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Comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, la lecture en L2 est conceptualisée en lien étroit avec l’apprentissage de la langue. C’est pourquoi nous nous tournons vers les théories d’apprentissage L2, auxquelles nous empruntons le concept d’interlangue (IL). Ce terme a été introduit par Selinker (1972) pour désigner une étape provisoire dans le développement de la langue se situant sur un continuum qui va de L1 à L2. Vogel (1995) le définit de la manière suivante :

Par interlangue nous entendons la langue qui se forme chez un apprenant d’une langue étrangère à mesure qu’il est confronté à des éléments de la langue-cible, sans pour autant qu’elle coincide totalement avec cette langue-cible. Dans la constitution de l’interlangue entrent la langue maternelle, éventuellement d’autres langues étrangères préalablement acquises, et la langue-cible. Son impact, son stade de développement, ses aspects idiosyncrasiques dépendent notamment de variables individuelles, sociales, en rapport avec la situation d’apprentissage, ainsi que, le cas échéant, par des variables didactiques (méthodologiques). (p.19 ; notre soulignement)

En quoi cette notion peut-elle être utile pour décrire le processus de lecture en L2 ?

Basée sur l’idée qu’une L2 se construit à l’aide de L1 permet d’abord de conceptualiser le rôle que joue L1 dans le processus d’acquisition L2, et de mettre l’accent sur la spécificité du processus d’apprentissage d’une L2 qui consiste à s’appuyer sur L1 (Larsen-Freeman, 1991).

Les rapports entre apprentissage L1 et L2, ne sont ni considérés comme identiques, ni comme opposés, mais de nature différente :

L’analyse de l’interlangue traite aussi bien le développement de la compétence linguistique que l’activité communicative dans la langue cible (L2) ; elle considère l’apprentissage des langues comme un processus variable, non prédéterminée, qui se différencie qualitativement de l’acquisition de la L1 (…).

(Vogel, 1995, p.29 ; notre soulignement)

Des études menées dans ce champ remettent par ailleurs en cause l’universalité du processus d’apprentissage des langues (p.24/5) et proposent une alternative à la théorie de l’identité (p.25).

Le concept de l’IL, conçu dans le cadre de l’analyse des erreurs permet ensuite, en se plaçant dans une perspective d’élève, de mettre en évidence la continuité/rupture entre contenus d’enseignement (input) et résultat de l’apprentissage (intake) (Larsen-Freeman, 1991). Il s’agit aussi d’une hypothèse puissante pour décrire et expliquer le développement de la langue, avec des implications intéressantes au niveau de l’enseignement.

Et finalement, malgré de fait que le concept apparaît dans le contexte de la production orale103, nous pensons qu’il peut servir de base pour argumenter contre la position qui considère la lecture en L2 comme une version appauvrie de la lecture L1 (Kamil, 1995). De manière analogue au développement de l’IL on peut penser que celui de la lecture en L2 suit des stades et évolue sur un continuum lié à l’IL du lecteur. Ces stades ne sont pas fixes mais, d’après Selinker (1972, cité dans Penningroth, 1997), déterminés par le contexte pragmatique dans lequel se situe le lecteur.

Si l’on part du point de vue que, d’une manière analogue au locuteur L2 le lecteurL2 dépend à un moment donné de son développement linguistique, plutôt que de considérer celui-ci uniquement sous l’angle d’un déficit, d’un écart par rapport à la langue cible qui fait obstacle à la compréhension, le recours à la notion d’IL permet de rendre compte des relations qui s’instaurent entre L1 et L2 au sein même du processus de la lecture. Mais on peut supposer aussi que ces rapports sont d’une nature différente dans une situation de réception et qu’ils dépendent du contexte dans lequel s’inscrit l’acte de lecture. C’est ce que nous allons développer à partir de l’analyse des types d’erreurs que révèle l’usage de l’IL par des locuteurs L2 (Vogel, 1995).

103 Nemser (1971) parlant d’un « système approximatif » décrit le processus de la manière suivante: « Our assumption is three-fold: (1) Learners’ speech at a given time is the patterned product of a linguistic system (La), distinct from LS and LT (the source and the target language) and internally structured. (2) La’s at successive stages of learning form an evolving series La1… La”, the earlier occuring when a learner first attempts to use the LT, the most advanced at the closest approach to LT… (3) In a given contact situation, the La’s of learners at the same stage of proficiency roughly coincide with major variations ascribable to differences in learning experiences (p.116; cité dans Larsen-Freeman 1997).

Dans une situation de production orale, le locuteur L2 n’est souvent pas en mesure de varier ses énoncés ou simplement d’exprimer une idée. Cet obstacle peut se manifester sur trois plans. Au plan lexical, il lui manque les mots nécessaires pour traduire une intention, d’où l’utilisation de stratégies de compensation (mots dans une autre langue, paraphrases, gestes…). Il se fait comprendre par des moyens, inscrits dans le contexte, la situation de communication qui permet aussi de demander de l’aide à son interlocuteur, en mesure de deviner le sens du discours et de lui fournir le mot correct. Dans une situation en classe, le guidage de l’enseignant joue ce rôle. Sur un plan syntaxique, des connaissances grammaticales limitées auront pour conséquence que le locuteur s’exprime avec des phrases simples, voire lacunaires, mais qui n’empêchent pas la conversation de se dérouler; il peut se retrouver face à un locuteur qui utilise des phrases complexes, mais qu’il aura tendance à simplifier face à un locuteur non natif, à plus forte raison dans une situation en classe. Des manques de moyens d’expression ont aussi des répercussions sur un plan pragmatique, p. ex.

lorsqu’ un locuteur utilise un style direct ne disposant pas de formules de politesse (Vogel, 1995, p.28).

L’utilisation de l’IL par un lecteur L2 se manifeste d’une manière différente. Sur un plan lexical, il ne comprend pas tous les mots, ne saisit pas la nuance d’une signification, ne connaît pas l’ensemble d’un champ lexical évoqué, ne reconnaît pas qu’il s’agit de synonymes. La stratégie de compensation observée plus haut, qui consiste à remplacer un mot inconnu par un mot « joker « , a ici pour fonction principal d’éviter une rupture de la communication avec le texte, de continuer la lecture, offrant le cas échéant, un co-texte qui permette d’inférer le sens du mot.

Bien entendu, les situations de communication sont fondamentalement différentes dans les deux cas. Le lecteur dépend entièrement du texte pour construire de nouvelles informations. Il s’ensuit que les stratégies de communication avec le texte ne sont pas de la même nature que celles utilisées face à un interlocuteur qui réagit au fur et à mesure; si l’on peut établir une analogie quant à la mise en scène de la stratégie, le texte ne donnera du feedback que dans la mesure où la stratégie aura été efficace; il ne fournit d’aide que si les « bonnes » unités de sens sont investies et les mises en relation entre elles réussies. Sur un plan syntaxique, le lecteur dépend, davantage que le locuteur, d’outils qui lui permettent de comprendre des phrases complexes, nécessitant parfois le recours à l’analyse grammaticale.

En outre, la visibilité du système interlangue est plus importante en production, par le biais des erreurs. Il s’agit, pour se faire comprendre ou apprendre à se faire comprendre, d’exploiter maximalement son interlangue. Dans une situation de lecture, l’IL se manifeste moins dans le produit de la compréhension (les erreurs) qu’à travers le processus qui révèle une mobilisation de savoirs partiels peu stables et à travers la manière de les exploiter – en les reliant ou les transformant - dans le but de créer une cohérence du texte. On pourrait dire que l’état de l’IL est en quelque sorte plus fragile dans une situation de réception que lors de la production ou que le travail que représente la compréhension d’un texte implique des remises en question plus fréquentes quant aux savoirs L2 acquis. C’est en tout cas ce que semble démontrer le fait qu’en cas de doute les élèves sacrifient des savoirs partiels et même des savoirs acquis à la cohérence provisoirement construite de l’ensemble. Communiquer oralement dans une L2 que l’on maîtrise mal, oblige au contraire de mettre à sa disposition l’ensemble des ressources de l’IL dont on dispose et de prendre des risques, sachant que l’on peut compter sur l’action régulatrice de son interlocuteur. En situation de lecture, la prise de risque se traduit moins dans la mobilisation des ressources que par la manière dont se construit la cohérence d’un passage ou de l’ensemble d’un texte. Ou autrement dit : les erreurs de compréhension ne sont pas uniquement dues à un état de développement actuel de l’IL, mais par le fait que celle-ci n’est que partiellement mise à contribution. Il s’agit là d’une situation spécifiquement liée à la situation de communication avec le texte. Les hypothèses sur la langue ne peuvent être immédiatement testées, il n’y a pas de feedback immédiat par un locuteur expert, à plus forte raison dans une situation didactique à forte dévolution. Par ailleurs, l’élève se retrouve dans une situation d’apprentissage de la lecture, ce qui transforme la nature de la tâche. L’objectif principal n’est pas – en tout cas dans la manière dont nous concevons l’usage des textes dans notre recherche - de tester des hypothèses sur la langue pour apprendre la langue, mais de comprendre un texte. Cette tâche exige la mobilisation de savoirs linguistiques, mais aussi d’autres savoirs, la langue étant une condition nécessaire mais pas suffisante. La spécificité du support texte modifie ainsi la nature de la communication avec le texte. Ce qui peut expliquer la primauté donnée au sens du texte dans son ensemble au détriment d’une exploitation maximale des ressources langagières.

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