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Chapitre 3 Compréhension et réception des mesures encadrant le partage de la parole

3.3. Réactions aux pratiques

3.3.1. Un premier obstacle : la compréhension

Comme mentionné dans la section portant sur les limites de mon projet de recherche, il aurait été intéressant d’interroger des personnes nouvellement impliquées à l’ASSÉ, par exemple des personnes assistant à un congrès pour la première fois, pour avoir un aperçu de leur compréhension des pratiques encadrant le partage de la parole. Ma présence au congrès d’orientation des 3 et 4 décembre 2016 m’a laissé entrevoir que ces mesures n’étaient pas présentées explicitement par le praesidium du congrès et qu’elles restaient floues pour certaines personnes présentes. En effet, j’ai pu observer à l’occasion de ce congrès qu’il n’y avait pas d’explications formelles du déroulement de l’assemblée, des procédures de manière générale ou des rôles des membres du praesidium, outre une présentation très sommaire de la garde du senti. Ni la présidence de séance ni la personne responsable de prendre les tours de parole n’ont expliqué comment les droits de parole étaient attribués. Personne n’a fait mention de l’utilisation de l’alternance homme-femme ou d’un autre fonctionnement. Malgré un « hésitez pas si vous avez des questions! », l’impression qui se dégage des procédures d’ouverture du congrès est que l’on s’attend à ce que les délégations maîtrisent les procédures d’assemblée avant de se présenter au congrès. C’est d’ailleurs ce que soutient Florence quand elle explique en quoi les procédures elles-mêmes peuvent être des obstacles à l’implication :

Il y a beaucoup de gens qui comprennent pas ces pratiques-là, tu sais, des non-initié.e.s qui sont pas déjà dans des sphères militantes. Pis ça peut être un empêcheur d’implication des fois. Au sens où par exemple, ben tu t’impliques pas généralement dans ton asso étudiante, là il y a une AG, tu te pointes à l’AG, pis ces pratiques-là si elles sont pas bien expliquées, ou si tu les comprends pas bien, peuvent te donner l’impression que c’est un lieu pour initié.e.s seulement pis que toi visiblement tu comprends pas donc t’as pas d’affaire là. (Florence)

Au congrès de décembre 2016, plusieurs délégué.e.s ont rapidement fait état de certaines incompréhensions par rapport au déroulement du congrès et au fonctionnement des caucus. Ainsi, bien que l’organisation en non-mixité (qu’elle soit une non-mixité de genre ou une non-mixité sur la base de la race / ethnicité ou de l’appartenance ou non au spectre LGBTQIA+69) soit présentée

comme légitime, et ce, dans les discussions que j’ai observées pendant le congrès comme dans les entrevues que j’ai réalisées, il ne semble pas y avoir une compréhension partagée de ce qu’impliquent les moments en non-mixité.

Est-ce que la tenue d’un caucus non mixte pendant une instance de l’ASSÉ suppose uniquement une non-mixité entre personnes opprimées ou cela va-t-il nécessairement de pair avec un caucus regroupant les personnes privilégiées? Les personnes bénéficiant de privilèges (les hommes, les personnes cisgenres, les personnes blanches, selon le cas) peuvent-elles légitimement se regrouper entre elles? L’un des répondants est catégorique à cet égard : « C’est pas nous, les hommes, qui sommes en non-mixité » (Louis). Pour Louis, en effet, cette impression de non-mixité masculine n’est qu’un effet collatéral du besoin des femmes de se regrouper entre elles, et la « solidarité masculine » qui risque d’en émerger doit être évitée à tout prix, au besoin, en demandant à une ou plusieurs femmes d’être présentes ou d’animer les discussions du caucus hommes. Cette possibilité que l’animation des caucus hommes soit assurée par une femme est ressortie dans d’autres entretiens, mais, faute d’avoir pensé à creuser la question, je ne sais pas à quel point cette pratique est courante dans l’expérience de l’ensemble des répondantes et répondants. À cet égard, lors du congrès de décembre 2016, une personne a demandé à ce que l’animation des caucus regroupant des personnes privilégiées soit assurée par « des personnes pertinentes », sous-entendant un souhait que des personnes directement touchées par les enjeux animent les caucus des personnes qui ne subissent pas l’oppression discutée. D’ailleurs, l’un des caucus auxquels j’ai assisté, qui regroupait les personnes n’appartenant pas au spectre LGBTQIA+, a été animé par une femme trans.

Ces observations sommaires vont dans le sens des souvenirs partagés par certains répondants et certaines répondantes, à savoir qu’ils et elles connaissaient mal les procédures utilisées dans les instances de l’ASSÉ. Marc résume ainsi ses premiers contacts avec l’ASSÉ, parfois emprunts de confusion :

[…] les nouvelles personnes arrivent à l’ASSÉ pis font « What the fuck? Alternance homme-femme, c’est quoi c’t’affaire-là? » Pis là ils se disent « Ah! C’est du sexisme inversé! » ou ce genre de truc là. Pis généralement, ceux qui sont pas gênés vont le dire, les autres vont se retenir, mais il y a au moins quelqu’un qui va le dire à quelque part. (Marc)

Derrière ces questionnements et exclamations, ce sont non seulement les procédures en tant que telles qui sont mal comprises, mais aussi leur pertinence. Bien que l’ASSÉ se présente comme une organisation aux principes proféministes non négociables et que ses membres de longue date tendent à y adhérer, certaines des personnes qui s’y joignent ne « partagent pas ces idées-là. À tout le moins au début » (Philippe). Philippe lui-même admet qu’il n’avait pas vraiment analysé les tenants et aboutissants de son engagement dans la lutte pour la gratuité scolaire quand il a commencé à s’impliquer à l’ASSÉ. Il explique qu’« avec le temps, j’en suis venu à réfléchir à ce que ça voulait dire pis donc à réfléchir sur le féminisme, l’égalité homme-femme pour voir… Pour que ça devienne finalement un minimum, le B-A BA… de l’implication. » D’autres participants admettent avoir eu des réticences face à certaines pratiques, qui se sont généralement assouplies avec le temps. Louis par exemple, qui avait été « rebuté » par son premier caucus non mixte, explique que c’est à force de participer « à des formations, pis à des discussions, pis à d’autres caucus non mixtes, j’ai comme appris vraiment c’est quoi l’importance de cet… de cet outil-là », au point d’en devenir un ardent défenseur.

Parmi les autres répondantes et répondants, plusieurs connaissaient déjà les pratiques de l’ASSÉ avant de s’y impliquer pour en avoir fait l’expérience dans leur association étudiante locale ou dans d’autres groupes où ils et elles avaient milité. Cela dit, à peu près tout le monde s’entend pour dire que l’incompréhension est l’un des facteurs de résistance à ces pratiques pour les personnes nouvellement impliquées à l’ASSÉ.

3.3.2. Adhésion : « Quand on t’ouvre la porte