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Bien que l’identité du public soit principalement, en rhétorique, une affaire de pathos, le contexte d’utilisation de certains objets — ici le jeu de rôle — lui confère une importance semblable à celle du designer. En effet, les participants d’une équipe qui avaient déjà l’habitude de jouer ensemble ont eu tendance à vouloir contextualiser leur perception de Doctrina Fabula autour de leurs habitudes de jeu. En voici quelques exemples :

 « Peut-être qu’on a juste maturé dans le temps, parce que je me rappelle qu’on avait un joueur, dont je tairai le nom pour les fins de la recherche [rires], qui se coupait pour se guérir pour avoir les points d’expérience. Je n’ai pas senti à aucun moment, ni ce soir ni la semaine passée, l’envie de me péter la gueule ou de manquer quelque chose pour avoir des points d’xp et je n’ai pas ressenti ça autour de la table non plus. Le désir, justement, de moffer de quoi ben comme du monde en se disant ‘ça va être payant, je veux me péter la gueule ben comme du monde’, non je ne l’ai pas senti, pantoute. Mais peut-être, encore une fois, on n’est plus rendu là comme joueur, là. ‘Tu sais, ça, ça doit valoir juste assez d’xp pour que je monte de niveau’, on n’en est plus là. » (participant 21)

 « Ce que je veux rajouter rapidement, on est globalement un groupe très « narration », ça arrive régulièrement qu’on fasse des séances ou y’a peu ou pas de jets, et quand même l’histoire rôle au niveau, beaucoup plus avec la cohérence de notre personnage par rapport à la situation. Oui, quand on fait des campagnes, on construit des personnages avec les stats et tout ça, c’est le fun quand les stats fonctionnent, mais malgré tout ça on fait juste blablater et l’histoire fonctionne. On n’est pas un groupe de minmax, plus donjons, figurines, tout ça. À la limite, le jour le joué, on aurait pu le faire sans le système et on aurait eu quand même le même fun qu’on a eu ce soir. » (participant 32)

 « Mais je dois dire… pour donner un peu de contexte à ce sujet, notre autre campagne est un monde ultra ouvert, l’inverse de ça. Même plus ouvert que ce qu’on a l’habitude de jouer entre nous. Donc, peut-être qu’on est un peu déformé par cette expérience, on commence à voir de la linéarité partout. » (participant 33)

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 « Je vais mettre un élément de contexte là-dessus, tout le monde est animateur dans un grandeur nature qui est basé sur [nom d’une franchise populaire147] qui est basé justement sur… les personnages peuvent mourir, etc. ce qui compte, c’est la narration et non la réussite. Donc ça valorise vraiment l’histoire, le drame et non, justement, essayer de réussir. Donc je pense qu’on a vraiment une crowd qui ne veulent pas nécessairement améliorer leur personnage, mais plutôt faire une fable intéressante. » (participant 50) On comprend ainsi que ces participants remarquent une certaine stabilité dans la manière de lire et d’utiliser des jeux de rôle ; ils contextualisent, dans chacun des cas identifiés ci-dessus, la divergence entre le but avoué du designer-chercheur et leur perception d’une règle, ou entre l’offre de jeu et leur intérêt pour un aspect ou un autre de celui-ci.

Les joueurs perçoivent donc une certaine perméabilité de l’influence du produit sur leurs habitudes d’utilisation et leurs désirs, s’attendant plutôt à en faire l’utilisation qu’ils souhaitent sans imaginer être guidés par la construction du jeu faite en amont par le designer.

Qui plus est, le rôle pivot du maitre de jeu possède une importance particulière dans les attentes du public. En effet, certains participants ont dit se fier soit (1) à leur connaissance du maitre de jeu pour prévoir les conséquences de leurs actions ; soit (2) avoir senti une influence importante du maitre de jeu par-dessus l’offre initiale du jeu ; soit (3) avoir identifié l’arbitrage de leur maitre de jeu comme une barrière à l’influence planifiée du jeu.

Tout d’abord, l’arbitrage dans un jeu de rôle — bien qu’il soit encadrée par les règles — laisse une grande latitude aux maitres de jeu puisqu’ils interprètent les personnages avec qui les joueurs interagissent, et qu’ils établissent aussi les paramètres de succès d’une action. Ainsi, certains participants ont déclaré que leur familiarité avec le style d’arbitrage du maitre de jeu de leur équipe a joué un rôle dans les comportements qu’ils ont eus. Par exemple, le participant 42 a dit : « Je me suis dit ‘advienne que pourra !’ Je me suis dit ‘c’est clair, ça se peut que ça ne marche pas’. Mais, je te148 connais un peu, je me suis dit ‘il va peut-être embarquer là-dedans’. Et si je ne l’avais pas connu, mais je me serais attendu à ‘ben il te pogne, il tranche la tête’. »

147 Nous avons retiré le nom de la franchise pour mieux préserver l’anonymat des participants. 148 Faisant référence au maitre de jeu de son équipe (le participant 40).

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Dans l’observation des comportements des participants qui tenaient un rôle de joueur (pas de maitre de jeu), nous avons identifié que la plupart des règles utilisées durant le test utilisateur visaient à contrôler la chance. Comme nous en avons discuté plus haut (dans la section sur l’opportunité, commençant en page 109), une des raisons de jouer à des jeux de rôles identifiée par les chercheurs était le sentiment d’efficacité et de contrôle, c’est-à-dire le fait de comprendre les règles de simulation, mais aussi de pouvoir juger des chances de réussite de quelque action. Cette capacité à juger des chances de réussite d’une action dépend habituellement de l’habileté conférée au joueur, de sa capacité à accumuler des ajustements liés aux pouvoirs et compétences du personnage qu’il incarne. Dans ce cas-ci, toutefois, on remarque que la familiarité avec le style d’arbitrage du maitre de jeu (donc la stabilité dans ses jugements) fait aussi partie du calcul.

Ensuite, afin de mieux saisir le deuxième type d’influence de l’éthos du maitre de jeu149, il est nécessaire de remettre en contexte une des conventions les plus répandues du jeu de rôle : le maitre de jeu a le dernier mot sur l’arbitrage. Contrairement à un arbitre sportif, tenu d’appliquer les règles du sport à la situation qu’il surveille, le maitre de jeu possède constamment le loisir de tordre les règles ou même d’en inventer pour régler des situations rapidement. La culture rôliste donne une plus grande valeur à la fluidité de l’expérience qu’à l’application exacte des règles du jeu. Certains jeux de rôle en font d’ailleurs une règle ‘officielle’, l’inscrivant directement dans le livre de règles ; mais il est généralement entendu que cette option est offerte au maitre de jeu pour ne pas nuire au rythme de la partie. Dans Doctrina Fabula, nous avions inscrit le conseil suivant dans notre section sur le ‘Rôle de la joueuse ou du joueur’ : « Accepter que l’arbitrage de votre maitre ou maitresse de jeu n’est peut- être pas parfait et est sûrement différent de ce que vous auriez choisi de faire. » (Doctrina Fabula, livre de règle, p.4). Ce faisant, nous donnions indirectement le feu vert aux maitres de jeu pour mettre les règles au service du jeu. Certains participants ont constaté une influence marquée du maitre de jeu sur le déroulement du jeu ; par exemple :

« quand j’ai lu les règles au début et que j’ai lu les mises en situation, donc les passages en italique qui donnent des exemples, j’ai réalisé qu’il y avait beaucoup de possibilités de

149 ‘avoir senti une influence importante du maitre de jeu lui-même par-dessus l’offre initiale offerte par

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mourir et que vraiment, selon le maitre de jeu, on allait peut-être mourir tout le temps. C’est ce que je n’espérais pas, mais [nom du participant 70150] était plutôt du genre qu’on meurt le moins possible. Il nous le dit plusieurs fois « le troll, ça va être difficile… le troll vous n’allez pas y arriver… le troll il va vous tuer. » J’ai réalisé qu’il ne voulait vraiment pas qu’on aille dans cette branche-là. Moi, au contraire je pense que ça aurait valu la peine d’essayer, quitte à mourir, recommencer, et si on réalise que c’est beaucoup trop difficile, faire marche arrière et leur aller vers la route des brigands. Mais c’est une mécanique qu’on n’a pas du tout explorée, qui aurait été intéressante. » (participant 73)

Ainsi, ce participant, informé sur le pouvoir d’arbitrage du maitre de jeu, choisit de respecter l’autorité dudit maitre de jeu, au détriment de ses propres intérêts. Cet aspect rappelle donc le premier type d’influence identifié plus haut, au sens où la prévision des chances de succès d’une action (ou ici, d’une scène entière) implique ce qu’on connait — ou, du moins, que l’on croit connaitre — du style d’arbitrage du maitre de jeu.

Finalement, un troisième aspect de l’éthos du maitre de jeu, au carrefour des deux premiers, a été évoqué durant les groupes de discussion. En effet, certains participants ont dit avoir identifié l’arbitrage de leur maitre de jeu comme une barrière à l’influence planifiée du jeu :

« dans le sens de ça, je ne sais pas si c’est vraiment le cas, je n’ai pas lu les trucs de maitre, mais j’ai l’impression que c’est aussi [nom du participant 30151] qui amène ça. Le système lui-même s’avère plus brutal, où tu meurs tout le temps. J’ai l’impression que c’est moins ton genre. Je ne sais pas si c’est par exprès ou pas. Ça avait l’air plus brutal que c’était quand on a joué […] Ce n’est pas du toute une critique, mais je trouve que, tu fais en sorte qu’on se sente comme en galère, mais tu n’es jamais 100 % en danger avec un truc. Ton rythme est sage je trouve. Je ne sais pas qu’est-ce que ça aurait donné dans les mains de quelqu’un d’autre. » (participante 34)

Cette citation est tirée d’une discussion suivant la révélation des intentions de design du système, c’est-à-dire l’annonce aux joueurs que le jeu avait été conçu pour les encourager à échouer leurs actions et laisser mourir leur personnage. La participante 34 révèle qu’à la lecture des règles, elle avait perçu cette intention de design, mais que cet aspect ne s’était jamais concrétisé en jeu. Elle extrapole ensuite sa familiarité avec le style d’arbitrage de son maitre de jeu pour déduire qu’il a usé de son pouvoir de maitre de jeu pour faire correspondre le jeu avec son propre style.

150 Le maitre de jeu de l’équipe 151 Le maitre de jeu de l’équipe.

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Ainsi, même si les attentes avaient été influencées par la lecture du système de jeu, le commentaire révèle que les joueurs peuvent s’attendre à une certaine stabilité dans leur expérience de jeu et dans l’utilisation des règles, en fonction du style d’arbitrage du maitre de jeu. La joueuse peut donc se fier à l’autorité du maitre de jeu sur l’expérience pour établir ses attentes, même au détriment de l’expérience proposée par le système.

Pour conclure, on pourra déduire que, dans le cas spécifique du jeu de rôle, le maitre de jeu tient un rôle central dans le système persuasif. Si le produit ne parvient pas à le persuader, il deviendra difficile de parvenir à influencer les joueurs et les joueuses. Le but du designer pourrait donc être de persuader le maitre de jeu qu’il peut exercer son style à l’intérieur de, ou en concordance avec la thèse proposée par le jeu. On pourrait alors dire que si le design est un problème de second degré (comme nous l’avons rapidement introduit en début de thèse (voir la section sur la problématique commençant à la page 4), le design de jeu de rôle en est un de troisième degré : on crée le jeu pour un maitre de jeu qui interprète et utilise le jeu pour créer une expérience pour les joueurs.