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Chapitre 2 Considérations conceptuelles et méthodologiques

2.2. Division sexuelle / genrée du travail

2.2.2. Division genrée du travail militant

Il est difficile de distinguer complètement la division inégale du travail de la conversation de la division genrée du travail militant, l’une et l’autre se nourrissant et se renforçant mutuellement. Il me semble cependant important de présenter quelques considérations qui se rapportent plus spécifiquement à la question de la division du travail accompli pour s’assurer du fonctionnement de

l’Association et de la mise en avant de ses revendications. La surreprésentation des hommes dans certains rôles décisionnels qui bénéficient aussi d’une plus grande visibilité, comme la coordination nationale et les contacts avec les médias, est ciblée depuis longtemps comme problématique (Gariépy et coll., 2005). Cette visibilité asymétrique des hommes et des femmes dans l’Association s’inscrit dans une dynamique plus large de division du travail militant.

Cette division repose elle aussi sur les « principe de séparation » et « principe hiérarchique », une division des tâches plus ou moins subtile et modulée selon le contexte. Dans son mémoire de maîtrise sur les pratiques militantes de collectifs libertaires québécois, Éloïse Gaudreau propose que « [d]ans le cadre militant, l’acceptation large de la notion de “travail” permet de prendre en compte des tâches comme les efforts de gestion des rapports de pouvoir ou bien le soutien émotif, l’entretien de la dynamique de groupe » (2013 : 26-27). Cette conception de la notion de travail me semble adaptée au contexte qui m’intéresse non seulement parce que l’ASSÉ partage des caractéristiques avec le terrain de recherche de Gaudreau, mais aussi parce que la prise en compte du travail de care et de gestion des rapports inégalitaires dans le groupe est centrale aux efforts visant à encadrer les pratiques de partage de la parole, d’où le chevauchement entre division du travail conversationnel et division du travail militant.

Les inégalités de genre qui sont identifiées à l’ASSÉ vont dans le sens des constats que fait la politologue Lucie Bargel dans une étude sur la « socialisation politique sexuée » (Bargel, 2004). S’intéressant aux différences de pouvoir au sein d’organisations militantes de jeunes, le Mouvement des jeunes socialistes (MJS) et deux syndicats étudiants, l’UNI et SUD Étudiant, Bargel note que, malgré certains outils mis en place par ces organisations, les inégalités entre femmes et hommes sont tenaces. Par exemple, malgré le fait que le MJS se soit fixé des objectifs de parité et ait réussi à les atteindre dans les espaces « où le pouvoir est collectif et partagé, » et ce, tant au niveau local que national, « les prises de parole en réunion sont majoritairement masculines, et les “orateurs” reconnus pour leur “charisme” sont des hommes » (Bargel, 2005 : 40). Les postes prestigieux et donnant accès à plus de pouvoir individuel sont généralement occupés par des hommes. Les femmes qui réussissent à obtenir ces postes plus importants le font souvent dans des contextes particuliers :

[…] lorsque le parti ou le syndicat traverse une période de crise – manque chronique de relève par exemple, que les femmes acceptent de combler par devoir à l’égard de leur organisation – ou lorsqu’il n’y a pas de réels enjeux de pouvoir politique attachés à la fonction dirigeante […] Tout se passe comme si ces postes n’étaient concédés aux femmes que lorsqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, ou lorsque c’est sans importance. (Roux et coll., 2005 : 12)

Ainsi, bien que l’on observe des changements dans les pratiques des groupes, tel qu’évoqué au chapitre 1, et bien que l’hostilité antiféministe se fasse plus rare, cette dernière est souvent remplacée par un proféminisme de façade qui camoufle des inégalités tenaces. De manière analogue, malgré les positions formelles adoptées à l’ASSÉ pour favoriser des représentations externes qui ne soient pas uniquement masculines, la division du travail militant entre hommes et femmes opère parfois subtilement. Ainsi, dans l’atelier mentionné plus haut portant un regard féministe sur les pratiques de l’ASSÉ, une présentatrice faisait valoir que même lorsque les responsabilités de représentations externes sont partagées par des délégué.e.s homme et femme, une sous-division du travail peut être identifiée. Selon elle, les hommes seraient plus enclins à prendre en charge les représentations auprès des instances syndicales, résolument campées dans la sphère publique, tandis que les représentations auprès du secteur communautaire, traditionnellement et majoritairement féminin, seraient plutôt assurées par les femmes (notes personnelles, 2015).

Dans certains cas, la division et la hiérarchisation des rôles sont beaucoup moins subtiles, comme en témoigne la différence flagrante de visibilité entre les deux co-porte-paroles du mouvement de grève de 2012 évoquée en introduction. Une analyse possible de cette visibilité asymétrique est qu’elle ne serait que le reflet des attentes et des demandes des médias traditionnels39,

mais cette explication occulte les mécanismes de reproduction des inégalités qui sont à l’œuvre au sein des organisations. La croyance selon laquelle les femmes feraient le choix du travail invisible en toute liberté est réfutée par le modèle de la division sexuelle du travail développé par Kergoat et mobilisé par Lucie Bargel pour parler du travail militant. Bargel explique ainsi la co-construction de la hiérarchie de genre dans les groupes et la survalorisation des tâches accomplies par les hommes :

En assignant des rôles différenciés aux hommes et aux femmes, et en valorisant les tâches dévolues aux hommes, la hiérarchie interne à ces groupes renouvelle la division traditionnelle du travail entre les sexes. Il s’agit dès lors bien de confirmer et de renforcer les relations entre la construction sociale de « la masculinité » et la définition des qualités reconnues comme nécessaires à l’exercice de fonctions politiques (maîtrise de la parole, autorité dans l’organisation des activités et la prise de décision, etc.) (Bargel, 2005 : 42)

39 C’est l’explication retenue par exemple par Marie-Ève Quirion dans son mémoire de maîtrise portant sur les « rapports de pouvoir au sein des groupes militants radicaux » et qui s’est intéressée à six groupes de tendance libertaire ou féministe radicale de Montréal et de Québec. Selon elle, les difficultés qu’ont les groupes militants à s’assurer que leurs apparitions médiatiques soient menées par des porte-paroles paritaires en termes de genre s’explique « autant parce que les médias commerciaux sont portés à se tourner vers les militants masculins, y voyant des “leaders”, que parce que plusieurs femmes ne se sentent pas assez confiantes pour être porte-paroles du groupe, préférant plutôt le travail dans l’ombre. » (2008 : 113)

Dans cette lecture de la situation, il apparaît clairement que la position subordonnée des femmes par rapport aux hommes dans l’accès à des postes clés est influencée par leur capacité et leur facilité ou non à prendre la parole en public ou en assemblée. Ces aptitudes, on l’a vu, sont plus ou moins valorisées dès l’enfance et servent ensuite à justifier certains différentiels de pouvoir observables plus tard dans la vie. Ainsi, les différences de genre observables dans les prises de parole en contexte militant doivent être comprises comme étant à la fois le reflet de rapports sociaux de domination, voire d’exploitation, et comme un mécanisme de reproduction de ces rapports – tout comme le groupe militant est à la fois modelé par les rapports sociaux qui structurent la société et partie prenante dans leur (re)production40. Pour le sociologue et politologue Olivier Fillieule :

Le constat de la division genrée du travail militant marque une avancée fondamentale car dans la pensée profane comme dans la sociologie des mouvements sociaux, le « militant » est souvent conçu comme une figure abstraite et générale qui existerait hors des rapports de genre (voire, avec l’effacement des référents en termes de classe, de tout autre système de domination). (Fillieule, 2008 : 30)

On le verra, dans le contexte de l’ASSÉ, cette conception du « militant lambda » implique aussi une injonction à la rationalité et au détachement émotif. Le concept de travail de care (carework) se révèle dès lors pertinent pour appréhender spécifiquement le travail invisible de gestion des émotions qui est largement dévolu aux militantes.