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Chapitre 4 Impacts et limites des pratiques visant à réduire les inégalités à l’ASSÉ

4.3. Le masculin reste la norme

4.3.1. Travail invisible : « C’était moi Madame infrastructures logistiques »

« C’était moi Madame infrastructures logistiques »

98

Il me semble pertinent d’utiliser la notion de division genrée du travail militant pour guider mon analyse puisqu’elle me permettra de faire ressortir ces normes dominantes, en plus d’être cohérente avec les propos des militantes et militants que j’ai interviewé.e.s. Comme j’y ai fait référence au chapitre 2, le concept de division sexuelle du travail a marqué profondément la sociologie du travail et les études de genre (Galerand et Kergoat, 2014). Les membres de l’ASSÉ, organisation au sein de laquelle le courant féministe matérialiste a longtemps été largement majoritaire, ont fait usage de cette notion dès les premières années d’existence de l’Association99.

D’ailleurs, sept des répondantes et répondants y font référence textuellement (l’une en utilisant les termes « séparation genrée » du travail) tandis que quatre donnent des exemples spécifiques de ce

98 Sasha.

99 En témoigne notamment cette compilation d’articles à teneur féministe ayant été publiés dans

phénomène sans l’identifier formellement. Cette division du travail selon le genre se déploie sous diverses formes que je regrouperai ici en trois ensembles : le travail logistique invisible, le travail de mise en lumière des enjeux féministes et des rapports de pouvoir à l’interne, et enfin le travail de

care, qui ouvrira la porte à la question de la division du travail conversationnel.

Dans une recherche portant sur l’engagement de femmes dans un syndicat français au début des années 2000, Cécile Guillaume explique que :

La division du travail entre hommes et femmes continue de se caractériser par une répartition entre, d’un côté les activités techniques et opérationnelles attribuées aux femmes et de l’autre les dimensions politiques de représentation (interne et externe), décisionnelles et stratégiques qui restent l’apanage des hommes (y compris des jeunes hommes). (Guillaume, 2007 : 53)

Les militantes et militants de l’ASSÉ font aussi ressortir cette opposition entre tâches politiques et tâches logistiques, entre rôles visibles et invisibles – ou invisibilisés. Bon nombre des participants et participantes citent en exemple la visibilité asymétrique des co-porte-paroles hommes et femmes au cours de la grève de 2012. Si le contexte du printemps érable peut être qualifié d’exceptionnel, la division du travail militant à l’ASSÉ, elle, ne l’est pas. Plusieurs des répondantes et répondants s’appuient sur la préparation et le déroulement des congrès pour illustrer ce phénomène. Alors que les hommes se font plus voir et entendre sur le plancher du congrès que leurs consœurs, ils résistent à prendre en charge les tâches peu valorisées qui sont nécessaires à la préparation et au bon fonctionnement des instances démocratiques. Dans les termes de Claudine :

Tout le travail en arrière, c’est tout des femmes qui auront fait ça. Tu sais, mettons, la logistique d’un congrès, ben souvent c’était les femmes qui s’occupaient de ça. Pis quand arrivait le temps durant les congrès de prendre la parole, ben souvent c’est des hommes qui vont au micro. Fait que… par rapport à ça, c’est certain que les femmes vont avoir un point de vue différent des hommes parce qu’elles vivent l’invisibilisation de leur travail, pis l’appropriation de leur travail par les hommes, tu sais, que ce soit conscient ou non. (Claudine)

Cette appropriation est centrale à la problématique de la division genrée du travail militant : même si le travail accompli par les femmes est indispensable au mouvement, même si ces tâches sont absolument nécessaires à l’existence de moments de réflexion et de délibération collectifs, il est peu reconnu, voire invisibilisé. Ces tâches incluent par exemple les réservations de locaux, la planification de l’hébergement militant, du menu et de la liste de courses, l’élaboration et l’impression de documents, la préparation des repas et – tâche symbolique de la division du travail selon le genre par excellence – la vaisselle. Plusieurs des répondants et répondantes donnent spécifiquement cette tâche en exemple. Anna notamment raconte : « Il faut toujours se battre pour la

vaisselle, ça, c’est sûr. Ça, c’est vraiment ridicule, mais il faut comme, toujours… pis tu sais, je veux dire, c’est toujours une femme qui finit par se taper toute la vaisselle… C’est sûr, pis tu sais, c’est con, c’est l’exemple qu’on dit tout le temps, puis comme “Oh ouais, à l’ASSÉ on est vraiment progressistes, c’est les hommes qui font la vaisselle”. Ben non, pas tant! » Dans bien des cas, il s’agit de tâches qui peuvent être comprises comme du travail ménager, mais même lorsque ce n’est pas le cas (pensons à la correction de textes, à l’envoi de documents à faire imprimer ou à la rédaction de documents collectifs, par exemple), ces tâches sont tout aussi peu valorisées. Selon Patricia Roux et ses collègues, le travail militant accompli par les femmes en est un :

[…] qui n’est pas comptabilisé, qui n’est pas mesurable, et qui n’est pas payé. Comme le travail domestique, il est gratuit, en ce sens qu’il n’offre pas de rétributions, ni matérielles (acquérir des compétences pour mener une carrière politique, par exemple), ni symboliques (il est dévalorisé, voire invisibilisé, perçu comme le simple prolongement d’aptitudes naturelles), et ce alors même qu’il est indispensable au bon fonctionnement des collectifs et des luttes. (2005 : 11)

Les femmes, même lorsqu’elles sont conscientes et critiques de la division genrée du travail militant, trouvent parfois difficile de laisser aller des tâches dites « féminines » : « On dirait que moi-même, je voulais jouer ce rôle-là », suggère Sasha à propos d’un congrès où ses collègues (hommes) lui proposaient de la libérer de son rôle logistique pour participer aux délibérations. Précisons tout de même que, peut-être en partie à cause de cet attachement au rôle de « Madame infrastructures logistiques », Sasha est la répondante qui laisse le plus transparaitre de frustration par rapport à ce rôle ainsi que celle qui semble souffrir le plus intensément de la fatigue qu’elle attribue directement à la multiplication des responsabilités qu’elle s’est sentie obligée d’assumer. Elle explique : « C’est vraiment épuisant, là. C’est la dernière année qui m’a fait vivre la division sexuée du travail le plus fort » (Sasha). D’ailleurs, dans la majorité des cas, les répondantes dénoncent le peu de volonté – voire la mauvaise volonté – des hommes à s’acquitter de ces tâches logistiques. Si, dans plusieurs cas, les répondantes jugent que les hommes qui s’impliquent à l’ASSÉ sont « de bonne foi », elles identifient aussi des tactiques de résistance active, par exemple lorsque des stratégies sont mises en œuvre pour attribuer à des femmes des rôles généralement occupés par des hommes, et vice-versa :

Mettons, on leur disait de faire la vaisselle, pis là ils venaient aux deux minutes : « Ah, mais c’est où ça? Ah, mais comment on fait ça? » Pis là, malgré que c’était eux qui avaient la tâche en théorie, ils venaient beaucoup se rallier sur les femmes pour essayer de… de… Bref, ils étaient pas très autonomes dans ces tâches-là, pis ils essayaient un peu de mettre le poids encore sur les femmes […] pis à la fin, elles finissaient quasiment par le faire elles-mêmes. (Joëlle)

On nous habitue à faire [les tâches logistiques], pis on devient des bonnes à le faire. C’est ça la vérité. Pis après, les dudes sont nuls pis ils veulent pas apprendre. Ils prennent pas l’initiative, tu sais. C’est vraiment lourd de leur montrer, pis on dirait qu’ils font semblant d’oublier. (Sasha)

Cette résistance détournée peut aussi prendre la forme d’une absence de curiosité par rapport à la réalisation de certaines tâches. Ainsi, l’un des répondants qui fournit tout au long de l’entretien que j’ai réalisé avec lui des analyses fines des dynamiques internes et externes à l’ASSÉ, qui soumet des hypothèses pour les expliquer, et qui s’est impliqué plusieurs années, m’explique que les diverses tâches logistiques :

[…] sont généralement assumées par l’exécutif ou les comités, fait que c’est vraiment une petite gang qui est autour de ça, pis là c’est, admettons, dans les congrès, qui s’occupe de la bouffe? Qui s’occupe de la vaisselle? Pis honnêtement, je n’ai pas été assez présent dans ces tâches organisationnelles là pour voir c’était quoi la répartition. (Marc)

Il poursuit en précisant que même s’il a souvent vu des hommes accomplir ce genre de tâches, il a « le feeling qu’ils doivent être minoritaires », un point de vue qui laisse imaginer le peu d’empressement dont il a lui-même fait preuve dans la prise en charge de responsabilités logistiques pendant les années où il s’est impliqué. Ayant occupé un poste à l’exécutif pendant seulement quelques mois, il explique que « c’est juste pendant cette période-là que j’étais responsable d’organiser des affaires comme ça [la logistique des congrès et des camps de formation] », admettant que pendant cette période, « c’était plus les femmes qui prenaient ce genre de tâches là. C’est peut-être un bon échantillon parce qu’on était à peu près paritaires sur l’exécutif. » Même si Marc n’est pas seul à donner cette explication (« C’est plus au sein du conseil exécutif […] qu’ils prennent en charge les congrès pis les camps de formation », remarque par exemple Joëlle), et que ces affirmations ne sont pas fausses, cette façon de présenter la situation rend invisible et dévalorise les nombreuses tâches logistiques qui sont assumées par des personnes qui ne sont pas membres de l’exécutif. Les membres d’associations locales, par exemple, peuvent être sollicités pour réserver des locaux ou préparer les espaces de rencontre lorsqu’une instance a lieu dans leur cégep ou leur université. Ils et elles sont aussi susceptibles d’organiser l’hébergement, incluant la possibilité de recevoir des délégué.e.s d’autres associations étudiantes chez eux et elles (ASSÉ, 2016 : 10-11). Enfin, les responsabilités relatives à la préparation des repas, à la vaisselle et au ménage des lieux sont vues comme relevant de l’ensemble des membres présents dans les instances.

Par ailleurs, certains des hommes interrogés disent tenter ou avoir tenté de s’acquitter de tâches moins visibles et valorisées, comme la vaisselle (Sébastien100) ou les tâches de soutien à la

préparation de documents (Pascal). D’autres, sans donner d’exemples personnels, voient d’un bon œil les mécanismes visant à ce que « les hommes fassent la cuisine par exemple, ou fassent du gardiennage. Pour pas que ce soit que des femmes qui le [fassent] tout le temps » (Louis). Évidemment, autour de ce sujet aussi, les hommes interrogés ont pu sentir une pression à souligner leur volonté de remettre en question la division genrée du travail militant qui persiste à l’ASSÉ, pouvant inférer (ou imaginer) mes propres opinions sur la question. D’autre part, ils ont peu à perdre et beaucoup à gagner à mettre de l’avant un discours (pro)féministe, tant à l’ASSÉ que dans un ensemble d’autres milieux, comme on le verra au chapitre suivant.

Les hommes peuvent aussi bénéficier directement des tâches « féminines » qu’ils accomplissent. En effet, ces tâches ne sont pas dévalorisées ou invisibilisées parce qu’elles sont objectivement moins importantes, mais plutôt parce qu’elles sont assignées aux femmes (Kergoat, 2012). Ainsi, les hommes sont susceptibles d’être remarqués lorsqu’ils accomplissent des tâches « féminines ». Je reviendrai sur les enjeux entourant l’asymétrie des bénéfices que peuvent tirer les hommes et les femmes de leur implication militante. Il me semble toutefois pertinent de souligner que la valorisation des hommes qui accomplissent des tâches généralement assignées aux femmes ouvre la porte à la possibilité pour eux d’instrumentaliser leur contribution à ces tâches. Alice juge que c’est ce qu’elle a observé lors d’un congrès auquel elle a participé, et où un délégué s’était absenté avant des élections : « Il avait été préparer le brunch – […] [ça] avait l’air d’être quelque chose de vraiment fin au niveau du care, de la division sexuelle du travail, mais c’était surtout une idée de pas être présent en congrès, pour pas se faire poser de questions ».

4.3.2. Dénoncer la division inégalitaire du travail militant