• Aucun résultat trouvé

La fonction d’entraînement

comprendre, se former, agir

1.2 La fonction d’entraînement

C’est aussi la deuxième fonction du GEASE qui fait la différence avec les groupes d’accompagnement et de soutien. Il ne vise pas seulement à résoudre l’énigme d’une situation singulière vraiment propre à chaque narrateur et à lui apporter ainsi un certain soulagement psychique ; il souhaite par un entraînement de longue durée construire une compétence à analyser qui permettra de faire face à des situations futures. Pour préciser cette différence, nous reviendrons dans cette conclusion sur plusieurs aspects du GEASE concernant le rapport entre situation singulière et classe de situations, sur l’orientation vers les savoirs théoriques, qu’il maintient fidèlement, et sur la ressource pour l’action que permet cette suspension momentanée de l’action au profit d’un développement de la posture réflexive suggérée par Perrenoud (2001).

1.2.1 S’entraîner à une posture réflexive

Par ses différentes étapes et par son déroulement « à l’année », sur le long terme (au moins six séances), le GEASE construit et renforce le passage entre différents savoirs : certes, il part d’une situation

singulière mais cette situation est successivement :

vécue dans sa complexité, son opacité, et sa charge émotionnelle (situation 1) : le narrateur plongé dans une situation bien réelle qu’il abordait jusqu’alors avec succès, grâce à ses compétences et à ses « savoirs d’action », se voit mis en défaut, mis en échec, interrompu soudain dans son « cours d’action » habituel (ce sont des « savoirs d’action » car ils sont implicites, non perçus par celui là même qui les effectue, indissociables de ses actes, c’est « le savoir caché dans l’agir professionnel de Schön, 1983/1994),

imaginée dans un récit qui s’emploie à restituer la situation telle qu’il l’a vécue, et à donner aux partenaires une version narrative (situation 2) qui est un « savoir d’expérience », déjà formalisé, élaboré, de la situation vécue, par la mise en mots, la remise dans un certain ordre mais encore marquée par les émotions liées à la réminiscence et, la plupart du temps, à la reviviscence,

pensée grâce à la formulation des hypothèses du groupe qui s’efforce de comprendre, du narrateur qui énonce sa réaction et à la reconstruction du méta-GEASE qui ordonne les hypothèses et les articule selon un modèle par gradins (situation 3), puis les rattache à des savoirs théoriques. Ainsi on parvient à plusieurs états de la situation (vécue, représentée, pensée) qui correspondent à plusieurs types de savoirs : savoirs en acte, savoirs d’expérience, savoirs d’expérience éclairés par des savoirs théoriques. Il est certain que, même si chaque participant est d’une grande sincérité, le degré de vérité à chaque étape de l’analyse réflexive n’est pas le même : le récit du narrateur est une

remémoration/reconstruction qui va donner de la situation une image forcément subjective, pleine de traits soit avivés par l’émotion, soit au contraire effacés, sous-estimés ou accentués, effets d’une remémoration vivante qui, bien sûr, infléchit à tout moment le scénario qu’il évoque selon des

mécanismes psychiques qui peuvent masquer le sens des faits qu’il rapporte, au moment même où il les énonce (idéalisation, défense, déni). De même, les autres membres du groupe vont entrer d’abord en résonance avec ces énoncés, selon une logique subjective qui d’ailleurs peut les révéler progressivement à eux-mêmes.

À cette étape de l’analyse, on est bien dans l’imaginaire collectif, en deçà de toute recherche de vérité factuelle. La phase d’exploration, qui cherche surtout à aviver la mémoire et à en faire dire plus au narrateur, construit une situation commune mais, pour ainsi dire, réelle et fictive à la fois. La situation réelle est en quelque sorte déréalisée, coupée provisoirement de ses enjeux, pendant le temps d’analyse en commun de ce groupe artificiel, qui veut surtout s’entraîner à l’analyse des situations. De la situation réelle nous ne saurons rien de plus ; ce qui compte c’est cette construction en commun, grâce au récit adressé aux autres, suscité et soutenu par toute l’attention bienveillante du groupe. Ce qui est présenté, c’est une situation « imaginaire » en un sens, c’est une situation re-présentée, même si elle a bien eu lieu. Mais ce statut présente aussi quelques avantages : peu importe finalement le degré de vérité du récit, quand il devient, dans le GEASE, texte de départ, trame pour s’exercer, « terrain d’entraînement », si on file la métaphore. Ce qui importe n’est pas : « est ce que cela s’est bien passé ainsi ? » mais « comment aider à la remémoration la plus complète ? », pour ensuite démêler dans cette situation complexe des réseaux de significations grâce à la plus grande variété d’hypothèses émises par le groupe. Mais, là encore, le jeu des hypothèses est comme en suspens : chacune est formulée pour voir, comme une possibilité de signification, en attente de celles des autres, fragments soumis à leur examen, à reprise ou confirmation, ou bien laissés en jachère sans écho, sans résonance. Hypothèses que rien ne viendra vraiment valider, pas même la réaction du narrateur, qui pourra être sensible à certaines propositions de sens, et pourtant ne voudra rien en dire, ou sera touché bien plus tard, et personne n’en saura rien. Ce qui compte est le fait même de chercher beaucoup d’hypothèses, bien sûr vraisemblables, pertinentes, pour bien s’entraîner à saisir la situation dans toute sa complexité, mais qui ne seront jamais vérifiées, non seulement parce que c’est impossible mais aussi et surtout parce que ce n’est pas le but poursuivi. Le privilège du GEASE, parce qu’il est un entraînement à l’analyse réflexive, est bien de ne pas s’attacher seulement à la singularité de la situation, en essayant de lui porter remède par exemple, ni même, et ceci est plus difficile à admettre, à la percevoir seulement dans cette singularité ; certes les hypothèses servent à interpréter la situation (et au profit du narrateur en particulier car elles lui donnent une palette de significations qui ont une fonction d’accompagnement). Mais les hypothèses servent aussi à montrer comment interpréter, à montrer comment on peut construire un système de

significations. Par un mouvement à double objectif, il faut au contraire s’attacher à cette singularité mais pour la dépasser, aller au-delà, et chercher au contraire à définir les processus qui permettront de s’ouvrir à des situations futures

1.2.2 Faire face à d’autres situations

Le passage d’une situation totalement singulière à plus de généralité, est une question difficile. On peut douter du transfert de connaissances dans ce cas précis, ou admettre qu’il y a bien construction d’une « posture réflexive » très générale,(Perrenoud, 1999, p. 102) mais qui est malgré tout insuffisante lorsqu’il s’agit de construire un cursus de formation initiale par exemple ; car la règle de passer à une nouvelle situation à chaque séance, produit selon lui un « perpétuel zapping », amène sans arrêt des problématiques

nouvelles « sans qu’il y ait cohérence, progression, accumulation » (ibid.). Ainsi sans nier l’intérêt de cette démarche clinique « irremplaçable pour enraciner le savoir dans l’expérience et la pratique dans un réel non seulement théorisé mais éprouvé », il estime qu’il faut certainement la compléter par des

approches « moins ancrées dans l’expérience vécue mais plus ciblées sur des objectifs d’apprentissage » et par exemple ne pas renoncer à des études de cas rapportés, extérieurs, ou même construits et à l’étude de « situations problèmes ».

Souhaiter une « alliance » de plusieurs dispositifs et méthodes pour un cursus nous semble tout à fait légitime ; mais il faut quand même bien voir, auparavant, ce que le GEASE et le méta-GEASE eux-mêmes apportent déjà en termes de compétences plus générales et d’orientation vers des théories. Certes, dans le GEASE, sont évoquées des situations toujours différentes. On peut cependant, comme le fait d’ailleurs remarquer Philippe Perrenoud lui-même, voir que dans la durée surgissent des problèmes professionnels identiques, et communs à plusieurs situations ; une sorte de tronc commun de l’agir professionnel peut être esquissé, à partir du contenu des situations ; ainsi, il nous présente un tableau de correspondances à partir d’histoires précises : on retrouve « quelques mécanismes en jeu » qui renvoient aux problèmes de l’autorité, de la contradiction autonomie de l’élève/contrôle de la classe,

liberté/originalité, etc. Ce projet d’arriver à des classes de situations à partir de leur thème majeur nous semble tout à fait pertinent.

On peut même, comme il nous est arrivé de le faire dans certaines formations courtes, faire d’emblée des « GEASE à thème » où le champ est délimité dès le départ, en fonction d’une demande institutionnelle : ainsi dans une session de deux jours sur la violence, « raconter une violence subie ou infligée » (chapitre 3) ou dans un stage sur les conflits demander une situation « où les relations étaient conflictuelles ». La généralisation se conçoit alors à partir des contenus ; l’analyse réflexive sert à dégager des thèmes que l’on pourra retrouver dans d’autres situations ; le choix de la situation à partir d’un tour de table préalable, ou même d’un texte écrit, correspond dans ce cas à l’objectif poursuivi.

Mais nous voulons aussi souligner que, dans les GEASE à l’année, une autre généralisation se construit : non pas à partir des contenus, mais à partir des processus ; même si l’on ne retrouve pas des situations analogues, qui permettraient de construire après coup, des « situations-types », on trouve toujours des situations dont le déroulement peut être appréhendé de manière identique. Dans les méta-GEASE (voir surtout le chapitre 7), comme nous l’avons montré en reprenant les situations à partir de notre modèle, nous construisons une autre généralité, celle qui résulte d’une identité de processus ; car, ce qui se retrouve, ce qui reste identique dans toute situation, c’est l’existence de relations personnelles, de phénomènes de groupe et de rôles dans l’institution. Ce qui change ensuite tient à la manière dont ils surviennent, et dont ils interfèrent. La situation est nouvelle par la combinaison, la configuration des relations humaines à chaque gradin, par l’interférence, la liaison, la jonction, des différents types de relations, mais aussi par l’évolution dans le temps de l’importance que prendra chacun des gradins. Nos exemples ont montré que l’originalité de chaque situation pouvait être à la fois reconnue et dépassée, si on la reconstruisait à partir du modèle. Celui-ci, bien compris et maîtrisé, peut devenir par la suite, grâce à un entraînement plus long, un outil permanent pour aborder les situations nouvelles.

1.2.3 S’orienter vers les théories

Qu’il s’agisse des thèmes ou des processus, le problème de l’articulation des savoirs d’expérience construits par l’analyse des pratiques aux théories scientifiques déjà développées reste posé. Nous pensons en particulier à tous les savoirs accumulés par les sciences du sujet et de la société. Nous estimons en effet que les savoirs d’expérience courent le risque de figer des attitudes qui ne seront plus pertinentes dans certaines situations ou contextes imprévus.

On peut trouver que la démarche clinique est « irremplaçable pour enraciner le savoir dans l’expérience et la pratique, dans un réel éprouvé »(Perrenoud, 1999, p. 92) et douter malgré tout de sa puissance de conceptualisation, de sa capacité surtout à « couvrir » tous les problèmes qu’il faudrait aborder, de manière progressive et systématique dans une formation initiale.

Il est certain que les groupes d’analyse dont nous avons l’expérience ne peuvent, à eux seuls, suffire pour donner une formation professionnelle. Il faut qu’ils soient articulés à d’autres modalités de formation (cours, exposés, recherches individuelles ou en petits groupes, productions diverses, simulations, etc.). Nous pouvons cependant montrer qu’ils constituent un passage, une orientation vers les théories, qui a ses avantages :

• le cas le plus favorable est celui que nous avons connu en préprofessionnalisation : quand les GEASE étaient connectés à un cours en amphithéâtre qui, à la fois, en donnait les principes et reprenait les thèmes dégagés dans les situations concrètes (un surveillant a pu comprendre les raisons d’un passage individuel par un tourniquet à l’entrée du restaurant scolaire, une animatrice a décidé de ne plus faire dessiner systématiquement un village avec une église surmontée d’une croix),

• même si la reprise en cours magistral ne peut être aussi systématique, la façon dont après le GEASE, on présente « l’appel aux savoirs » a beaucoup de force et peut modifier une posture d’étudiant, ou de professionnel. Dans les fiches et les pistes pour comprendre, réfléchir et agir, nous montrons à quel point les savoirs savants sont nécessaires pour mieux éclairer le réel, nous leur donnons une pertinence, une efficience que l’on ne trouve pas forcément dans un exposé d’amphithéâtre.

Ainsi, en entendant le récit de Dominique (chapitre 7), le concept d’enfant/bolide s’est imposé immédiatement; la connexion s’est faite aussitôt : le portrait singulier a été subsumé sous le concept. Avec évidence, reconnaissance et plaisir de penser le réel. Mais la conceptualisation n’a pas seulement rendu plus limpide l’histoire rapportée, elle a aussi donné plus de force au concept. Jusqu’alors comme flottant, sans usage, sans exemple, ce concept trouvait enfin son point d’ancrage, son point d’exercice. Il était comme assuré, affermi. Il éclairait la réalité, mais du même coup il devenait lui-même plus utile, plus vrai. Tout à coup le concept prenait consistance, poids de vérité.

Les étudiants qui ont souvent du mal à percevoir l’intérêt de savoirs théoriques exposés selon une logique purement scientifique, découvrent qu’ils peuvent être très utiles pour débrouiller des situations réelles. Le trajet n’est plus un trajet d’application (du général au particulier) mais un trajet d’appel à la théorie (du particulier au général), de besoin de rencontre avec des outils théoriques, qui vont sembler du même coup beaucoup plus pertinents. Nous reprenons le schéma (Pratique-Théorie) d’Altet (1994) qui le complète ainsi pour les professionnels : Pratique-Théorie-Pratique.

Certes, même en évoquant, après chaque GEASE, quelques thèmes et fragments de théorie qui peuvent les éclairer, on ne construit pas une formation. Mais on favorise en tout cas une meilleure prise de conscience de l’importance de la théorisation dans une formation et de son éventuel effet sur les pratiques :

• il est certain que, même dans des formations longues et à la suite de GEASE bien encadrés, les savoirs théoriques seront seulement repérés, signalés, évoqués, ou convoqués dans de courts exposés et grâce à des bibliographies ciblées,

• il est certain que tous les savoirs des sciences de l’éducation, dans leur variété et leur différents registres ne seront pas délivrés,

• mais, notre expérience nous l’a montré, le modèle en gradins est un bon moyen de les

« aborder » et de leur donner sens, en montrant au moins la nécessité de leur articulation et en mettant de l’ordre dans ce foisonnement déroutant pour des novices. De plus, cette façon de procéder est déterminante, en général, pour obtenir l’implication des personnes réunies,

• si l’on ne peut prétendre finalement’ par la diversité des situations, rencontrer tous les

problèmes, on peut soutenir que la démarche favorise la prise de conscience d’un rattachement possible à une théorie englobante. Comme pour le cloisonnement des disciplines dénoncé par François Jacob, où « rien ne se rattachait à rien », en partant du concret de l’évocation d’une situation, on ne prétendra pas que « tout va se rattacher à tout », mais on donnera au moins l’idée, à partir de quelques cas, que « tout pourrait se rattacher à tout ». Une meilleure

confiance dans les savoirs savants et le sentiment que « tout peut être mieux compris » grâce à eux est une disposition d’esprit qu’il est sans doute important de développer pour apprendre mais aussi pour se former et agir, voire pour les mettre en relation concrète avec les savoirs professionnels et leur création ou encore pour contribuer à l’émergence d’« organisations apprenantes » (Bernoux, 2010).

La proposition de travailler en GEASE ne se limite pas d’ailleurs à la formation initiale. Elle a au moins autant d’intérêt en formation continue et, pour des professionnels déjà en exercice. Les GEASE ont alors pleinement leur double fonction : accompagner des professionnels dans leurs difficultés actuelles, et leur donner des outils pour faire face à des situations nouvelles.

2. Se former

Nous venons de souligner l’intérêt de l’utilisation des GEASE en formation. Nous allons la développer en passant par les trois états dont ce livre (et le GEASE dans ses fondements théoriques) est le reflet :

• la formation individuelle qui est le niveau le plus identifié en termes de connaissances et de compétences – c’est le premier gradin,

• celle des équipes qui est souvent implorée mais qui ne présente souvent que très peu d’enjeux pour les personnes qui la placent en priorité – c’est le deuxième gradin,

• et enfin celle des organisations qui la relèguent souvent au dernier plan, la considèrent comme une source d’absentéisme et de désorganisation – c’est le troisième gradin – mais nous

essaierons de garder raison en rappelant que seule la circulation entre ces gradins sera garante d’un développement des compétences professionnelles et personnelles, individuelles et collectives.