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L’identité professionnelle

Approfondissements et récits exemplaires

Texte 1 - Histoires de chats

1.3 L’identité professionnelle

Dans le prolongement de ces analyses, nous pouvons maintenant définir avec plus de rigueur l’identité professionnelle. Elle ne doit pas être opposée à l’identité personnelle, comme une sorte de domaine différent, surajouté, comme si l’on construisait le deuxième étage d’une maison ou bien comme un espace plus extérieur, qui ne devrait pas empiéter sur l’espace intérieur. Cette manière de penser spatiale,

cloisonnée, peut avoir une fonction de préservation, de protection dans certaines situations, mais elle ne correspond pas à la structure profonde de leur rapport.

L’identité professionnelle en un sens est totalement subjective, elle est taillée dans l’étoffe même de la subjectivité ; elle affecte aussi profondément l’individu que tout autre situation de vie, l’implique autant par tout ce qu’il peut ressentir (plaisir, souffrance, fierté, déception, humiliation, reconnaissance, etc.) (voir Claudine Blanchard Laville ci-dessous). Mais, en même temps, elle résulte de l’entrée dans un nouveau statut et de l’inscription d’un nouvel habitus qui modifie l’individu en lui apportant les valeurs, les expériences, les savoirs faire d’un milieu de travail. L’identité professionnelle, comme tous les autres aspects de l’identité, est toujours à la fois personnelle et sociale.

Texte 4 - Blanchard-Laville : part professionnelle, part personnelle, 2001, p. 103-104.

En fait, il semble qu’on ait appris aux enseignants ou qu’ils aient cru comprendre qu’ils devaient répondre professionnellement aux questions qui se posent dans l’exercice de leur métier. C’est ce que j’appelle les malentendus de la formation : à savoir que répondre professionnellement signifie pour eux éradiquer toute une partie de soi et notamment les émotions et le mouvements psychiques internes que les situations professionnelles provoquent ; cela les a conduits le plus souvent à un clivage important entre la part professionnelle et la part personnelle de leur soi-enseignant. Ils pensent que c’est une façon de s’en tirer, et sans doute, un certain clivage « fonctionnel » est nécessaire. Mais toute mon expérience d’animation […] me porte à penser qu’il s’agit là d’une manière non pertinente de poser la question de la pratique professionnelle enseignante et de la souffrance inhérente à cette pratique. C’est en partie ce déni de la souffrance et ce tabou de la parole sur la souffrance professionnelle qui les entraînent dans une plainte insistante et répétitive

Je constate que, du coup, les enseignants ont à passer par un ré-apprentissage de l’écoute d’eux-mêmes, du fait que l’on ne peut pas laisser à la porte de la classe tout ce qu’on est, tout ce qu’on ressent, et que par contre, accepter de ressentir ce qu’on ressent, ne veut pas dire se laisser tranquillement aller à ses penchants naturels ; il s’agit au contraire d’essayer d’élaborer ce ressenti pour dégager l’espace professionnel de ses propres enjeux narcissiques et libidinaux, autant que faire se peut, au profit des élèves. […]

En résumé, cette souffrance professionnelle, au lieu d’être évitée, refoulée, ou déniée, doit être aménagée jour après jour.

Comprendre ce rapport permet de saisir justement la difficulté à cloisonner par exemple « vie à la maison » et « vie au travail ». S’il existe bien une distance spatiale et des horaires différents entre les deux, la personne elle-même ne peut séparer aussi nettement les divers cantons de sa subjectivité et tout oublier par exemple des soucis au travail quand elle rentre chez elle. Ainsi, plus le travail concerne les rapports humains – comme le travail du soin ou de l’éducation – plus la mémoire de ce qui vient d’être vécu continue à travailler.

On sait que pour les enseignants le temps de travail hors de la présence des élèves – temps de préparation de la classe et corrections – est mal évalué et mal perçu par l’opinion. Ce travail « en coulisse » ne fait l’objet d’aucune reconnaissance positive et donc d’aucun apprentissage systématique. Mais au delà même de ce temps objectif, qui pourrait encore être chiffré, un travail silencieux s’effectue, avant et après la rencontre des élèves, qui permet de se préparer mentalement et surtout d’apprécier, de digérer la séance en repassant, retrouvant les temps forts, les erreurs, les ratés, les difficultés évitées, etc. (l’acteur de théâtre vit sans doute la même « répétition » après la scène). Ce qui est inséparablement un retour sur soi, et sur les choix didactiques qui ont été faits, est bien un travail, un temps de travail nécessaire et qui pourtant reste totalement invisible. Cet aspect de remémoration, première étape quasi involontaire de l’après-cours, n’est même pas encore le « retour réflexif », effectué seul ou avec d’autres, qui permettra d’améliorer sa pratique ; mais il en est sans doute le substrat et fait partie, en tout cas comme composante, de ce nécessaire « temps libre » qu’Yves Clot définit dans Le travail sans l’homme ? (2008, p. 267) : « au fond, bien travailler aujourd’hui réclame toujours plus d’avoir le loisir, dans le travail lui-même, de penser et repenser ce qu’on fait. Ce loisir c’est le temps qu’on perd pour en gagner, l’imagination de ce qu’on aurait pu faire, et de ce qu’il faudra refaire, soi-même et avec les autres. La qualité du travail est maintenant indissociable du dégagement d’un temps libre en son sein ».

De même, on ne pourra jamais faire en sorte qu’un enseignant qui aime son travail ne pense pas à ses élèves et à une transposition pédagogique, quand il fait un voyage pour lui-même ou se cultive. Si le cloisonnement est total, le goût d’enseigner n’est plus aussi présent.

Récit 3

L’histoire de Tania qui avait perdu la voix

(

groupe d’analyse avec des conteuses)

Ce récit nous montre comment une forte identification peut avoir des effets somatiques. Elle est d’autant plus intéressante qu’elle met en jeu un « désir de passer professionnelle » : Tania est une conteuse occasionnelle qui voudrait vivre de son art et qui nous rapporte ce souvenir au cours d’une séance

d’analyse de pratiques dans le dispositif du Groupes d’Entraînement à l’Analyse de Situations Éducatives (GEASE) qui sera présenté en deuxième partie :

Tania raconte qu’elle a souvent des rhumes et qu’elle perd la voix. En fait, c’est lorsqu’elle a une

prestation qu’elle perd la voix. Mais l’histoire qu’elle raconte ensuite l’étonne elle même car un jour elle a perdu la voix alors qu’elle était allée écouter une autre conteuse (lors d’un festival du conte) Tout son récit est celui des difficultés de l’autre conteuse et pourtant c’est elle qui ce soir là est restée sans voix pendant plusieurs heures.

L’autre conteuse avait d’abord mal choisi ses contes (peu adaptés aux petits), avait voulu en donner trois, et, à la fin, avait été complètement dépassée. Excitation, hilarité des enfants, qui s’étaient rapprochés, rapprochés d’elle jusqu’à envahir l’espace et toucher aux objets : un échiquier et un sac de meunier (supports du récit). C’était une véritable débandade… Il y avait un tel cafouillis qu’elle avait même dû un moment se lever et partir à l’autre bout en « sauvant ses objets ». Pour elle il n’y avait plus que cela qui comptait, elle continuait à raconter, tout en criant : « pas mes objets !pas mes objets ! ». C’est alors que Tania a ressenti le plus grand malaise : cette marée humaine, et puis cette panique quand les enfants ont touché aux objets Quand elle est sortie, elle était furieuse contre la conteuse…Ce gâchis, cette

débandade… !

Dès l’exploration qui suit, moment où l’on demande des compléments sur le récit, le groupe a envie d’en savoir plus sur les rapports entre la conteuse et Tania. Tout le monde sent bien que, si Tania est

impliquée, concernée au point d’être affectée somatiquement, il faut mieux comprendre leur relation. Pourquoi la conteuse a-t-elle déçu Tania à ce point ? La conteuse a été très fortement ce soir là ce que Tania voulait être et ce qu’elle ne voulait pas être : à la fois une professionnelle reconnue et admirée (très admirée jusque là, Tania aurait voulu passer professionnelle et vivre du conte) ; elle avait manifesté pourtant ce jour là, une incompétence évidente. Tania qui voulait avoir le même statut, s’était

littéralement mise à sa place : dans la débandade. Elle a souffert autant qu’elle de l’envahissement des enfants, elle s’est identifiée complètement à elle. En perdant la voix, elle ne l’autorisait plus, et elle ne

s’autorisait plus à raconter. C’est seulement l’attrait, l’attirance, l’admiration, pour cette personne, qui

peut expliquer la violente répulsion pour son échec.

Bibliographie : Identité personnelle et identité professionnelle

Bourdieu, P. (1972). Esquisse d’une théorie de la pratique. Genève : Droz. Bourdieu, P. (1980). Le Sens pratique. Paris : Minuit.

Bourdieu, P., Wacquant, L. (1992). Réponses : pour une anthropologie réflexive. Paris : Seuil. Bourdieu, P. (1997). Méditations Pascaliennes. Paris : Seuil.

Bourdieu, P. (1998). La domination masculine. Paris : Seuil, coll. « Liber ». Clot, Y. (1999). La fonction psychologique du travail. Paris : PUF.

Clot, Y. (2008). Le travail sans l’homme ? Paris : la Découverte poche. Clot, Y. (2010). Le travail à cœur. Paris : la Découverte.

Eliacheff, C. (2000). À corps et à cris. Paris : Odile Jacob Poche.

Freud, S. (1920, traduction de S. Jankelevitch). Essais de psychanalyse. Paris : Payot. Martucelli, D. (2002). Grammaires de l’individu. Paris : Folio Essais.

Ricœur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Paris : Seuil.