthos du dispositif. À travers l’autorité assumée du designer, selon laquelle il devrait proposer un tout cohérent, on reconfigure l’a priori qui définit l’univers des fables comme enfantin vers la possibilité — même si elle n’était pas évoquée dans le livre de règles — de proposer une atmosphère glauque.

Finalement, l’univers a été identifié par l’une des équipes comme une possibilité d’explorer des types d’atmosphère complètement différents de celles rencontrées habituellement dans les jeux de rôle. Lorsque nous discutions des attentes des joueurs de jeux de rôle (dans la section sur l’opportunité, commençant en page 109), nous avons justement identifié

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l’atmosphère et l’étrange, soit une excitation émotionnelle en rapport avec le contexte imaginé, comme l’une d’entre d’elles. Il est donc peu surprenant que l’ouverture vers de nouvelles atmosphères, une influence attendue de cet univers non familier, soit perçue de manière positive. C’est ce dont témoignent les citations suivantes :

 « Ça a une liberté de RP154 dans le sens que le groupe décide de l’ambiance… » (participant 52)

 « Ouais, ou les fables de La Fontaine, aussi. On aurait pu jouer là-dedans. Il y a quand même une bonne diversité, mais ça nous donne une ligne directrice que les autres jeux de rôle… ne nous encouragent pas à aller. » (participante 53)