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Chapitre 4 Impacts et limites des pratiques visant à réduire les inégalités à l’ASSÉ

4.2. En rupture avec la société « majoritaire »

4.2.2. Socialisation secondaire et « contre-socialisation »

Selon la présentation de l’ASSÉ sur son site web, « On ne peut dissocier l’analyse de la pratique. À des revendications progressistes, en rupture avec l’ordre établi, correspond[ent] nécessairement une stratégie d’action particulière » et des modes d’organisation permettant des prises de décision collectives et démocratiques (ASSÉ, s.d.[b]). L’idéal démocratique et syndical de l’ASSÉ fait partie intégrante de l’identité collective que partagent ses membres et qui se définit, entre autres, par opposition aux principes et à la structure des autres regroupements nationaux d’associations étudiantes, principalement la FECQ et la FEUQ96. Cet engagement dans un processus

démocratique dynamique implique d’assurer l’expression libre de toutes et tous dans les instances locales, régionales et nationales. De manière analogue, le site web de l’ASSÉ présente les positions féministes de l’organisation comme « bien plus que de simples principes » et met de l’avant les procédures et pratiques qui les accompagnent : alternance homme-femme, objectif d’une représentation paritaire entre hommes et femmes, garde du senti, etc. (ASSÉ, s.d.[a]). On y explique aussi que ces pratiques « occupent une place fondamentale dans le processus de démocratisation des débats et des prises de position à l’ASSÉ » et que, conséquemment, « il serait impensable que des associations membres ne se soient pas dotées de positions féministes ou s’opposent à de telles pratiques » (ASSÉ, s.d.[a]). Ainsi, l’ASSÉ vise la transformation sociale non seulement par le biais de ses actions collectives face à un interlocuteur ou adversaire externe, mais aussi à l’intérieur

96 Plusieurs conversations informelles à ce sujet me permettent d’affirmer que le point de vue de Philippe selon lequel il y a carrément « une relation de haine entre l’ASSÉ pis les fédés » est assez largement partagé.

même de ses structures. Comme le rappellent Fillieule et Masclet, « le rôle des organisations militantes ne se limite pas à la sélection des personnes à l’entrée : elles socialisent ensuite leurs membres à l’intérieur des mobilisations en véhiculant visions du monde et savoir-faire » (2013 : 152). Par l’ensemble de ses pratiques, dans les moments de mobilisation, mais aussi par le biais des activités nécessaires au maintien de sa structure, l’ASSÉ est un espace de socialisation pour ses membres.

Les répondants le disent d’ailleurs, et souvent spécifiquement en ayant recours au concept de socialisation. Jugeant que les hommes qui s’impliquent de façon soutenue à l’ASSÉ apprennent au fil du temps à prendre moins de place dans les débats, Pascal explique par exemple : « Ta contre- socialisation finit par faire effet. Dans le sens, tu finis par apprendre à te taire quand tu as rien à dire par rapport à ce qui a déjà été dit, surtout par les femmes. » Sébastien a aussi recours à cette notion pour justifier son propre parcours d’apprivoisement des enjeux féministes, notamment en ce qui a trait à la division des tâches militantes :

À un moment donné, les gens se socialisent, mais tu peux être socialisé.e par la société ou par ton cercle social proche, pis je pense que tu finis par contre-balancer. En tout cas, moi, c’est un peu ce qui est arrivé. Avec le temps… Je suis arrivé au cégep, j’étais pas mieux qu’un autre. Pis avec le temps, tu apprends et tu réalises des choses. […] C’est plein de petits trucs un peu anodins, que si tu y pense pas, que tu fais pas attention, tu t’en rends pas compte. Si tu portes attention un peu, tu les vois. (Sébastien)

Plusieurs des hommes interrogés font ce genre de description de l’évolution qu’ils observent ou ont observée, soit dans leur propre parcours ou dans celui de leurs collègues. Pour eux, donc, les orientations et pratiques proféministes de l’ASSÉ sont transformatrices. Bien qu’ils identifient certaines limites à ces pratiques et reconnaissent l’existence de dynamiques inégalitaires dans l’organisation, les militants interviewés estiment que les pratiques proféministes de l’ASSÉ permettent à ses membres, au fil de leur implication, de devenir « imprégnés de ces discussions, de ces discours-là qu’ils ont entendus, qu’ils ont débattu… des valeurs qui ont été intégrées » (Dominic). Certains montrent aussi comment ces pratiques et les discours qui les accompagnent permettent de dénoncer certains comportements. Ainsi, face à un membre d’un comité de travail qui s’approprie une tâche plus valorisée alors que les autres membres produisent un travail moins visible, ce discours égalitaire partagé est mobilisé :

Mon ami.e qui est à la tête du comité a dit au gars : « Ben tu sais, c’est vraiment plate, en fait, que tu aies largué ta partie pis que tu fasses de la mob pendant que nous autres on se claque tout le travail […] qui est justement pas mis en valeur ». Pis il a reconnu, tu sais. Il a reconnu pis il va travailler sur sa partie, mais ça reste que sans cette

confrontation-là, c’est probable que le mec serait encore en train de passer des tracts pendant qu’on est tout seuls à rédiger l’argumentaire. (Pascal)

La transmission de ces valeurs s’opère à différents niveaux. D’abord, l’ASSÉ s’est dotée de positions qui contraignent ses associations membres à adopter des positions féministes. Ces positions peuvent être utilisées pour faire pression sur certaines associations ou remettre en question leur crédibilité, voire leur légitimité comme associations membres de l’ASSÉ. Le congrès de février 2016 semble avoir été particulièrement tendu autour de ces questions, un avis de motion ayant été déposé en vue d’exclure les associations qui ne sauraient faire la preuve « qu’elles ont des principes, des revendications et des pratiques féministes ». Ce dernier aura finalement été rejeté par une majorité d’associations membres lors du congrès annuel tenu en avril 2016 (ASSÉ, 2016[c] : 9). ensuite, les délégué.e.s évaluent périodiquement l’application de ces principes à l’échelle locale, régionale et nationale et mettent en place des mesures visant à diffuser des outils de formation et de communication féministes au sein de l’organisation. Une résolution adoptée lors du congrès femmes de mars 2016, par exemple, vise à assurer la production de documentation accessible destinée aux instances régionales et traitant notamment « de l’importance de l’alternance hommes/femmes, de l’importance de la création des espaces non mixtes, de la culture du viol, de la marchandisation du corps des femmes et de l’importance de la féminisation des propos » (ASSÉ, 2016[b] : 7). Les associations locales membres sont aussi tenues responsables, en partie du moins, de transmettre ces informations et positions à l’ensemble de leurs membres (par exemple par la distribution de journaux étudiants, d’affiches, d’autocollants), ainsi qu’à leurs délégué.e.s (en leur expliquant les pratiques et en leur transmettant les normes en vigueur dans les congrès de l’ASSÉ). Enfin, l’apprentissage des pratiques égalitaires et des principes qui les sous-tendent se fait pendant les instances de l’ASSÉ, par exemple pendant les caucus non mixtes, que Pascal décrit comme des « séances d’éducation populaire » destinées aux « gens qui sont pas nécessairement très intégrés au milieu, qui ont pas nécessairement beaucoup intériorisé les principes ».

Dans l’ensemble, les répondants reconnaissent le rôle de socialisation qu’a joué l’ASSÉ, par le truchement de ses membres plus anciens, dans leurs propres parcours. Au moment de l’entrevue, toutefois, ils se positionnent plutôt du côté de ceux « qui ont intégré les codes du milieu » (Pascal) et peuvent maintenant les transmettre. Louis, qui participe occasionnellement au praesidium des congrès, explique ainsi qu’il a développé des pratiques particulières pour encourager les femmes à parler et les hommes à leur laisser de la place pour le faire. Car si le principe de chercher la parité de genre dans les interventions est « codifié dans les statuts et règlements [...] il y a une grande partie aussi qui vient des coutumes, des habitudes, de la pratique militante » (Louis).

Autrement dit, ce sont les militants et les militantes qui, par leur compréhension des pratiques de l’ASSÉ et leurs manières de les mettre en œuvre, contribuent à façonner leur association et ses membres. D’ailleurs, à l’échelle individuelle, plusieurs des répondants jugent qu’ils jouent ou joueront éventuellement le rôle de courroie de transmission afin d’exporter ce type de pratiques dans d’autres organisations (j’y reviendrai). Ainsi, il semble se dégager que les hommes interrogés voient les pratiques encadrant le partage de la parole à l’ASSÉ comme contribuant à « resocialiser » ou « contre-socialiser » les membres, les hommes apprenant à s’effacer plus, les femmes étant encouragées à développer leurs aptitudes et leur capacité à s’exprimer publiquement. Philippe décrit le parcours qu’il a observé chez des amies qui se sont impliquées en même temps que lui :

Il y a eu un processus d’empowerment en fait à travers l’ASSÉ, parce que c’est justement une organisation quand même qui – même si c’est problématique des fois au niveau des pratiques – au niveau du discours, valorise justement l’égalité hommes- femmes, le féminisme, et donc, pousse les femmes à s’affirmer. Donc là, moi d’un côté j’ai vu ce processus d’empowerment là, pis de l’autre côté ben, personnellement, ça a été, c’est ça, mes premiers contacts avec la question féministe, pis avec l’idée de

désempowerment, ou de comme, d’avoir des relations plus égalitaires. (Philippe)

À la suite de cette description qui résume bien le point de vue des autres hommes interrogés, Philippe ajoute que selon lui « il y a une volonté qui est souvent là au niveau idéel, mais finalement, concrètement [...] elle est pas articulée quotidiennement dans l’organisation, dans la division des tâches, etc. »