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Une analyse des situations ou une analyse des pratiques ?

Questions philosophiques et épistémologiques posées par l’analyse de situations

1. Une analyse des situations ou une analyse des pratiques ?

Au premier abord on peut penser que la différence n’est pas bien grande, et qu’il s’agit seulement de deux entrées, de deux démarches qui se rejoignent finalement, pour construire les mêmes analyses. On peut choisir l’une ou l’autre par simple opportunité, selon le public en formation. Si l’on a affaire à des étudiants qui n’ont pas encore de pratique, on parlera de « situations éducatives », souvent vécues en tant qu’élèves, et, si l’on travaille avec des enseignants, on part de leur pratique professionnelle pour retrouver ensuite le contexte de l’action. C’est la position de Michel Tozzi qui de manière pragmatique, passe de l’une à l’autre appellation. Il ne distingue pas les deux et les rassemble dans une même définition : « L’analyse des pratiques, et d’abord de sa propre pratique professionnelle pourrait être cette démarche d’intelligence des situations et des logiques d’acteurs qui permettrait de comprendre ce qui se passe dans sa classe et son établissement… » (Tozzi, 2001, p. 10).

C’est aussi la position de bien des formateurs qui ont d’abord appris à participer et animer des Groupes d’Entraînement à l’Analyse des Situations Éducatives (GEASE) lors de formations académiques ou d’Universités d’été, puis qui les ont transformés en Groupes d’Analyses des Pratiques Professionnelles (GAPP de Patrick Robo par exemple), une fois revenus sur le terrain, soucieux de créer un nouveau sigle plus ajusté à leur projet de formation professionnelle d’enseignants. Ils reviennent d’ailleurs assez vite au terme de « situation », « situations professionnelles », ou « situations problèmes » dans leurs protocoles et analyses concrètes.

Pour notre part, nous maintenons le terme de « situation », même s’il s’agit de deux entrées, l’entrée par le contexte, ou l’entrée par l’action du sujet ; car ce choix n’est pas sans importance quant aux options philosophiques sous-jacentes. Partir de la situation c’est penser que le sujet de l’action ne rencontre pas de manière contingente des circonstances, influences, qui vont l’affecter, mais que son action est toujours située. Partir de la situation c’est affirmer que ces circonstances sont capitales, le contraignent, le touchent, le modifient, lui permettent comme sujet de gagner sa liberté. C’est choisir une certaine conception de la liberté du sujet, de son pouvoir d’action, moins naïve, moins « donnée d’emblée ». Certes, nous aurons affaire aussi à des professionnels qui agissent. La différence peut paraître faible. Mais partir des contraintes, des déterminations institutionnelles, des données historiques, sociologiques, pour comprendre la marge d’action du sujet, est plus près de la réalité, moins potentiellement mystifiant. Ainsi nous n’oublions pas la mise en garde de Spinoza, concernant la liberté d’action : « L’expérience n’enseigne donc pas moins clairement que la Raison que les hommes se croient libres pour la seule raison qu’il sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés » (Spinoza, 1955, p. 418).

Pour analyser les pratiques, nous n’accordons pas tout à la « conscience réflexive » du sujet, ce qui laisse place à l’étude de déterminations inconscientes, qu’elles soient psychanalytiques ou sociales.

Avant même de soutenir notre « entrée par la situation » il faut préciser ce que l’on entend par « pratique ». Qu’est ce qu’une pratique ?

Les pratiques ne sont pas toujours « professionnelles ». On parlera aussi de « pratiques » et du fait de « pratiquer » une activité, dans le domaine des arts, des jeux, du sport. Que faut-il à l’action pour qu’elle devienne une « pratique » ? Des actions de base (gestes, postures, actions corporelles élémentaires) doivent d’abord se faire « en vue de… ». En vue d’un but qui les ordonne à une certaine finalité. Ainsi aussi longtemps qu’on ne connaît pas le but supérieur de l’action, on ne saura pas si « lever la main » est fait pour saluer, pour bénir, ou pour héler un taxi. Elles doivent aussi se relier entre elles dans une longue chaîne où se coordonnent segments de causalité physique et segments intentionnels. L’enchevêtrement des deux semble caractériser les pratiques, par une sorte d’allongement mais aussi de complexification de l’action : « Cet enchevêtrement de la causalité et de la finalité, de l’intentionnalité et des connexions systématiques, est certainement constitutif de ces actions longues que sont les pratiques » (Ricœur, 1990, p. 182).

Mais un autre type de connexion intervient également : l’« enchâssement » des relations, subordonnées les unes aux autres : ainsi le métier d’agriculteur inclut les actions subordonnées de labourer, moissonner, conduire un tracteur, qui incluent ensuite des actions de base, pousser, tirer, etc. On ne dira pas que labourer est une pratique, c’est seulement une action. Ni que déplacer un pion sur un jeu d’échec est une pratique. Ce n’est qu’un geste en vue d’une pratique, enchâssé dans une pratique.

Pour arriver au niveau de la pratique, il faut des règles constitutives, des apprentissages, un entraînement, une transmission des règles, un contexte qui les a institutionnalisés. Dans le n° 346 des Cahiers

pédagogiques (collectif, 1996) consacrés à l’analyse des pratiques professionnelles aussi bien Philippe

Perrenoud que Jacky Beillerot n’oublient pas finalement que les « pratiques professionnelles » sont toujours situées dans des institutions.

Jacky Beillerot commence son article (p. 12-13) ainsi : « pourquoi parle-t-on de pratiques plutôt que d’action, de fonctions, de façons de faire ? » Et il répond, introduisant aussitôt l’idée de règle : « la pratique bien qu’incluant l’idée d’application, ne renvoie pas immédiatement au faire et au geste, mais aux "procédés pour faire" ». La pratique est tout à la fois la règle d’action et son exercice. « D’un côté les gestes, les conduites, les langages ; de l’autre, à travers les règles, les objectifs les stratégies, les idéologies ; Ainsi les pratiques ont une réalité psychosociale et elles se déploient toujours dans des institutions ; les pratiques sont des objets sociaux abstraits et complexes et ne sont pas des données brutes immédiatement perceptibles ». Philippe Perrenoud termine ainsi son article (p. 14-16) : « donc, [il faut] entrer au moins un peu dans l’analyse du système dans lequel chacun travaille. ; autre façon de dire que l’analyse des pratiques est toujours, en fin de compte, au moins en partie, une analyse du fonctionnement des groupes ou des institutions dans lesquels les participants sont insérés et une préparation à transformer ce fonctionnement ».

Aujourd’hui, il apparaît que l’accent mis sur l’analyse des pratiques, dans les sessions de formation, donne au praticien, une importance nouvelle. On fait grand cas de la parole du professionnel, en l’invitant à revenir sur son expérience. C’est un honneur nouveau et un progrès. Mais, en même temps, le risque est grand de s’en tenir ainsi uniquement à une approche psychologique, en oubliant que la pratique est toujours située dans une institution ainsi que le soulignent les commentaires précédents.

Si le sujet de l’action, au moment du travail d’analyse, est mis au centre d’emblée, la tentation existe de lui attribuer toute la responsabilité des erreurs, des ratés, des impuissances de son activité au travail. Le « contexte » va passer au second plan, reculer dans l’ombre ou être occulté ; on risque de rabattre toutes les difficultés sur une fragilité psychologique ou des problèmes relationnels ; l’intitulé de certains groupes d’analyse « espaces de parole entre pairs où l’on peut dire sa souffrance » peut parfois le faire craindre. Partir du « sujet de l’action » risque de majorer sa responsabilité, de faire reposer uniquement sur ses épaules l’essentiel des dérives de la situation de travail. Comme l’a bien montré l’évolution des controverses sur les suicides en entreprise : après une période de déni total, où les dirigeants ne voulaient y voir que des motivations personnelles ou des causes pathologiques, il leur a bien fallu reconnaître qu’ils pouvaient provenir des techniques de harcèlement institutionnalisées, liées à des problèmes d’organisation du travail, en vue souvent d’obtenir des départs « volontaires » nécessaires à la restructuration de l’entreprise.

Partir de la situation et non de la pratique du sujet, évite mieux la dérive « psychologisante », car ainsi, dés le départ, on ne s’en tiendra pas à des problèmes personnels, à des difficultés relationnelles. Ce qui ne signifie pas que l’approche psychologique du sujet sera négligée, au contraire, car nous savons bien que

toute personne intervenant dans un cours d’action doit s’affronter au risque que lui fait courir son implication (Blanchard-Laville, 2013).

A vrai dire « l’engouement » pour l’analyse des pratiques en formation qui accorde au professionnel un rôle plus important dans la compréhension de ses propres expériences, serait même à questionner (Ennebeck, 2003, p. 47). Son franc succès dans toutes les formations paraît correspondre au tournant idéologique pris dans le domaine du travail, voire même plus largement, à l’idée que chacun doit être « entrepreneur de sa propre vie ». La critique en a été faite. Selon Alain Erhenberg : « Travailler aujourd’hui, c’est souvent devoir faire face à une injonction : prendre ses responsabilités sans avoir de responsabilité effective dans la définition du travail… » (cité par Ennebek).

Depuis que l’on est passé d’une société d’obéissance, de docilité, à une société qui exige des individus des projets, de l’autonomie, un engagement de soi, depuis que règne même une sorte d’injonction à « être soi-même » (Lipovetsky, 1983, 1992), qui contraint l’individu à se prendre en charge, à choisir, toujours choisir (entre une multitude d’objets de consommation, entre des orientations diverses, entre les offres de distractions, entre la diversité de modes d’existence) alors même qu’il n’a pas vraiment de prise sur les choix fondamentaux du travail, les finalités des formations, qui font volontiers appel à ce « sujet qui choisit toujours », risquent d’être seulement adaptatives, palliatives. Une injonction à se responsabiliser, alors que la marge de responsabilité effective est faible, risque d’être seulement mystifiante.

Ainsi, si les démarches d’analyses de pratiques chez les enseignants travaillent simplement « l’ici et maintenant de la classe » et ne s’intéressent qu’aux relations personnelles entre maîtres et élèves, si elles cèdent à une étroite « psychologisation », elles vont reporter trop exclusivement sur l’acteur, l’essentiel de la résolution de ses problèmes professionnels.

Il faut réserver une grande vigilance quant à la finalité de l’analyse des pratiques, qui ne doit pas oublier ou masquer d’autres niveaux de détermination, afin d’aller vraiment vers« une prise de pouvoir sur notre propre destin professionnel » (Ennebeck, 2003, p. 46).

Derrière cette vigilance, on peut déceler une mise en question de la figure de l’individu post-moderne, de son « libre-arbitre », de sa soi-disant autonomie, et de cette « société des individus » mise en place et théorisée par le libéralisme. Les développements récents de l’idéologie libérale ne font qu’accentuer une conception de la liberté individuelle ancienne et déjà mystificatrice. Pour s’opposer à cette conception, il faut repenser complètement, dans une nouvelle ontologie, les rapports entre l’individu, la société, la nature. Et développer selon Michel Benasayag, d’abord une « pensée situationnelle » ou revenir au

« principe situationnel » : « Retrouver en amont de la figure omniprésente de l’individu, les liens

ontologiques qui tissent dans une même étoffe, la société, la nature et l’homme […] revenir au principe situationnel qui fonde de façon commune le phénomène humain et le reste du réel[…]. L’homme sans qualités, l’individu, croit qu’il peut tout faire avec la terre, l’air, et la nature, le monde lui apparaissant comme un "utilisable" » (Benasayag, 1998, p. 27).

On ne peut penser l’Homme comme séparé de sa situation : cette option philosophique était déjà celle des penseurs existentialistes comme Sartre, Camus, Merleau-Ponty parce qu’ils défendaient une pensée située et refusaient, avec des nuances différentes, toute transcendance, tout surplomb, toute possibilité de « prendre un point de vue sur tous les points de vue ». Mais la nouveauté depuis quelques décennies est la prise de conscience du caractère absolument concret de cette option philosophique : c’est bien l’Humanité en tant que telle qui est située, très précisément sur une planète aux ressources finies, et qui n’a pas la liberté illimitée d’agir sur la nature comme elle pouvait l’imaginer. La nouvelle « pensée situationnelle » prend encore mieux en compte le fait que prétendre que l’homme est libre en dehors de toute situation est absurde : cela revient à prétendre que « l’on pourrait respirer sans atmosphère » affirme Benasayag (ibid.). On pourrait même ajouter : cette métaphore, qui voulait souligner une absurdité logique, risque maintenant, effectivement, de devenir une réalité effrayante. Il ne s’agit donc pas de nier les possibilités d’action, les stratégies des acteurs, mais on ne peut les détacher totalement de leur « situation » ; celle-ci sera définie avec des nuances différentes par ce philosophe :

- « une situation est un ensemble de conditions qui ne dépendent pas de nous, c’est ce qui est donné par opposition à ce qui est désiré » (p. 98) ;

- « une situation ne dépend pas de notre volonté, c’est la stratégie au sein de laquelle nous existons »

- « l’Homme est condamné à accepter son destin d’être un être situationnel et par là même d’être un être qui existe au sein d’un entre-croisement de points de vue et de circonstances, même si celles-ci sont complexes et non linéaires » (p. 50) ;

- « c’est en situation que la liberté se joue, qu’elle existe comme principe d’auto-affirmation de la vie. C’est donc en situation que les hommes peuvent être créateurs de vie et de liberté, en tant que parties de la situation ; c’est pourquoi le concept de "liberté situationnelle" s’oppose au concept de "libre-arbitre" » (ibid.).

Pour mieux comprendre cette dernière opposition, on peut rappeler ce qu’il entend par cette fiction de « libre arbitre » qui sous-tend les philosophies modernes depuis Descartes : elle part d’une illusion fallacieuse, celle de la conception imaginaire d’un être détaché de tout et regardant face à face le monde comme un universel abstrait : « dans la pensée du libre-arbitre, les choses se passent comme si un être isolé du monde, vivant dans une "apesanteur éthérée" devait décider de l’attitude à adopter par rapport à une situation qui lui serait extérieure. Par le biais de son opinion, de ses goûts de son caprice, cet homme pourrait se diriger dans le sens de la vie ou choisir le chemin de la destruction. Ainsi, les hommes ne sont pas libres parce qu’ils peuvent regarder de l’extérieur une situation et éventuellement décider, "dominer" leur devenir, Au contraire l’homme aura quelque chose à voir avec la liberté dans la mesure où il pourra se penser comme terme, comme élément de chaque situation qu’il habite » (Benasayag, 1998, p. 188).

Il ne s’agit pas de nier la liberté de l’individu mais de la concevoir comme une conquête à partir de la situation qu’il habite et qu’il faut d’abord comprendre puis transformer. Partir de la situation et non de l’action du sujet est donc une option non seulement méthodologique mais éthique et philosophique.