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L’impossible métier d’animateur

et des dispositifs

1. L’impossible métier d’animateur

Tout le monde connaît les trois métiers impossibles recensés par Freud : gouverner, soigner et éduquer (Freud, 1973 ou 1992 ; Cifali, 1982). Aujourd’hui, cette liste s’allongerait sans doute de toutes les situations dans lesquelles des être humains tentent d’aider et d’accompagner d’autres êtres humains. À commencer par les nouvelles formes d’intervention en éducation et en formation. Car, l’animateur d’un groupe d’analyse de pratiques évite en général la position de surplomb ou d’expert, sachant que

l’expertise ne se transmet pas comme un bâton de relais dans une épreuve d’athlétisme. Bien au contraire, toute tentation hégémonique et magistrale détruit l’efficacité potentielle du GAP. L’animatrice ou

l’animateur se trompe alors de rôle et adopte une posture de maîtrise et de contrôle qui contraste fortement avec la volonté de travail sur soi grâce au travail avec les autres qui est au fondement de la théorie générale de l’analyse des pratiques. Pour être brutal, on analyse ses pratiques pour les améliorer dans le cadre d’une « communauté de pratiques » (Wenger, 1998) et la prise de pouvoir par un animateur aboutit à la privation de cette mise en travail. On finit par retrouver les avantages et les inconvénients de la transmission telle que pensée dans l’école et la formation depuis le triomphe de l’école du dix-septième siècle jusqu’au milieu du vingtième siècle.

Mémento 4 - élément 1 : la supervision, définition

Elle consiste à porter un regard aidant sur la manière dont les personnes chargées de l’animation de GAP : - pratiquent cet exercice ;

- peuvent essayer d’éviter les éventuelles dérives qu’elles sont amenées à constater ou à se voir reprocher dans leur évolution professionnelle ;

- sont amenées volontairement ou collectivement à participer à une instance ou à des procédures destinées à les former et à leur permettre de rester dans la contenance en évitant la toute-puissance.

Dans les Groupes d’Entraînement à l’Analyse de Situation Éducative (GEASE), l’opposition est encore plus nette et nous avons effectué une définition du métier d’animation de ces groupes sous la forme d’une quadruple métaphore (voir le chapitre 8) qui est fondatrice pour la supervision. L’animatrice ou

l’animateur de GAP, et plus particulièrement de GEASE, doit se conformer avant tout à une mission qui

l’éloigne de son ancien statut d’enseignant (celui qui fait entrer le signe chez celui qu’il élève) ou de formateur (celui qui met en forme les savoirs professionnels ou, plus crûment, celui qui « formate »). Son rôle, son statut et sa mission se résument par

1. l’image du souffle, de l’animation dont il a la charge. Malgré quelques similitudes avec la dynamique de groupe, les GAP en général et les GEASE en particulier ne sont pas des moments sans règles, des instances où la règle s’improvise et s’impose. La personne formée a la charge d’une première responsabilité qui marque ses limites. La qualifier d’animatrice ou d’animateur revient à lui confier une double tâche dont la compatibilité n’est pas évidente : elle participe au même titre que les autres mais elle joue une partition complémentaire, celle de l’entretien de la flamme de l’analyse qui peut vaciller sous l’influence de l’émotion mais aussi de réactions mortifères de certains autres participants. Le tout avec la préoccupation constante de la sécurité des participantes et des participants ;

2. la conduite du groupe qui va bien au delà d’une seule implication comme animateur même si elle trouve sa justification dans cette finalité. Chaque dispositif de GAP a ses propres règles. Elles sont explicitées pendant la prise en mains du dispositif par le groupe. À l’instar du code de la route qui ne suffit pas pour réaliser un déplacement, ces règles constituent plus des limites à ne pas franchir que des organisateurs de l’action (même si, à terme, leur connaissance permet de diminuer, voire, dans l’idéal, d’éliminer, la pression qui s’exerce sur la personne qui conduit le groupe). Dans la mesure où l’analyse, dans ses deux phases d’exploration et d’interprétation, nécessite de la créativité et une absence de censure pour s’autoriser à s’informer et à émettre des hypothèses, il est inévitable que le jugement (Étienne, 2008), le conseil et la résonance15 tentent de se

réintroduire par effraction dans une dynamique qui risque l’emballement au détriment des effets poursuivis et de la déontologie affichée. Si le groupe rectifie de lui-même et régule en rappelant explicitement ou implicitement la règle, l’animatrice ou l’animateur n’aura pas à intervenir en tant que conductrice ou conducteur. Cette précision rappelle toutefois qu’elle ou il est responsable de la sécurité des personnes et du groupe. Le rappel en amont de son statut non négociable de garant de la sécurité et la restitution en aval de son intervention assurent un cadre au sein duquel sa conduite peut se révéler délicate car elle nécessite une anticipation de tous les instants en même temps qu’une grande souplesse dans les décisions prises. Cette responsabilité forte suffit à elle seule pour justifier l’existence d’une supervision, même si nous suggérons aux conducteurs de GEASE de recourir à la non-intervention sauf en cas de menace pour la sécurité du narrateur et/ou de participants car elle repose sur la confiance faite au groupe pour s’autoréguler ;

15 Nous appelons résonance le fait que le récit d’une situation résonne avec une situation de la même classe vécue par un ou plusieurs participants qui tentent alors d’introduire cette situation dans l’analyse. Certains dispositifs d’analyse de pratiques recherchent cet effet pendant la séance. Le GEASE repose sur la centration unique sur le récit rapporté par la narratrice ou le narrateur. Dès lors, laisser se développer des échos personnels à la situation initiale risque de dériver vers une forme de dépossession de la narratrice ou du narrateur de la situation évoquée.

3. l’entraînement qui fait de l’animateur un entraîneur. Cette métaphore justifie aussi la pratique de la supervision car l’histoire récente du sport montre combien les entraîneurs peuvent dériver vers des postures qui aboutissent à l’effet inverse de celui qui est souhaité. Le choix qui a été à la base de ce terme entend souligner deux points essentiels :

• le premier est que le but de l’analyse n’est pas d’aboutir à une analyse finie qui établirait la vérité de la situation (Fumat, Vincens & Étienne, 2006, p. 112-114) ; la situation n’étant pas reproductible à l’identique, mieux vaut se préparer à affronter des imprévus en développant son pouvoir d’agir fondé sur l’analyse de situation pendant l’action ;

• le second est qu’il devient alors pertinent de se référer à l’entraîneur qui intervient sur des durées longues pour préparer la performance qui, elle, peut être très brève et ne permet bien souvent pas le droit à l’erreur qui est concédé lors de la phase de préparation et d’apprentissage. Le but des GAP, celui du GEASE particulièrement, réside dans des transformations lentes de l’habitus (Bourdieu, 1972), qui est une « structure structurante » et ne se modifie pas du jour au lendemain par une simple prise de conscience ou un acte rationnel. Au delà de la séance en cours, l’animateur poursuit son intention de se dessaisir de tout pouvoir sur le groupe et les personnes au profit d’une croissance de leur capacité d’analyse d’abord et de leur « savoir agir en situation » (Le Boterf, 1994 et 2004) ensuite. Nous savons aujourd’hui (Leblanc, 2012) que l’entraînement le plus efficace est celui qui repose sur l’analyse de l’activité aidée et accompagnée par une personne experte dans cette action particulière ;

4. la formation professionnelle même si, parfois, les GAP sont mis en cause comme « lieux de déballage » ou « moments d’auto-flagellation ». Les gestes professionnels (Jorro, 2002 ; Bucheton, 2009) des animateurs de GEASE sont entièrement axés sur l’acquisition et le développement du « savoir agir en situation » (Le Boterf, 1994 et 2004). Selon les chercheurs, l’activité ne peut se développer que par l’analyse de situations (Leplat & Hoc, 1983 ; Ria, 2009) dans leur complexité, c’est-à-dire leur multidimensionnalité. Dans le cas de savoirs

professionnels, les formateurs ressentent la nécessité d’une articulation entre plusieurs sciences humaines combinées, c’est-à-dire la multiréférentialité (Ardoino, 1992). Ainsi, l’animateur est aussi et surtout un formateur qui a renoncé à l’imposition de la forme, au « formatage » car il organise une « activité réelle » dans laquelle il renonce à l’autorité, aux tentations de la

transmission, et se fie à la co-construction des savoirs et des compétences par les personnes et par le groupe.

Mémento 4 - élément 2 : quatre métaphores pour une animation… et leurs dérives éventuelles

Sans épuiser le sujet, ces métaphores permettent de se donner une ligne de conduite et d’essayer d’éviter les dérives :

- l’animation : avoir le souci de la vie du groupe sans un faire un but en soi ;

- la conduite : assurer la sécurité du groupe et de ses membres sans verser dans l’autoritarisme ou l’interventionnisme ;

- l’entraînement : se soucier du développement de la compétence à analyser sans souci de la production d’une belle analyse qui serait la solution de la situation considérée comme un problème ;

- la formation : toujours penser à l’acquisition de savoirs professionnels sans jamais faire la leçon ni anticiper sur le développement des membres du groupe.

Ces quatre métaphores, nous l’avons expérimenté avec les étudiantes et les étudiants, ne sont pas

exhaustives et elles ne valent que par l’usage formateur que nous en faisons à l’intention de celles et ceux qui aspirent à cette tâche singulière qu’est l’animation de GEASE. Bien d’autres références peuvent être mises en avant, notamment du côté de la créativité (Chapuis, 2012) et de l’autovigilance. Nous estimons cependant qu’elles suffisent pour repérer les éventuelles dérives et donner du grain à moudre à la

supervision dans sa dimension de contenance de la toute-puissance.