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Pour le sémioticien italien Eco (1985a), un texte représente un « tissu d’espaces blancs, d’interstices » (p.62-63) que le lecteur est appelé à remplir pour actualiser le texte. Celui-ci est toujours réticent, dans la mesure où les unités de sens qui le composent - aussi bien un mot donné que le texte dans son ensemble - n’existent qu’à un « état virtuel ». Au niveau local, une expression donnée possède une « signification virtuelle », qui permet au locuteur53 de deviner son contexte et d’inférer à partir de l’expression isolée, son contexte linguistique et ses conditions d’énonciation possibles (p.16). Mais seule l’insertion contextuelle de l’unité isolée permet une décision interprétative54 définitive (p.15). Contexte et circonstance sont indispensables pour conférer à l’expression sa signification pleine et complète. 55

53 Eco parle ici de lecteur « normal » que nous interprétons ici comme lecteur faisant partie du même contexte linguistique et culturel que l’auteur ou autrement dit d’un lecteur L1.

54 Eco utilise tantôt le terme interprétation, tantôt celui d’inférence pour les deux niveaux concernés, local et global.

55 Pour Grossmann (2005) la relation entre « interprétation lexicale » et « interprétation textuelle » est problématisée de la manière suivante : « L’idée générale est que lorsque nous utilisons une unité lexicale quelconque, cette unité ne fournit pas un sens ou des sens complet(s) ; elle fournit simplement une forme incomplète , qui ne fait qu’orienter l’interprétation : elle donne des instructions et fournit des cadres qui

A ce niveau de la lecture, Eco ne parle pas de coopération du lecteur. Celle-ci n’intervient qu’au niveau du texte. Si elle est nécessaire c’est parce qu’un texte « tel qu’il apparaît dans sa surface (…) représente une chaîne d’artifices expressifs qui doivent être actualisés par le destinataire » (…) Parce qu’il est à actualiser, un texte est incomplet (…) (p.61). Les non-dits demandent des « mouvements coopératifs actifs et conscients » de la part du lecteur (p. 62). Il doit actualiser sa propre encyclopédie (connaissances du monde) et faire un travail inférentiel56. C’est ce qu’Eco nomme la coopération interprétative.

C’est le lecteur modèle conçu par l’auteur du texte qui rend possible cette actualisation du texte à travers la coopération du lecteur. « Le texte est donc un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir et celui qui l’a émis prévoyait qu’ils seraient remplis et les a laissé en blanc pour deux raisons. Permettre d’abord au mécanisme économique du texte « qui vit sur la plus value de sens qui y est introduite par le destinataire » p.63) de se déployer. Il s’agit de

« faire fonctionner la dimension esthétique du texte » qui veut laisser au lecteur « l’initiative interprétative » (p. 64).

Ce qui rend ce modèle intéressant pour nous, c’est la manière dont le texte prévoit – ou on pourrait dire crée les conditions de lecture, d’actualisation du texte. « Générer un texte signifie mettre en oeuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre» (p.65). Cela implique une prise en compte des compétences du lecteur, l’intégration du destinataire dans son texte. C’est se poser la question dans quelle mesure celui-ci dispose des moyens nécessaires pour comprendre le texte. Prévoir le lecteur modèle c’est « agir sur le texte » (p.69) en faisant des choix au niveau de la langue, du style, de l’encyclopédie.

Le passage suivant résume cette idée :

Pour organiser sa stratégie textuelle, un auteur doit se référer à une série de compétences (…) qui confèrent un contenu aux expressions qu’il emploie. Il doit assumer que l’ensemble des compétences auxquels ils se réfère est le même que celui auquel se réfère son lecteur. C’est pourquoi il prévoira un lecteur modèle capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement. (p. 68)

requièrent le contexte pour spécifier le sens » (p.122/23) (…) Le processus d’intégration lexicale limite le calcul du sens » (p.124). Or, en L2, l’ensemble des sens potentiels d’une unité lexicale n’est pas toujours accessible, ce qui transforme les relations entre niveau local et textuel.

56 cf.note 35

L’auteur doit en quelque sorte tenter de réduire l’écart possible entre ses savoirs et ceux (supposés) du lecteur au niveau des éléments évoqués plus haut (langue, style, encyclopédie) pour permettre à celui-ci de lire le texte en actualisant son sens. En même temps la lecture consiste à parcourir, de manière symétrique, le chemin emprunté par l’auteur. L’acte réceptif accompli par le lecteur-modèle suit pour ainsi dire le cheminement effectué par l’auteur, lors de la production, mais dans le sens inverse. Le lecteur coopère dans la mesure où il tente de déceler la stratégie narrative prévue par l’auteur, en découvrant l’intention sous jacente à la production.

La proximité voulue par l’auteur entre lecteur modèle et lecteur empirique rend la coopération possible et élimine les interprétations « aberrantes ». Mais pour Eco, créer les conditions nécessaires à la coopération du lecteur n’équivaut pas à la démarche publicitaire qui cherche à adapter son texte à « ce que leur lecteur est, selon toute probabilité, capable de comprendre » (p.70). Ce public cible visé coopère très peu, il attend d’être touché. Par conséquent, la notion de compétence, n’intervient pas seulement en amont de la production textuelle. Elle ne rassemble pas uniquement les connaissances dont doit disposer le lecteur pour lire le texte, elle n’est pas seulement la condition à une coopération réussie: « Un texte repose (…) sur une compétence mais, de plus, il contribue à la produire. » (p.69) La dimension de l’apprentissage est bien présente ici. Coopérer implique qu’il y ait apprentissage. Ou on pourrait dire : apprendre c’est coopérer. La coopération est nécessaire à la fois pour comprendre le texte et pour qu’un apprentissage soit amorcé.

Se pose alors la question fondamentale de la liberté ou latitude du lecteur qui dépend du degré d’ « ouverture »57 du texte. Dans une belle métaphore, Eco oppose deux manières de répondre à cette question :

Peut-on dire alors qu’un texte est moins paresseux qu’il n’y paraît, que sa demande coopérative est moins libérale que ce qu’il veut bien laisser entendre ? A quoi ressemble-t-il le plus ? A une de ces boites en « kit », contenant des éléments préfabriqués, que l’usager utilise pour obtenir un seul et unique type de produit fini, sans aucune latitude quant au montage, la moindre erreur étant fatale, ou bien à un Lego qui permet de construire toutes sortes de formes, au choix ? N’est –il qu’un puzzle complet, ou n’est-il vraiment rien d’autre qu’une boite de pastels ? (p.69)

57 Tauveron parle de textes proliférants cf. plus bas

Dans le premier cas on est en face d’un texte fermé qui – en principe - ne contient qu’une seule façon de l’interpréter. Sauf, si le lecteur refuse la coopération en lui faisant violence, en l’utilisant comme bon lui semble, en procédant à une interprétation abusive.58 A l’autre extrémité, il y aurait le texte qui permet une infinité d’interprétations possibles. Mais le rôle de l’auteur c’est justement de « restreindre (…) le jeu de la sémiosis illimitée » de faire en sorte qu’une interprétation « rappelle l’autre, afin que s’établisse entre elles une relation non point d’exclusion mais de renforcement mutuel » (p.72). On est dès lors face à un texte qui permet plusieurs interprétations, qui ne s’excluent pas entre elles.

Les concepts du texte résistant et plus ou moins ouvert ont été repris par Tauveron et exploités dans un contexte didactique. L’auteure reprend également la notion de coopération du lecteur avec le texte sous l’angle de la dialectique entre compréhension et interprétation. Nous développons ces aspects dans les paragraphes suivants.

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