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Les bénéfices du travail en groupes et plus particulièrement des structures coopératives sur l’apprentissage dans tous les domaines ont été démontrés par un nombre d’études impressionnant. Kessler (1992) mentionne plus de 1000 recherches menées entre 1960 et 1990 qui comparent des contextes individuels et compétitifs à l’apprentissage coopératif en mesurant des effets positifs de ce dernier à la fois sur les résultats des apprenants que sur des aspects sociaux et psychologiques. Beaucoup d’ouvrages existent aussi, orientés vers la pratique, contenant des suggestions pour la formation des groupes et des propositions d’activités (p.ex. Clarke, Wideman & Eadie, 1994 ; Cohen, 1994 ; Kessler, 1992 ; McCafferty, Jacobs & Iddings, 2005 ; Schiffler, 1980). Dans le domaine de l’apprentissage et enseignement de L2, on trouve également beaucoup d’auteurs qui soulignent les bénéfices de l’interaction en classe de langue (Cohen, 1994 ; Dörnyei, 1997 ; Hadfield, 1992 ; Schiffler, 1980, 1998 ; Schwerdtfeger, 2001). Dans le domaine de l’apprentissage de la lecture, c’est l’approche de l’enseignement réciproque, alliant apprentissage de la lecture et interaction (Sullivan-Palincsar et Brown, 1984, 1986, 1987), adressée prioritairement à des lecteurs L1 en difficultés, qui a connu le plus de succès et à laquelle se réfèrent la plupart des recherches.87 L’exploitation de ce type d’études dans le cadre de notre recherche nous pose cependant plusieurs problèmes. Premièrement, la lecture en groupe et les effets de l’apprentissage coopératif sur la lecture ont surtout fait l’objet de recherches en L1, essentiellement dans le domaine anglophone (Avery & Avery, 1994 ; Cotterall, 1990 ; Evans 2001 ; Moore, 1989 ; Radebaugh & Kazemek, 1989 ; Rinaudo & Velez, 1996 ; Stevens, Madden &; Rasinski, 1988;

Stevens, Slavin & Farnish, 1991; Uttero, 1988 ; Wilson, 1991). Dans le domaine francophone, les travaux sur l’apprentissage de la lecture en groupe sont surtout axés sur les textes littéraires à l’intérieur du dispositif des cercles de lecture et des communautés de lecteurs (Vanhulle, 1999 ; Terwagne, Vanhulle & Lafontaine 2000).

Corollairement, la plupart des études menées sur l’apprentissage de L2 ne portent pas sur la lecture, mais sur d’autres compétences de la langue. Les effets de l’interaction sur l’évolution des compétences orales en L2 par exemple ont fait l’objet de beaucoup de recherches (Donato, 1994 ; Frawley & Lantolf 1985; Long & Porter, 1985; Mackey, 1999 ; Milleret,

87 Voir à ce propos la méta analyse de Rosenshine & Meister (1994).

1992; Szostek, 1994). D’autres auteurs se sont penchés sur les effets positifs de l’interaction pour l’acquisition de différentes compétences en portugais (Milleret, 1992), espagnol (Szostek, 1994), et en allemand (Henrici, 1993 ; Eckerth, 2003). Peu d’études existent sur l’apprentissage de L2 dans une structure coopérative au sens précis du terme. Pour l’allemand nous connaissons celle de Bejarano (1987), qui compare les effets de deux méthodes coopératives88 à l’enseignement traditionnel sur les résultats globaux des élèves. Faistauer (1997) utilise cette structure pour analyser les processus mis en jeu par les apprenants dans une tâche d’écriture de textes en allemand L2.

Et finalement, la perspective dans laquelle se font ces recherches n’est pas la nôtre. Notre propos n’est pas de démontrer ni la supériorité d’une forme d’apprentissage sur une autre ni même les effets de celle-ci sur les apprentissages en termes de performances quel que soit l’objet d’apprentissage89. La perspective didactique qui est la nôtre, accorde au contraire toute son importance à l’objet et à sa construction au sein des interactions. Par conséquent, le choix de formes coopératives d’apprentissage est essentiellement motivé par des raisons d’ordre méthodologique.90 Il nous permet avant tout d’observer le processus de construction des apprentissages de la lecture en L2.

Pour ces trois raisons évoquées, nous allons limiter notre présentation à deux aspects qui concernent directement notre dispositif. L’approche de l’enseignement réciproque de la lecture L1 et sa transposition en L2 (Hosenfeld, 1996) et une description des deux formes d’apprentissage coopératif utilisé dans notre dispositif : le square et le jigsaw ou texte puzzle.

L’enseignement réciproque de la lecture et son adaptation à la lecture en L2

L’approche de l’enseignement réciproque a été créée par Sullivan-Palincsar et Brown (1984;

1986; 1987) pour des lecteurs faibles en L1. Elle s’inscrit dans le courant plus large des méthodes dénommées « cognitive apprenticeship » (Hosenfeld, 1993, 1996). Quatre stratégies, présentées à la fois comme aide à la compréhension (comprehension fostering) et comme outil de contrôle des activités (comprehension monitoring) sont enseignées dans une progression qui part d’une modélisation de leur utilisation par l’enseignant vers un désétayage progressif et une prise en charge de la lecture par les élèves au sein de groupes. Ces quatre

88 DG=discussion group; STAD=student teams and achievement divisions

89 Dans le cas de la lecture, des tests qui mesurent le produit de la compréhension de textes.

90 Voir chapitre 6

stratégies sont les suivantes : prédire, poser des questions, résumer et clarifier. Prédire consiste à émettre des hypothèses sur le contenu d’un texte à partir du titre et d’indices non textuelles, en mobilisant des schémas de contenus et des schémas formels. Au fil de la lecture, cette stratégie s’applique aussi aux paragraphes: les prédictions se font à partir de la première phrase de chaque nouvelle partie du texte. Poser des questions à la fois globales (sur l’ensemble du texte) et détaillées (sur une idée précise d’un paragraphe) est une autre manière de faciliter l’accès au sens, à travers la recherche d’une réponse donnée par le texte. Le repérage de mots-clés et d’idées principales prépare le résumé. L’application de la stratégie clarifier présuppose la reconnaissance d’obstacles à la compréhension ainsi que la mise en relation de mots, passages ou concepts posant problèmes, avec le contexte, afin d’en élucider le sens.

Une adaptation de cette méthode d’enseignement pour l’apprentissage de la lecture en L2 a été proposée par Hosenfeld (1993,1996). Partant du constat que des lecteurs L2 rencontrent des difficultés à extraire l’idée centrale d’un passage et de la reformuler ou de la résumer, l’auteur décrit un enseignement de contenus et stratégies préalables, nécessaires à la mise en oeuvre des stratégies considérées comme trop complexes pour une utilisation directe par des lecteurs débutants en L2. Celui-ci doit d’abord apprendre à utiliser des manières alternatives d’exprimer une idée (synonymes), à hiérarchiser les informations (« superordinate ») et à effacer des informations redondantes. A un niveau intermédiaire, il devra apprendre à paraphraser une idée et à identifier et inventer une phrase-clés thématique (« topic sentence »).

Or, cette tentative de transposition d’un enseignement des stratégies L1 telles qu’elles ont été conçues dans le dispositif de Palincsar et Brown à une situation d’apprentissage de la lecture en L2 pose un certain nombre de problèmes. Les composantes synonymes, paraphrase et formulation de phrases thématiques témoignent de la volonté de préparer à une utilisation des stratégies en ayant exclusivement recours à L2. L’idée sous-jacente consiste à penser que pour pouvoir utiliser celles-ci en L2, il faut des moyens linguistiques à sa disposition. Ces derniers deviennent un préalable pour pouvoir appliquer les stratégies. Dans cette perspective, les stratégies essentiellement descendantes91 ne constituent pas une aide à la compréhension d’un texte L2, sauf si elles peuvent s’appliquer en L2 à travers par exemple la reformulation du

91 Hosenfeld ne traite pas de la stratégie plus locale, inclus dans le dispositif de l’enseignement réciproque, qui consiste à clarifier des mots inconnus.

contenu d’un passage de texte en L2 (idées principales, paraphrase) ce qui présuppose une maîtrise élevée de la langue. Les moyens linguistiques mis à disposition par Hosenfeld ne le sont pas pour mieux comprendre le texte, ni pour permettre l’application des stratégies L1 mais pour pouvoir exprimer le résultat d’une compréhension en L2. Ou autrement dit : de faire ce que ferait un lecteur L1, mais en L2. La modélisation des étapes d’enseignement des 4 stratégies en question indique ainsi indirectement que celles-ci ne sont pas transposables telles quelles d’une situation de lecture à l’autre.

L’autre série de composantes quant à elle, n’est pas spécifique à L2. Hiérarchiser les informations (superordinate) et effacer des informations redondantes sont présentées ici comme des stratégies censées permettre l’utilisation de la stratégie du résumé dans un contexte de lecture L2. Or, celles-ci posent en elles-mêmes des problèmes à un lecteur L2, qui peut rencontrer des difficultés lors de la sélection des informations pertinentes, dus à des lacunes d’ordre linguistique, ne permettant pas d’avoir une vue d’ensemble du texte.

Si le mérite de Hosenfeld est de problématiser le transfert de stratégies globales, descendantes à une situation de lecture en L2, ses propositions d’adaptation du dispositif ne vont pas dans le sens d’une prise en compte de la spécificité du contexte de lecture en L2. Premièrement par une inversion entre but (comprendre un texte) et moyens (les stratégies). Vouloir éviter le recours à L1 lors de l’utilisation des moyens métalangagiers que sont les stratégies, oblige à fournir des moyens linguistiques pour permettre leur application. Or, les stratégies de lecture devraient pouvoir donner directement accès au sens du texte. Deuxièmement, en laissant délibérément de côté la stratégie locale de clarification des mots, aucune stratégie spécifique liée à la langue n’est proposée à ce niveau.

Formes de dispositifs d’apprentissage coopératifs

L’avantage du dispositif de l’enseignement réciproque décrit ci-dessus est de proposer à la fois des contenus d’enseignement (les 4 stratégies) et des formes de mise en œuvre au sein d’échanges entre élèves. Il ne s’agit cependant pas d’une structure d’apprentissage coopérative au sens stricte du terme :

Cooperative learning is group learning activities organized so that learning is dependent on the socially structured exchange of information between learners in groups and in which each learner is held accountable for his or her own learning and is motivated to increase the learning of others (Kessler, 1992, p.8).

Le travail coopératif se caractérise par une interdépendance positive, créée par la structure des tâches, assignant un but commun aux groupes et l’attribution de rôles clairement défini à chaque membre du groupe. Différentes formes de structuration, remplissant ces objectifs ont été décrites dans un grand nombre d’ouvrages (p.ex : Clarke, Wideman & Eadie, 1994 ; Cohen, 1994 ; Hadfield, 1992 ; Hertz-Lazarowitz & Miller, 1995 ; Kessler, 1992 ; Schwerdtfeger, 2001 ; Sharan, 1999). Kessler (1992) distingue 3 grands modèles associés à l’apprentissage coopératif, reflétant les orientations des chercheurs dans chaque domaine :

1. apprendre ensemble (« learning together ») 2. approche structurale (« structural approach ») 3. dispositifs didactiques (« curriculum packages »)

Le premier paradigme représenté par Johnson & Johnson (1986, cité dans Kessler) est centré sur les principes d’interdépendance positive et se décline en 18 étapes correspondant à la planification d’une séquence indépendamment du public visé ou des contenus enseignés. De manière analogue l’approche structurale décrit des structures pouvant être remplies par des contenus et activités spécifiques en fonction des besoins. L’accent ici est mis sur le type d’interactions à mettre en place entre les élèves : « A structure is a content-free way of organizing distinct sequences of classroom behaviors, including specified types of interaction among individuals at each step » (p.17). Nous avons emprunté deux de ces formes pour créer notre dispositif. La première s’inspire à la fois du travail en dyade (« think pair share ») et de la structure interview en trois temps (« three-Step-Interview »). Pour des questions d’organisation et d’adaptation à notre contenu, la lecture de textes, les étapes et les modalités de circulation dans les groupes ont été modifiées. Deux dyades lisent dans un premier temps des textes différents sur le même thème. Elles échangent ensuite, en groupe de quatre, sur les lectures et le thème en question.92. La deuxième structure employée dans notre dipositif est celle du texte puzzle (jigsaw) que nous avons également adaptée en fonction des diverses contraintes.93 Elle a été créée par Aronson, Stephane, Sikes, Blaney & Snopp (1978) qui appliquent cette méthode dans le but de promouvoir des relations positives entre apprenants dans un contexte multiculturel. Dans le domaine de l’apprentissage des langues elle a été

92 Jacobs qualifie cette forme de coopération de « square » (2005). Intervention orale, Second International Online Conference on Second and Foreign Language Teaching and Research-September 16-18, 2005 - Initiative, Innovation, and Inspiration.

93 Kagan (1989, cité dans Kessler, 1992) mentionne 13 variétés différentes dans l’emploi de cette structure.

surtout reprise pour l’enseignement de l’anglais L2 (Lie, 1992).94 Le troisième paradigme mentionné par Kessler, rassemble des programmes à contenus spécifiques, s’adressant à des élèves d’un âge ou niveau donné et incorporant des structures décrites dans le deuxième paradigme. Ne portant pas sur la lecture L2 du niveau que nous recherchions, ces programmes sont d’une faible utilité pour nous. C’est pour cette raison que nous avons adapté ces structures « transversales » en fonction des contenus qui sont pour nous au centre de la recherche. Il ne s’agit pas pour nous, en tout cas pas en premier lieu, de promouvoir les valeurs intrinsèques au travail coopératif ni d’enseigner des compétences d’ordre social, autant d’éléments qui ne peuvent se mettre en place et se développer que dans la durée. Les structures coopératives choisies pour notre dispositif nous servent avant tout à mettre en relief les contenus abordés, à les rendre visibles à travers les interactions verbales entre élèves. Le dispositif permet de garantir que ces interactions ont lieu dans les meilleures conditions possibles et puissent nous fournir le matériau nécessaire à l’observation et à l’analyse des processus de lecture en jeu. Rempli avec un contenu didactique que la forme coopérative d’apprentissage permet de structurer, le milieu ainsi conçu devient le lieu où l’interaction à différents niveaux – entre lecteur et texte, texte et tâche, entre lecteurs – met au jour le processus de compréhension tel qu’il se déroule en classe. Il ne s’agit pas pour nous d’analyser les interactions en tant que telles, ni leur bénéfice pour les apprentissages, mais de les considérer comme autant de manifestations des contenus en train d’être appréhendés, comme traces de la construction du sens on line, médiatisée par la tâche de lecture d’un texte appartenant à un genre spécifique.

Ces traces verbales montrent aussi les relations qui s’instaurent entre la tâche de lecture proprement dite et les supports matériels divers, orientant celle-ci à travers des questions sur le texte par exemple. L’appropriation de l’ensemble des apprentissages visés se fait, par les élèves, en une tension théorisée par Eckerth (2003) dans la distinction entre « Lernaufgabe » (activité scolaire, tâche, ce que l’élève est censé faire en classe) et « Lernaktivität » (l’activité d’apprentissage). La première se situe du côté de l’intention de l’enseignant qui conçoit une tâche s’intégrant dans une séquence d’enseignement et censée stimuler les processus langagiers visés lors de leur exécution (p.24). Pour l’élève, ce qui est au centre c’est l’activité d’apprentissage.

94 Pour des références, voir le site web : www.iasce.net. Annotated Bibliography of works on second language instruction related to cooperative learning specifically or more generally to small group activities

Wichtiger für den Spracherwerbsprozess als die intendierten sind die tatsächlichen sprachlichen und kognitiven Aktivitäten der Lerner. Wenn deren empirische Erforschung aber auch begründete Hinweise und Vorschläge zur Entwicklung, Implementierung, Durchführung und Evaluierung von Lernaufgaben liefern soll, dann muss auch danach gefragt werden, in welchem Verhältnis diese beiden Faktoren, intendierte und tatsächliche Lernaktivitäten, zueinander stehen. (p.25; notre soulignement)

Le lien entre la tâche et la lecture du texte pensé par l’enseignant d’une part et la question de l’interprétation, voire de l’appropriation de la tâche par l’élève d’autre part constituent des facteurs essentiels pour l’analyse de nos données empiriques. Cette dimension est également au centre de l’élaboration d’un modèle de lecture, intégrant le rôle joué par le contexte didactique dans le processus de lecture. Mais, la question soulevée par Eckerth se pose pour nous d’une manière un peu différente. Plutôt que d’analyser le décalage entre le but de l’activité tel qu’elle a été planifié par l’enseignant95, nous poserons la question de savoir dans quelle mesure l’activité réelle - ce qu’on peut observer en comportements stratégiques des élèves au sein du dispositif coopératif - dépend de la tâche demandée. Ou autrement dit : dans quelle mesure la tâche qui détermine le projet de lecture, conçue par l’enseignant comme aide à la lecture du texte (Lernaufgabe) va-t-elle influer sur le processus de lecture telle qu’il se met en place en classe ?96

Comme l’ensemble de la structure coopérative, la tâche peut ainsi remplir une double fonction:

Somit verbindet eine empirische Lernaufgabenforschung unmittelbar die Lehr- mit der Lernperspektive. Sie übernimmt oder entwickelt Lernaufgaben, die sowohl als Lehr- als auch als Datenerhebungsinstrument eingesetzt werden können. (Eckhert, 2003, p. 49; notre soulignement)

Notre recherche empirique se sert, de manière analogue, des structures d’apprentissage coopératives comme outil méthodologique d’observation des processus qui en font l’objet.

95 Et en amont par nous-mêmes.

96 Le courant de recherche « task based research » permet également de penser le rôle de la tâche dans les apprentissages en L2 à travers la question de savoir ce qui rend une tâche plus difficile qu’une autre (Samuda, 1993) ou celle de savoir ce qu’elle permet d’apprendre (Murphy, 1993). Les effets de types de tâches sur les performances orales et l’utilisation de L1 ont été étudiés par Swain et Lapkin (2001). Börner (1999) montre que, dans des activités qui combinent des tâches grammaticales et communicatives, les adultes se centrent davantage sur des stratégies formelles de résolution du problème que sur le contenu à exprimer dans une L2.

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