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Troisième phase : l’interprétation ou émission d’hypothèses

Animer un Groupe d’Entraînement à l’Analyse de Situation Éducative (GEASE)

6. Troisième phase : l’interprétation ou émission d’hypothèses

L’animateur évite une transition brutale car le narrateur sera placé en posture d’écoute, il pourra même lui être proposé de prendre de quoi écrire pour éviter ses interventions spontanées. On pourra rappeler que, pour faciliter son respect de la consigne, on ne le regardera pas et on ne s’adressera pas directement à lui. En fait, il faudra travailler comme s’il n’était pas là. Le but est alors d’émettre des hypothèses sur ce qui a provoqué la situation, si possible en coopérant et sans critiquer les hypothèses des autres.

Qu’est-ce qu’une hypothèse ? Cette question revient de manière lancinante au cours du travail et sans doute est-elle indispensable pour conserver la vigilance des acteurs. Dans le travail et l’explication, les animateurs se réfèrent à deux significations du terme : la première est compréhensive et l’étymologie nous incite à l’approfondir car l’hypothèse est ce qui est littéralement « posé en dessous » ; le prurit d’action est tel que, dans le meilleur des cas, nous recourons à la « rationalité limitée » (Crozier & Friedberg, 1977), et, dans le pire, à un activisme qui rend plus difficile l’accès à l’origine du problème ; le second sens tend à éprouver des solutions, à l’instar de la méthode scientifique où l’hypothèse sert à élaborer le protocole de recherche.

L’avantage de la première définition est de respecter la volonté d’entraînement qui est à l’origine du GEASE. Il s’agit de s’entraîner en vue de comprendre la complexité et de l’approcher sans la dénaturer. En fait, le projet n’est ni d’expliquer, ni de réduire la scène à la juxtaposition des composants de la situation. On pourra se reporter au chapitre 4 et à l’abécédaire de la surprise pour comprendre que l’essentiel consiste à comprendre une « émotion provoquée par quelque chose d’inattendu » (Robert, 1972, p. 1724). L’observation montre que les groupes composés d’experts entrent aisément dans cette problématique alors que les novices en analyse multiplient les injonctions contradictoires au groupe : donnez-nous des recettes, ou, pour ne pas caricaturer, donnez-nous la recette qui permettait de résoudre ce cas. Le groupe et l’animateur sont alors placés devant un dilemme : basculer dans le groupe de résolution de problème (et l’on sait faire avec des approches qui respectent la complexité et qui ont été au cœur des démarches qualité) ou envisager d’accepter des hypothèses d’action, en sachant qu’elles ne seront pas mises en œuvre. C’est une partie du chemin à parcourir pour passer de l’impatience des néophytes à l’exigence méthodologique d’exploration des professionnels en formation.

Un autre point délicat de la conduite réside dans la cohérence de l’analyse : le GEASE n’est pas fait pour produire des analyses mais des compétences à analyser. Autrement dit, pour filer la métaphore sportive, on n’est pas là pour faire des performances mais pour s’y préparer. À la question « combien de temps Guy Drut a-t-il mis pour obtenir une médaille d’or sur 110 mètres haies à Montréal ? », bien des participants à des actions de formation cherchent dans leur mémoire les centièmes qui suivent les treize secondes que beaucoup connaissent. Erreur profitable pour la réflexion commune : il a fallu quatre ans à ce sportif pour passer de la seconde marche du podium à la première, quatre ans d’entraînement au sens du E de GEASE qui ne confond pas la flexion (l’action) et la réflexion (sur l’action), qui est elle-même une action, mais d’un type particulier. Très décevante pour nos exigences cartésiennes, cette visée de diversification, d’affinement et de pertinence des hypothèses compréhensives sert une condition de travail de la réflexion collective : l’absence de critique ou de conseil compensée par l’ouverture vers des rebonds. Bien connue de tous les créatifs, cette règle facilite le balayage, attitude créative ouverte à tous les possibles, même improbables, et sert la multiréférentialité.

Sa conséquence immédiate est que l’animateur ne cède pas à la tentation du professeur : son expérience et sa connaissance des sciences humaines et sociales lui permettraient souvent de construire

une représentation explicative de la situation (voir comment Thomas, dans le chapitre 6, présente une analyse qui « coupe l’herbe sous les pieds du groupe »), sans doute assez vraisemblable. L’esprit de synthèse qui le caractérise aboutit à une représentation globale mais il a l’objectif de se conformer à la démarche du groupe, même si dans son for intérieur, il est parvenu à des certitudes. C’est sans doute en raison de sa capacité à mener des audits qu’il sait ce qui est audible et ce qui ne l’est pas pour ce groupe à ce moment-là. Quant à communiquer son analyse au groupe, il y a plus qu’un pas, qu’il ne doit pas faire : l’objectif éducatif du GEASE rend très discutable toute action allant dans ce sens. L’entraîneur ne se substitue pas au joueur même si l’argument inverse peut être opposé : dans les démarches constructivistes, l’intérêt d’une phase d’institutionnalisation réside dans la stabilisation d’un savoir qui vient d’être découvert. Comme c’est l’objectif du méta-GEASE, cette action sera abordée en dehors de l’entraînement à l’analyse.

Techniquement, l’animateur continue à distribuer la parole si sa circulation n’est pas totalement prise en charge par le groupe. Il joue aussi un rôle de relanceur, notamment en vue de faire explorer des niveaux ou des relations négligés : les acteurs « psychologisent » volontiers au sens vu dans le chapitre 4 (attribuer la responsabilité aux seuls acteurs et à leurs comportements) mais l’analyse institutionnelle et l’analyse stratégique abordées dans les deux premières parties de cet ouvrage ne sont pas encore partagées par tous les participants à des GEASE. Formé à l’entretien semi-directif ou non-directif, l’animateur évite des interventions directives et il peut se donner pour repère pratique la « zone de prochain développement » de Vygotski (1934/1997) qui rend inutile, voire contre-productive, toute intrusion dans des champs éloignés des références familières ou accessibles aux membres du groupe.

Plus délicate est la réaction aux questions qui surgissent alors et qui auraient eu leur place dans l’exploration : une conduite rigide consiste à renvoyer le groupe à son immaturité mais une attitude plus éducative incite soit à ouvrir une nouvelle phase de questionnement, selon la technique d’une fenêtre ou d’une parenthèse que l’on ouvre et que l’on referme soit à prendre acte du fait que l’entraînement va souffrir de cette insuffisance. C’est une décision d’animateur qui est surtout éclairée par la dynamique du groupe : dans quel contexte s’inscrit la séance ? Faut-il provoquer une frustration ou mieux vaut-il l’éviter ? Enfin, deux éléments mobilisent la vigilance de l’animateur : lors des premières séances, les participants s’adressent au narrateur et tendent à le remettre en jeu alors que, par construction, il est placé hors jeu. Cette tendance se traduit par des comportements verbaux et non verbaux. Des conseils préalables et une conduite détendue 13 déterminent un travail sur la situation et éliminent la tentation du conseil, voire de la prescription (« moi, à ta place, j’aurais... »). Le second est inclus dans l’exemple : comment s’assurer que l’on fait des hypothèses et qu’on ne se laisse pas aller à une autre activité, l’injonction ou la prescription, base de l’habitus du formateur ou de l’enseignant ?

Amusante, puis agaçante mais efficace, la recommandation de commencer son intervention par la formule « je fais l’hypothèse que.. » a le mérite de rappeler le participant, y compris l’animateur, à l’humilité du chercheur. Garder à l’esprit qu’il convient d’éviter les dérapages vers le jugement et le conseil revient à souligner l’aspect hypothétique du travail effectué ! Enfin, la transition avec la quatrième phase sera elle aussi ménagée afin de permettre à toutes les hypothèses de trouver leur expression.