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Qu’est-ce donc qu’une « discipline scolaire » ?

Approfondissements et récits exemplaires

Texte 1 - Histoires de chats

4. Savoir, disciplines, matières

4.3 Qu’est-ce donc qu’une « discipline scolaire » ?

Il est curieux de voir que d’un verbe (disco) signifiant apprendre on a glissé vers le double sens d’un découpage du savoir, une discipline universitaire puis scolaire, et d’une attitude à faire respecter par l’élève, la discipline. Sans doute, le sens dérivé de la « discipline » – ce fouet fait de cordelettes et de petites chaînes utilisé pour se flageller – est-il bien pour quelque chose dans le second sens. L’époque n’est plus aux châtiments corporels, ni même à l’idée de redressement des corps et des âmes que pouvait connoter le concept de discipline. Il ne s’agit plus dans les collèges de « donner le sens de l’ordre du devoir et de l’obéissance », ainsi que le voulait au 18ème siècle une institution qui subordonnait l’acquisition des connaissances à une formation morale et religieuse complète.

Les finalités se sont déplacées, le terme pourtant est resté. Les disciplines scolaires désignent maintenant les différentes « branches » de la connaissance, également dénommées « matières » (Develay, 1995, p. 27). Mais ce qui reste sous- jacent est bien l’idée qu’elles doivent toutes contribuer à la formation intellectuelle d’un jeune enfant. Comment la parcellisation des savoirs peut-elle finir par troubler ce projet de formation ? Certes, il ne faut pas oublier que le découpage disciplinaire renvoie d’abord à une

nécessité épistémologique et au progrès des sciences qui ne cesse de s’accélérer. On ne peut ignorer ou refuser le progrès que constitue la division progressive en différents champs de savoir, la spécialisation des approches, la constitution de méthodologies rigoureuses propres à chaque domaine. La rupture

inaugurale qui fait qu’existent des sciences modernes – rupture par rapport au sens commun et rupture par rapport aux autres sciences – est décisive : au départ, les sciences n’existent que par cette spécialisation toujours plus poussée qui les rend plus précises, plus performantes, plus exactes ; la formation de

spécialistes qui ne sont compétents que dans un domaine, est corrélative de ce mouvement de fond qui est fondateur des disciplines universitaires.

Mais, ce qui est vrai pour les sciences et pour les disciplines universitaires doit-il l’être pour les

disciplines scolaires ? Jusqu’où cette division est-elle utile, acceptable et compréhensible lorsqu’il s’agit de l’enseignement ? Ne faut-il pas tenir compte de la difficulté des élèves à s’orienter dans le réseau des savoirs et à accepter leur déliaison? Les enseignants doivent-ils être aussi spécialisés que des chercheurs ? Depuis Pic de la Mirandole, nous savons que personne ne peut tout savoir sur tout et c’est donc un choix politique et éducatif que de décider quelles disciplines seront enseignées à l’école puis de déterminer les concepts et compétences selon une progression qui figure dans les programmes ou le curriculum pour les pays qui ont adopté cette forme de présentation. Chervel définit « la discipline scolaire [comme]

constituée par un assortiment de propositions variables suivant les cas, de plusieurs constituants, en enseignement d’exposition, des exercices, des pratiques d’incitation et de motivation et un appareil docimologique, lesquels, dans chaque état de la discipline, fonctionnent évidemment en étroite

collaboration, de même que chacun d’eux est, à sa manière, en liaison directe avec les finalités » (1988, p. 100). Astolfi affirme que « ce qui fonde effectivement une discipline comme telle [… c’est] bien plutôt la nature des questions à partir desquelles elle questionne le réel » (1993, p. 51-52) alors que pour

Develay, elle « se définit, d’abord par un principe d’intelligibilité, son paradigme, que nous proposons de nommer disciplinaire. C’est le point de vue qui organise la totalité des contenus en un ensemble

cohérent » (1995, p. 27). Finalement, nous pouvons reprendre la proposition de Perrenoud qui énonce cette vérité première : « une discipline d’enseignement n’est à l’origine qu’un projet, un avatar de

l’intention d’instruire » (1996, p. 52). Autrement dit, une discipline scolaire existe en tant que telle car

elle est structurée d’une manière spécifique, elle se présente comme une formalisation des questions que les êtres humains se sont posées sur eux-mêmes et leur environnement mais sa présence dans l’école ne se limite pas à une transmission de savoirs. Sa présence ne se justifie que par un projet social et politique : il en va ainsi du grec ancien et de l’égyptien mais aussi de l’histoire et de la sociologie.

La rupture de la démocratisation ou de la massification du secondaire qui a touché pratiquement tous les pays développés dans la seconde moitié du 20ème siècle a contraint les enseignants et les chercheurs à créer une accessibilité aux savoirs par transposition (Verret, 1975 ; Chevallard, 1985) des « savoirs savants » en « savoirs scolaires » accessibles aux élèves. Martinand a complété la liste de ce à quoi se réfèrent les décideurs en y ajoutant « les pratiques sociales de référence » (1981). Ces recherches se sont faites en fonction des exigences de l’apprentissage, mais aussi de demandes sociales extrinsèques aux besoins de formation d’une classe d’âge. On peut dire qu’une discipline se construit au carrefour de trois exigences, de trois logiques :

• la logique scientifique car il n’est pas question de nier l’impératif de diffusion des savoirs nouveaux,

• la logique d’apprentissage car il faut aussi tenir compte des conditions de réception, des capacités de compréhension des élèves, de leur intérêt ; il faut que les savoirs soient assimilables, qu’ils aient du sens, c’est le rôle de la didactique que de les rendre accessibles,

• la logique de socialisation puisque les savoirs enseignés sont choisis en fonction de leur

importance pour le groupe social et pour des raisons d’intégration des jeunes et la pédagogie doit alors jouer son rôle pour éviter autant que faire se peut la bi-partition entre « forts en… » et « nuls en… ».

Ainsi, de nouveaux savoirs ne sont pas transmis seulement parce que la communauté scientifique les a développés ; pour qu’ils soient d’abord choisis, puis adaptés, transposés. il faudrait les mettre à la portée de jeunes esprits et vérifier qu’ils sont précieux, importants, pour le groupe social, ce que souligne

Audigier quand il affirme que « les recherches à venir devront […] faire place à une réflexion d’ensemble sur ces disciplines scolaires et leurs fonctions sociales et politiques » (1993, p. 119).

Le compromis entre les trois exigences, scientificité, assimilation et socialisation, se construit quotidiennement dans les classes : ce sont les enseignants qui, au jour le jour, tissent une tradition

disciplinaire en tenant compte de ce qu’il faut enseigner, de ce qu’il est possible d’apprendre, et de ce qui est souhaité, admis par le groupe social. Ce sont eux qui font la médiation entre ce que l’on veut enseigner et ce que l’on peut enseigner. Ce sont eux qui appliquent les programmes et les font évoluer. Parfois une controverse se fait jour à propos de telles notions en mathématiques ou en linguistique jugées trop

difficiles… Mais souvent, sans bruit, sans éclat, les enseignants ne choisissent plus tel auteur en français. Ou ne proposent plus tel sujet en philosophie au bac ; c’est ainsi que « Dieu » qui « ne sortait

plus » comme sujet au Bac a finalement été abandonné dans les programmes de philosophie en France. Le cloisonnement disciplinaire est donc, en un sens, inévitable mais il peut être aussi accentué par l’organisation des sections, par une tendance au formalisme, qui coupe encore plus le savoir de ses sources et de ses fins ou par les attitudes des enseignants qui ne cherchent pas à ouvrir des portes vers les autres savoirs, à replacer une invention dans l’histoire de l’humanité, à montrer les applications de telle découverte en physique.

L’enseignement primaire rencontre moins cette difficulté, du fait que la classe comporte un maître unique, polyvalent, qui, de lui-même, sait tisser des liens entre diverses phases de son enseignement. C’est là aussi qu’ont été expérimentées des pédagogies qui tentaient de rapprocher l’École de la Vie et de faire en sorte que les disciplines soient enseignées non pour elles-mêmes mais selon les besoins d’un même projet. Ainsi, Freinet mobilisait-il ce qu’il a appelé une « méthode naturelle » pour envoyer depuis la Provence un colis aux correspondants bretons. Pour cela, il fallait combiner lecture, écriture, calcul du poids, informations géographiques, botanique, etc. La construction de savoirs, pour une communication effective avec des correspondants réels, donne sens et saveur aux savoirs trop facilement rendus

parcellaires et coupés de leur finalité par la « forme scolaire » (Vincent, Lahire & Thin, 1994).

Même dans l’enseignement secondaire le cloisonnement peut être adouci si une partie du temps est réservé à des projets communs. Depuis quelques décennies l’institution scolaire elle-même a pris conscience de cet obstacle que représente la parcellisation des savoirs. Elle a ménagé des temps de convergence qui ont pris des noms divers et dont nous ne présenterons que trois dispositifs marquants pour la seule France : les 10%, du temps scolaire qui étaient réservés à des projets (1973, Fontanet) puis les Projets d’Action Éducative (depuis 1981, Savary), et les Travaux Personnels Encadrés (TPE depuis 1999, Allègre).

Cette pédagogie du projet permet :

• de donner plus de pouvoir de choix aux élèves et les faire travailler activement,

• de s’appuyer sur la dynamique d’un groupe,

• de montrer comment différentes disciplines contribuent à éclairer un même thème et donner ainsi un nouveau sens aux savoirs.

Tout le travail peut-il se faire ainsi et l’ensemble de l’enseignement doit-il adopter cette forme de projets ? Il semble difficile d’abandonner totalement la démarche disciplinaire, qui correspond à une contrainte scientifique inévitable. Mais l’existence d’un temps de recomposition est sans doute suffisant pour indiquer un horizon de convergence, faire sentir un sens global. « Rien ne se rattachait à rien » a écrit François Jacob. On ne peut penser que « tout sera rattaché à tout » mais l’essentiel est que le jeune pense que « tout pourrait l’être », ce que permet d’envisager la pédagogie de projet (Étienne et al., 1992 ; Connac, 2012). Avoir compris à un certain moment, et pour un point précis, que les disciplines sont complémentaires, pourrait aider les élèves à pressentir que tous les savoirs éclairent un même monde.

Les termes de « discipline » et de « matière » sont souvent pris comme équivalents pour désigner les branches du Savoir et peu différenciés. Un élève dira plutôt « tu as quelle matière maintenant à l’emploi

du temps ? » et un enseignant à un autre enseignant : « tu enseignes quelle discipline ? » mais les termes apparaissent comme interchangeables.

Sur l’axe du Savoir nous avons choisi d’abord le terme de discipline, au deuxième gradin, celui de la classe, car le mot garde bien le sens de formation de l’esprit – grâce à un entraînement, des exercices spécifiques – même si la finalité ancienne de formation au devoir et à l’obéissance n’est plus au premier plan. La transposition didactique concerne les disciplines et renvoie à leur fonction de formation dans la classe.

Au troisième gradin, celui de l’institution, nous préférons le terme de matière : on parlera des « matières au programme », là où les disciplines se juxtaposent, se hiérarchisent, se concurrencent. Selon leur poids institutionnel les « matières » sont plus ou moins considérées, elles ont un certain coefficient au bac. Qui décide du poids d’une matière ? Qui détermine son volume horaire, sa place à tel niveau d’étude, son caractère optionnel, son mode d’évaluation, son coefficient à l’examen ? En France, c’est le Conseil National des Programmes qui vient d’être rétabli (2013) et ce genre de décision dépasse la seule préoccupation d’instruction. Il serait donc souhaitable qu’en dernier ressort le poids d’une matière dépende de la finalité sociale du Savoir, ce qui confirmerait sa vocation éducative.

Les grandes évolutions sont liées aux besoins sociaux et aux valeurs d’une société, à ce qu’elle estime nécessaire à son fonctionnement, à ce qu’elle veut transmettre à ses enfants, même si cela dépend d’un petit groupe de « décideurs ». La substitution d’un enseignement dominé par les sciences à un cursus centré sur les humanités, qui a donné lieu à tant de tensions, de polémiques, d’écrits enflammés au 19ème siècle, et même jusqu’en 1950, exprime l’entrée dans la civilisation industrielle de toute une société. En apparence il s’agissait d’une querelle pédagogique dans l’École, mais celle-ci masquait des choix sociétaux plus profonds, liés à l’arrivée en force des savoirs scientifiques et technologiques de l’ère industrielle. Ce qui était perçu comme « la querelle du latin » avait des racines bien plus profondes ; cet exemple d’une disparition disciplinaire progressive montre bien le lien entre les besoins sociaux et le poids d’une discipline :

• au Moyen-Âge, le latin, langue des lettrés est le seul véhicule de la culture savante,

• au 16ème siècle, le français devient la langue officielle de l’État (1539, ordonnance de Villers-Cotterêts), ce qui estompe l’importance du latin,

• au 19ème siècle, le latin reste encore la première épreuve de tous les baccalauréats (même de ceux qui sont déjà scientifiques) ; en 1882 est créé le premier lycée de jeunes filles mais on les dispense du latin car, pense-t-on, cela nuirait à leur féminité ; Monseigneur Dupanloup, monarchiste et grand pédagogue, disait avec véhémence : « Les classes dirigeantes seront toujours les classes dirigeantes parce qu’elles savent le latin » ; en 1950 on estime encore que le Latin est nécessaire pour certaines professions libérales : les médecins, les pharmaciens, les juristes, car ils doivent lire les noms en latin.

Nous donnerons un dernier exemple de ces évolutions : faut-il mettre la « morale » au programme de nos établissements ? Le sens du mot lui-même, son association avec d’autres disciples (morale et instruction civique en 1881), sa disparition apparente pendant quelques décennies, son retour récemment, ne révèlent pas seulement des choix pédagogiques. La spécificité de la France qui, depuis 1905, a séparé les églises de l’État, fait que le problème ne se pose pas comme dans d’autres pays et qu’il se pose avec plus ou moins d’acuité selon les périodes. L’idée récente d’introduire un enseignement de « morale laïque » est liée à une inquiétude quant à l’incompréhension nouvelle de couches sociales pour qui la « laïcité républicaine » ne va pas de soi.

L’éventail des « matières » sur l’axe des Savoirs révèle l’évolution des finalités sociales des

disciplines. Elle correspond au surgissement de nouveaux savoirs, mais aussi à une modification des valeurs et des croyances, à des choix politiques et à des besoins de cohérence sociale.

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Astolfi, J.-P., (2008). La saveur des savoirs. Paris : ESF.

Audigier, F. (1993). Guide bibliographique des didactiques. Des ressources pour les enseignants et pour

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Chervel, A. (1988). L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche. Histoire

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Chevallard, Y. (1985). La transposition didactique. Grenoble : éd. La Pensée sauvage.

Connac, S. (2012). La personnalisation des apprentissages. Agir face à l’hétérogénéité, à l’école et au

collège. Paris : ESF.

Develay, M. (1995). Savoirs scolaires et didactiques des disciplines. Une encyclopédie pour aujourd’hui. Pars : ESF.

Étienne, R., Baldy, A., Baldy, R., Benedetto, P. (1992). Le projet personnel de l'élève. Paris : Hachette. Jacob, F. (1987). La Statue intérieure. Paris : éditions Odile Jacob.

Martinand, J.-L. (1981). Pratiques sociales de référence et compétences techniques. À propos d’un projet d’initiation aux techniques de fabrication mécanique en classe de quatrième, in A. Giordan (coord.).

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Vincent G.; Lahire, B. et Thin, D. (1994). L'éducation prisonnière de la forme scolaire. Scolarisation et

Chapitre 4