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L’approche multiréférentielle

Questions philosophiques et épistémologiques posées par l’analyse de situations

Mémento 1 Abécédaire de la surprise

3. L’approche multiréférentielle

La justification méthodologique de l’étude multiréférentielle, et en particulier de notre modèle, est maintenant nécessaire ; elle est inséparable de notre conception de la situation, de cette analyse de pratiques par l’ « entrée » de la situation. Pris dans un cours d’action qu’il ne domine pas, le sujet de l’action gagnera plus de liberté en comprenant mieux les différentes contraintes qui viennent de son insertion dans un réseau serré de causes et de raisons. L’arrêt de l’action, la perturbation de la pratique – imposé du dehors, souvent douloureusement – va jouer comme une sorte de déclencheur, de révélateur, d’analyseur : ce que l’on ne peut plus faire, ou ce que l’on ne sait plus faire, comment et pourquoi parvenait-on à le faire ?

C’est parce que la situation est complexe, que l’approche ne peut être que multiréférentielle, car il faut faire appel à différents savoirs, différentes disciplines pour l’ appréhender. La notion et le terme même de « multiréférentialité » sont dus à Ardoino qui a ouvert la voie à toutes les recherches et influencé les milieux de la formation. Il reconnaît lui-même que l’approche multiréférentielle était une « réponse à la pratique » car dans des situations complexes et singulières elle paraissait beaucoup plus pertinente qu’une approche monodisciplinaire : « La multiréférentialité est d’une certaine manière, une réponse au niveau des praticiens c’est sans doute pour cette raison qu’elle intéresse des praticiens du social, des éducateurs, des soignants ou des travailleurs sociaux » (Pasquet, 2008, p. 123). Il faut rappeler qu’à l’origine Ardoino travaillait dans le milieu de la formation d’adultes, comme consultant pour les entreprises. Son premier livre pourtant (Propos actuels sur l’éducation, 1963) concerne plus largement l’éducation (en référence au philosophe Alain qui avait écrit des Propos sur l’éducation) et même, plus particulièrement, l’École puisque son premier « modèle d’intelligibilité » prend comme exemple une classe, et donne ainsi un outil prêt à l’emploi en quelque sorte pour des enseignants. La distinction de cinq niveaux d’approche donne une clé d’interprétation, ou plutôt affirme l’intérêt de plusieurs clés d’interprétation, pour ce qui se passe dans une classe :

• niveau des personnes,

• niveau des relations entre les personnes,

• niveau du groupe,

• niveau de l’organisation,

• niveau de l’institution.

Mais Jacques Papay a remarqué judicieusement que ces parties n’étaient pas traitées avec la même attention, car le nombre de pages consacrées à chacune variait considérablement : 3 pages pour le premier, 18 pour le second, 22 pour le groupe, 57 pour l’organisation et 79 pour l’institution.(Papay, 2008 p. 61). Le projet du livre était surtout une réflexion sur l’autorité, et déjà, quelques années avant 1968, une critique des organisations comme sclérose des institutions.

Pour ma part, enseignante à l’Université, j’utilisais ce modèle pour faire comprendre au Conseil d’Université ce que pouvaient être les « Sciences de l’éducation », sciences inconnues ou très mal perçues. Afin de demander une habilitation pour la licence de Sciences de l’éducation; je présentais la « couronne des savoirs », correspondant aux différents niveaux du modèle, ce faisceau de disciplines (psychologie, psycho-sociologie, sociologie, histoire, droit, etc.) qui étaient convoquées, mais en tant qu’elles prenaient toutes comme objet l’éducation, les pratiques éducatives, pédagogiques et de formation. La comparaison avec les « Sciences politiques » et les « Sciences médicales » elles aussi « plurielles » mais perçues comme beaucoup plus sérieuses et importantes achevait ma démonstration. Par la suite, quand le cursus de Sciences de l’éducation a été créé à Montpellier, le modèle permettait de présenter aux étudiants un panorama articulé des sciences de l’éducation : à la fois un programme pour leurs études plus détaillées à venir et une carte d’identité vis-à-vis des autres filières de l’Université ( pour qu’ils sachent répondre à la question : « Qu’est ce que tu fais ? » - « Sciences de l’éducation » - « Qu’est-ce que c’est ? »).

Mais, en fréquentant et utilisant le modèle d’Ardoino, j’avais aussi l’impression que pour les étudiants préparant l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres (IUFM) et pour les enseignants, il manquait quelque chose : une attention aux savoirs enseignés. Tout en parlant de la classe, chez Ardoino, la finalité spécifique du groupe-classe – enseigner-apprendre – était, en quelque sorte, éludée. Les enseignants ne pouvaient pas totalement s’y retrouver. Pour qu’il puisse être utilisé à l’école, je complétais le modèle d’Ardoino par deux niveaux : didactique et pédagogique ; le premier modèle développé dans Fumat, Vincens, Étienne (2003) est encore celui de ce supplément de niveaux. L’intérêt pour le modèle d’Ardoino venait d’une sorte de malentendu : il prenait comme exemple la classe d’un établissement scolaire, alors que justement il ne parlait pas vraiment de la relation didactique, ni même de la relation pédagogique, et s’intéressait surtout aux relations de communication dans l’institution.

Seulement, ce simple ajout de deux niveaux supplémentaires, n’était pas non plus satisfaisant car on retrouvait les problèmes de la classe à deux endroits : dans le premier modèle, comme « relation dans le groupe » et dans cet ajout, comme « finalité de ces relations groupales ». D’où la nécessité de bouleverser plus profondément le modèle : la présentation de « l’arène pédagogique » dès notre premier livre (op. cit., p. 61 et chapitre 1, schéma 4) a permis de mettre l’accent sur le Savoir, en partant d’un triangle de base où le Savoir était présent (inspiré du triangle de Houssaye) et en modulant l’accès au savoir en fonction des « gradins » qui retrouvaient les « niveaux » d’Ardoino et son intérêt pour l’institution (alors que Houssaye restant dans le plan, ne va pas jusqu’aux problèmes institutionnels). Du même coup, le passage à trois dimensions permettait aussi une précision plus grande dans le découpage de chaque gradin.

Dans le même temps, Ardoino corrigeait certaines appellations, au vu des dérives que suscitait déjà son concept de « niveaux » et distinguait mieux ce qu’il appelait « multiréférentialité » : le terme « niveau » renvoie encore à un espace homogène, où l’on repère seulement des « couches », des « strates » ; il lui préférait le terme de « perspectives » (on trouvera aussi dans les textes ultérieurs les termes « éclairages », « angles », « optiques », « points de vue », « regards ») mais il s’arrêta finalement au terme de « perspectives » justifié ainsi : « la notion de niveau renvoie à la structure même d’une réalité, autrement dit à une sorte d’anatomie d’un objet, tandis que la "perspective" constitue le point de vue sur la réalité dont l’origine est du même coup reconnue, c'est-à-dire la qualité d’un regard (structuré par son équipement culturel, conceptuel, théorique) qui se saisit de l’objet, qui le découpe, et qui le reconstruit » (Ardoino, 1992, p. 7).

Du même coup, se précise la différence entre « multidimensionnalité » et « multiréférentialité » : quand on parle de multidimensionnalité, on est dans un certain réalisme (anatomie de l’objet) ; on reste dans une complexité qui peut être de l’ordre du quantitatif, (il y a beaucoup de niveaux) et, surtout, on garde l’espoir que ces points de vue seront finalement réductibles les uns aux autres. Mais, si l’on parle de « multiréférentialité », on affirme que la complexité est profonde. Que les « perspectives » sont des systèmes de références distincts, irréductibles les uns aux autres, des langages différents, hétérogènes. Pour comprendre les situations réelles, des « regards » différents, instruits par des points de vue culturels, conceptuels ou théoriques, sont nécessaires et préférables à un seul point de vue et à une seule approche théorique.

La différence est subtile ; à une lecture rapide, la diversité, la multiplicité et l’hétérogénéité peuvent se confondre, et la distinction peut paraître sans conséquences pour l’analyse pratique ; mais nous avons compris par la suite, comment le rabattement des « points de vue » sur un seul plan, pouvait fausser l’approche « multiréférentielle » ; à vrai dire, beaucoup d’études, qui employaient le terme, et se réclamaient d’Ardoino, n’étaient ni homogènes, ni hétérogènes, mais tout simplement hétéroclites. Pour parler de multiréférentialité il ne faut donc pas se contenter de recenser dans la même approche, dans la même perspective (par exemple au premier niveau des relations personnelles) différents « points de vue »au sens de « façons de voir » des acteurs. On ne sort pas forcément alors d’une analyse à un seul niveau.(« je pense que cet enfant est paresseux » ; « Non moi je pense qu’il manque de maturité »).Il faut changer réellement de « point de vue » au sens méthodologique, c’est à dire de registre théorique. Cependant, même si la méthode multiréférentielle est bien comprise, elle peut laisser malgré tout perplexe et paraît difficile d’application : comment un formateur pourra-t-il posséder suffisamment de registres théoriques pour faire face à une situation complexe ? S’il a fait des études de psychologie, comment s’autorisera-t-il à aborder la situation au niveau de l’institution ? Le découpage disciplinaire des études universitaires semble rendre la méthode multiréférentielle utopique et impraticable.

La réponse à cette critique peut s’appuyer sur plusieurs arguments :

• le « formateur » peut être une équipe, où plusieurs compétences sont réunies ; si déjà le « formateur » est constitué d’un tandem où deux personnes sont formées l’une en « sciences du sujet » l’autre en « sciences de la société », l’approche plurielle (autre nom donné par Ardoino à l’approche multiréférentielle) est mieux assurée ;

• l’approche de la situation concrète n’est pas encore une approche conceptuelle, où des compétences disciplinaires sont requises ; il s’agit seulement de « débrouiller l’écheveau », de distinguer les réseaux, de montrer leurs liens, leurs interactions, leurs intersections. Même dans la séance qui suivra le groupe d’entraînement (méta-GEASE), l’apport conceptuel lui-même sera étroitement lié à la difficulté rencontrée et sera orienté vers des savoirs de références pouvant être délivrés ailleurs (suggestions de lecture, assistance à tel cours). Le formateur doit être suffisamment instruit des savoirs connexes pour « orienter » vers ce qui n’est pas sa spécialité, mais il n’a pas besoin d’être spécialiste de tout.

L’étude multiréférentielle d’une situation se situe en fait dans une zone intermédiaire entre la pratique et la théorie et permet de mieux faire communiquer les deux. Quand le médecin traitant, au vu du cas clinique qui lui est soumis, adresse le patient à son confrère spécialiste, pour un diagnostic plus précis et des examens complémentaires, il semble que ce partage des tâches soit admis.

Dans la pratique, Papay (2008, p. 25) montre que, pour les praticiens, reconnaître l’hétérogénéité des perspectives n’est pas du tout un obstacle au travail en commun. Au contraire, son expérience de formateur lui a prouvé que lorsque les différences de points de vue (venant des approches théoriques) « s’expriment et sont reconnues, lorsque les approches divergentes sont présentées décrites et argumentées et lorsque les participants ont fait le deuil "d’avoir raison" sans pour autant abandonner leurs positions, l’hétérogénéité sert à décrire de façon approfondie les situations de travail ». Loin de penser qu’il faut toujours arriver à une synthèse, ou à une cohérence, qui peut être fictive, il faut admettre que la reconnaissance des divergences et une compréhension de ce qui les motive peuvent conduire à une entente plus réelle.

Au plan épistémologique, la reconnaissance de l’hétérogénéité des savoirs peut donner d’abord une impression d’impuissance, faire craindre un risque d’éclectisme. Mais, là encore, mieux valent une écoute du langage de l’autre et le constat lucide de certaines incompréhensions ou désaccords, plutôt qu’un dialogue de sourds ou une confusion des genres. C’est une question de posture

épistémologique, et non de nombre de niveaux ou de perspectives. Ardoino reconnaît finalement qu’il doit beaucoup à la posture de Devereux que l’on a qualifié de « complémentariste ». Georges Devereux, sans doute le premier ethnopsychiatre, ne distinguait en somme que deux perspectives en disant : « j’ai affaire à des réalités dont l’un des aspects est carrément social, et un autre qui intéresse la personne. Et ces deux réalités, je ne les confonds pas » (Devereux cité par Ardoino dans son entretien avec Pasquet, 2008, p. 121). Ardoino remarque bien que le point important est dans ce « et je ne les confonds pas ». Finalement l’affirmation que j’ai besoin de plusieurs langues, que je ne peux décrire le réel avec une seule et même langue, tel est bien le sens de la multiréférentialité ; elle paraît à première vue lier la connaissance à une idée d’incertitude mais, finalement, elle permet aussi une plus grande richesse d’analyses « et par conséquent de réponses à partir de ces analyses de situations de terrain » (Pasquet, 2008, p. 134).