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L’ensemble des travaux de Tauveron, orientés vers la didactique, sont basés sur le postulat que lire consiste, dès l’entrée dans l’écrit, à mettre en place les deux processus, comprendre et interpréter. Dans un article de 1999, elle s’oppose à la fois à la conception cognitiviste (p.14) et à certaines théories de la sémiotique ou de la réception littéraire qui considèrent le rapport entre compréhension et interprétation comme un rapport linéaire (p.15). Pour elle, le processus interprétatif est inclus dans le processus de compréhension. Les deux entretiennent un rapport dialectique. Cette conception se reflète dans la définition qu’elle donne du terme comprendre : «au sens etymologique le terme désigne l’ »action d’embrasser comme un tout, de saisir une totalité » qui « peut être le produit [et pas le préalable] d’un processus interprétatif plus ou moins complexe » (p17; notre soulignement).

En se basant sur les concepts de « lectant jouant » et « lectant interprétant » de Jouve (1992), Tauveron élargit et nuance la notion d’interprétation en distinguant deux types ou deux

58 Le terme « interpréter » dans le Petit Robert présente les deux facettes : interprêter= 1. expliquer, rendre clair (ce qui est obscur dans un texte) v. commenter, expliquer. ex.: interpréter un document. 2. interpréter

abusivement, tendancieusement un texte v. solliciter, torturer

niveaux du processus (interprétation1 et interprétation2) qui ne se développent pas nécessairement sur le même type de texte. Le premier (INT1) met en scène le lectant jouant qui essaie de deviner la stratégie narrative du texte en s’appuyant fortement sur le personnage, anticipe la suite du récit en mobilisant ses connaissances des scénarios de la vie, des réseaux intertextuels, du genre, de l’auteur ou en procédant à l’analyse des indices textuels. Le lectant interprétant vise à déchiffrer le sens, la portée, le message du texte global de l’œuvre et adopte la posture de l’herméneute. Il s’agit d’une interprétation du deuxième niveau (INT2).

L’interprétation ne se limite pas, pour l’auteure, au genre littéraire : « tous les textes supposent une lecture inférentielle, comprendre c’est faire des inférences59 », même si la particularité du texte littéraire favorise ce processus:

Le monde que produit le texte littéraire narratif est un monde incomplet (…), fragments de monde (…). De ce fait, le texte n’est pas lisible si le lecteur ne lui donne pas sa forme ultime, par exemple en imaginant consciemment ou inconsciemment, une multitude de détails qui ne lui sont pas fournis » (…) C’est le lecteur qui vient achever l’œuvre. (Bayard, 1998, p.127-28, cité dans Tauveron, 1999, p.11)

On trouve ici l’idée d’Eco d’une coopération nécessaire du lecteur évoquée plus haut. Mais, dit Vandendorpe (1992), alors que la compréhension, produit d’une automatisation, advient normalement à l’insu du sujet, le processus d’interprétation est un travail conscient de recherche du sens, et ne se déclencherait qu’à condition que le texte oppose une résistance, c’est-à-dire lorsque celui-ci ne se laisse pas comprendre de prime abord ou exige la convocation de savoirs contradictoires.

Tauveron (1999) reprend cette idée de Mainguenau (1990) sur les textes résistants. Un texte résiste lorsque la saisie de son message n’est pas immédiate, qu’il contient des lacunes volontaires, des moyens en rupture avec les lois élémentaires de la communication naturelle.

On parlera dans ce cas de textes réticents (p.18). Un texte résiste aussi lorsqu’il est ouvert, qu’il présente de nombreux éléments potentiellement polysémiques, des indices pouvant entrer dans plusieurs réseaux et donc diversement interprétables », ou autrement dit lorsqu’il est « proliférant » (p.21). L’activité du lecteur, qu’elle se situe au niveau de la compréhension

59 Nous utiliserons le terme d’inférence à un niveau plus local, p.ex.dans le sens inférer le sens d’un mot à l’aide du co-texte. Nous parlerons d’interprétation lorsque la cohérence partielle ou globale du texte est visée.

ou de l’interprétation est fortement tributaire des caractéristiques du texte qu’il est en train de lire.

Un autre article de 2004, permet d’étayer empiriquement le rapport entre ces deux composantes compréhension et interprétation. Tauveron montre, à partir d’observations du processus de lecture chez des débutants en L1 en classe, que le postulat selon lequel un défaut d’automatisation de l’identification des mots (déchiffrage) est la cause des déficits liés à la compréhension de l’écrit peut être démenti. Elle montre comment un élève faible déchiffreur entraîne le groupe sur la voie de la lecture interprétative et surmonte ainsi l’obstacle au niveau local.

L’interprétation est un sous-processus (éventuel) de la compréhension et je ne parle d’interprétation que si le texte ouvre des choix, invite à élaborer une ou plusieurs hypothèses de compréhension. On interprète pour comprendre d’une certaine manière (Tauveron, 2004a, chap4. ¶2 ; notre soulignement).

Les compétences interprétatives peuvent ainsi aider à dépasser l’obstacle du déchiffrage. Mais ce résultat qui implique un changement de « représentation de ce que c’est que lire et de ce qu’il faut savoir pour lire » et qui permet de se libérer de « ce malentendu [qui] conduit certains élèves à se crisper sur des opérations de bas niveau qu’ils croient déterminantes et qu’ils échouent à mener à bien précisément par ce qu’ils se crispent » (Tauveron, 2004b, chap 1, ¶ 2) ne signifie pas que, pour compenser des faiblesses dans des processus de bas niveau on émette des hypothèses qui s’éloignent du texte sans les vérifier. Sa critique envers les pratiques d’anticipation est sévère. Celle-ci

peut détourner de la confrontation à la littéralité du texte : le texte devient prétexte à un vagabondage personnel On peut même dire que ce qu’ils [les élèves] ont anticipé en se superposant aux données du texte en devient la réalité. Il convient donc de prendre de sérieuses distances avec le rituel scolaire des anticipations systématiques (sur les couvertures, sur les illustrations, après chaque page de l’album, en fin de chapitre dans le cas du roman…) qui sévit de la maternelle au CM2. Obliger à anticiper à partir de rien ou de si peu, c’est obliger à anticiper tout et n’importe quoi et c’est, contrairement aux représentations courantes, éloigner les élèves des conduites du lecteur expert et les éloigner du texte » (…) On a indûment conclu que lire, c’était anticiper, … en roue libre. L’anticipation n’a de sens et ne gagne à être ouvertement sollicitée que lorsque c’est le texte lui-même qui, retors, la programme et la programme erroné. (Tauveron, 2004b, chap 4, ¶ 2 ; notre soulignement)

Au contraire, le changement de la posture lecturale de l’élève-lecteur en difficulté consiste aussi en la découverte de son devoir de co-opération avec le texte, accompagné de la posture conversationnelle qui correspond au droit et devoir de dialogue avec le texte et avec ses pairs autour du texte.

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