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Chapitre 1 Problématique et question de recherche

1.3. L’ASSÉ

1.3.2. Des pratiques (pro)féministes

En plus d’annoncer explicitement ses principes proféministes, l’ASSÉ a mis en œuvre différentes pratiques pour les rendre effectifs. Elle offre à ses membres du matériel d’information portant sur des questions féministes, elle soutient la création de Comités femmes locaux, elle tient des formations féministes annuelles et elle organise occasionnellement des manifestations nationales féministes. En ce qui a trait plus spécifiquement aux pratiques visant à réduire les inégalités de genre dans les prises de parole, elles sont assez nombreuses et, outre l’« objectif d’une représentation paritaire des hommes et des femmes au sein de [ses] instances », relativement novatrices. Je présenterai donc ici les principales mesures dont il sera question dans ce mémoire.

L’alternance des tours de parole

De nombreux groupes québécois œuvrant dans divers secteurs utilisent l’alternance homme- femme pour favoriser la prise de parole des femmes. Il s’agit, après chaque intervention faite par un homme, de donner la parole prioritairement à une femme. Cette façon de faire est généralement combinée à la pratique de favoriser les interventions des personnes qui en sont à leur première intervention, qui sont prioritaires par rapport aux personnes qui interviennent pour la deuxième ou la troisième fois sur un même sujet. Dans les rencontres de groupes assez restreints en nombre, les participantes et participants peuvent simplement s’entendre sur le principe et l’attribution des tours

de parole se fait de manière assez organique. Dans les groupes de plus grande envergure, différentes méthodes d’attribution des tours de parole sont utilisées. À titre d’exemple20, au Front d’action

populaire en réaménagement urbain, les personnes souhaitant prendre la parole se présentent au micro et s’intercalent dans la file d’attente. Ainsi, si trois hommes attendent et qu’une femme se présente au micro, elle doit se placer en deuxième position dans la file. À Québec solidaire, trois micros sont disposés dans la salle à l’attention des hommes, des femmes et des personnes ne s’identifiant ni à l’un ni à l’autre groupe, et la présidence d’assemblée attribue les tours de parole en alternant d’un micro à l’autre. Au Front commun des personnes assistées sociales du Québec, en plus de l’alternance homme-femme, les personnes assistées sociales ont la priorité pour prendre la parole par rapport aux personnes salariées.

À l’ASSÉ, les délégué.e.s souhaitant prendre la parole restent à leur place et lèvent la main pour faire part de leur intention à la personne responsable de gérer les tours de parole21. Cette

dernière inscrit le nom de la personne dans une grille en tenant compte du nombre d’interventions faites par la personne sur le point discuté (est-ce sa première, deuxième ou troisième prise de parole?), de son genre et de sa délégation ou du comité qu’elle représente22. En effet, l’alternance se

fait entre les délégations, pour éviter qu’une même délégation ne prenne la parole plusieurs fois d’affilée. Des critiques ayant été émises par rapport au manque d’inclusivité de l’alternance « homme-femme », d’autres formules ont été utilisées dans les dernières années, notamment l’alternance entre personnes opprimées en fonction du genre et personnes non opprimées23. Ayant

20 Les exemples sont tirés de mon expérience personnelle dans le cas du FRAPRU et de correspondances informelles (datant de 2017) dans le cas de Québec solidaire et du Front commun des personnes assistées sociales.

21 Cette pratique de lever la main au lieu de se présenter au micro a été adoptée pour faciliter la prise de parole des personnes qui étaient intimidées par la perspective de passer plusieurs minutes debout à la vue de toutes et tous. Inversement, la stature des personnes assises est moins imposante pour les autres. 22 Pour plus de détails sur l’ordre d’attribution des tours de parole, voir l’Article 60 du « Nouveau code des

règles de procédures » (ASSÉ, 2014 : 15-16).

23 J’ai demandé des précisions à ce sujet aux répondantes et répondants mais la plupart n’avait jamais été témoins de ce type d’alternance. Louis, qui avait assisté à un congrès où cette méthode a été appliquée explique que « les gens pouvaient comme déterminer pour eux et elles-mêmes à quelles catégories ils appartenaient dans les tours de parole ».

Sasha et Florence émettent des critiques à cet égard : « Comment tu sais que la personne est opprimée, ou est pas opprimée ? Genre, ils nous avaient demandé de faire une étoile sur notre carton si tu es opprimé.e ou si t’es pas opprimé.e. C’était vraiment ackward pis malaisant » (Sasha). « J’avais quand même un malaise avec le fait que les tours de parole femmes soient invisibilisés dans la colonne « opprimé.e.s par le genre ». Pis y’a beaucoup de façons d’être opprimé.e par le genre. Pis notamment les personnes gaies avaient un malaise. Mettons, un homme gai avait un malaise à se dire… « Je suis opprimé par mon orientation sexuelle, est-ce que c’est une oppression de genre ? Dans quelle colonne je suis supposée me mettre ? » Pis personne a envie de se mettre dans la colonne « oppresseur », là, pis c’est normal » (Florence).

assisté à un congrès en décembre 2016 (j’y reviens au prochain chapitre), il semble toutefois que cette formulation n’ait pas officiellement remplacé l’alternance homme-femme. C’est d’ailleurs toujours cette formulation qui est utilisée dans le « Petit livre mauve », outil de référence en ce qui a trait aux attitudes et aux rapports de domination ainsi qu’aux outils visant à y remédier. La pertinence de l’alternance y est justifiée de la manière suivante :

Il est facile de remarquer que les hommes interviennent beaucoup plus, et avec plus d’assurance, lors des débats. Ces comportements sont issus d’une socialisation différenciée des hommes et des femmes qui, au cours de l’histoire, a servi à tenir les femmes à l’écart de la vie publique. En effet, de la manière qu’elles sont socialisées, les femmes sont moins à l’aise à prendre la parole en public. (ASSÉ, 2013 : 8)

La garde du senti

Faisant partie intégrante du praesidium, la gardienne – ou, plus rarement, le gardien – du senti veille à ce que les participants et participantes à une assemblée évitent le langage de domination, les procès d’intention et les propos intimidants et doit rappeler aux personnes présentes de féminiser leurs interventions24. La personne, élue au même moment que la présidence et le

secrétariat d’assemblée, s’assoit à l’avant de l’assemblée avec le reste du praesidium. Elle porte attention au déroulement de l’assemblée et « possède le droit de prendre un tour de parole prioritaire afin d’aborder les rapports de domination ou les malaises qui surviennent pendant la réunion » (ASSÉ, 2014 : 16). Elle peut donc intervenir au moment qu’elle juge opportun pour soulever différents problèmes dans le déroulement de l’assemblée. Les membres des délégations peuvent aussi lui faire part de leurs malaises, soit en allant la voir en personne ou, dans certains cas, en lui envoyant un texto à un numéro qui est partagé au début de la rencontre25.

Comme l’évaluation du climat de l’assemblée est une tâche assez subjective, la réalisation du mandat peut varier selon la personne qui occupe le poste de gardienne ou gardien du senti. Sans être unique à l’ASSÉ, le poste de garde du senti est, à ma connaissance, relativement peu utilisé dans les groupes et regroupements francophones au Québec. Comme on le verra, un participant m’a toutefois fait part de son expérience avec le rôle équivalent de moodwatcher dans une association étudiante anglophone de Montréal.

24 C’est-à-dire d’utiliser des formulations inclusives de toutes et tous (plutôt que l’utilisation communément admise en français du genre masculin comme étant « neutre »).

25 Cette façon de fonctionner a été introduite autour de 2012 pour éviter que les délégué.e.s doivent se lever devant le reste de l’assemblée pour aller voir la gardienne du senti et lui faire part de leurs malaises. On verra plus loin que ce mode de fonctionnement comporte toutefois des désagréments pour la gardienne du senti.

Les caucus non mixtes

Comme d’autres organisations, l’ASSÉ a recours de manière assez régulière à des caucus non mixtes. Il peut s’agir de caucus tenus en fonction du genre (hommes / femmes / personnes au genre non binaire), mais aussi selon les enjeux traités, également en fonction d’autres facteurs (personnes racisées / personnes blanches; personnes s’identifiant au spectre LGBTQIA+26 / autres; délégué.e.s

de niveau collégial / universitaire; délégué.e.s d’associations « de région » / de Montréal, etc.). Les caucus non mixtes servent principalement à traiter de questions concernant prioritairement des groupes minorisés et visent à permettre à ces groupes de discuter plus librement. Cette pratique visait initialement à permettre aux femmes de discuter d’enjeux féministes, comme en témoigne le « Petit livre mauve » :

Cela permet aux femmes de collectivement réfléchir sur leur condition de femme sans, pour la durée du caucus, avoir en même temps à composer avec des attitudes opprimantes de la part de leurs camarades masculins. De plus, les caucus non mixtes s’avèrent parfois essentiels pour faire places [sic] à des discussions difficiles sur des cas vécus, comme les cas d’agressions verbales ou physiques à caractère sexuel, qui, malheureusement peuvent arriver, dans le mouvement comme ailleurs. Évidemment, les discussions sont ramenées dans les réunions mixtes, afin de collectiviser les réflexions et afin de rendre visible la condition des femmes. Il n’est donc pas ici question de se rassembler pour comploter, mais bien de mettre en place les conditions qui permettent la réflexion et l’action. (ASSÉ, 2013 : 8)

En effet, après le caucus, quelle que soit la thématique abordée, il est courant que des personnes désignées dans chaque caucus partagent les grandes lignes de leurs discussions au reste des délégué.e.s. Notons enfin que le caractère non mixte du groupe formé de personnes en position de domination est sujet à débat : certaines personnes estiment souhaitable de ne pas favoriser l’émergence d’une solidarité malsaine entre les personnes ne vivant pas une oppression donnée (les hommes cisgenres par rapport aux questions de genre, par exemple). Dès lors, un caucus de personnes « dominantes » peut être animé par une personne vivant l’oppression au cœur des discussions27.

Le Comité femmes

Le Comité femmes est un comité de travail permanent « qui a pour tâches, principalement, de favoriser la création de comités femmes locaux, d’organiser des tournées de mobilisation féministe sur les différents campus, d’orienter la réflexion féministe au sein de l’organisation nationale et de

26 Pour reprendre la terminologie utilisée lors du congrès de décembre 2016 auquel j’ai assisté.

27 Lors du congrès auquel j’ai assisté, une personne trans animait le caucus de personnes ne s’identifiant pas au spectre LGBTQIA+, par exemple.

coordonner la production et la distribution de matériel d’information féministe » (ASSÉ, s.d.[a]). Il est composé d’étudiantes élues par le congrès et « peut » :

1. produire, en collaboration avec le Comité d’information, du matériel traitant de leur champ d’intervention;

2. disposer d’une section femmes à l’intérieur du journal de l’ASSÉ, ou toute autre publication officielle;

3. organiser, conjointement avec les comités de mobilisation régionaux et locaux, des actions femmes;

4. siéger au Conseil de Coordination, où il a droit de proposition, et d’appui; 5. nommer une personne responsable de la coordination du travail du Comité

pour assurer un lien privilégié avec le ou la Secrétaire général-e du Conseil de Coordination et le Conseil exécutif. (ASSÉ, 2015[b] : 21)

C’est par exemple le Comité qui a été mandaté par le Conseil de coordination pour préparer un texte portant sur les rapports de domination à l’ASSÉ en vue du congrès d’orientation tenu en mai 2013. Suite à un mandat de congrès, ce texte (Comité femmes, 2013) a ensuite servi de base pour créer le « Petit livre mauve » mentionné plus haut.

Le congrès femmes

Ajout relativement récent à la structure de l’ASSÉ28, le Congrès femmes est à la fois « une

instance décisionnelle non mixte autonome des congrès ordinaires et extraordinaires » et un « espace de formation et d’échange » (ASSÉ, 2015 : 12). Il s’agit d’une instance ouverte uniquement aux personnes qui s’identifient comme « femme[s], trans*, genderqueer, ou toute autre identité de genre minoritaire » (ASSÉ, 2015 : 10). En principe, cette instance devrait permettre de résoudre la tension entre le principe selon lequel le congrès est l’instance décisionnelle suprême de l’ASSÉ et la revendication visant à ce que le comité Femmes bénéficie de toute l’autonomie – financière notamment – nécessaire à la réalisation de ses mandats sans être soumis à une instance composée en majorité de délégués hommes. Comme ce type de congrès a eu lieu à une seule reprise en 201629, et que le petit nombre de personnes y ayant participé n’a pas permis d’atteindre le

quorum pour la majorité des deux journées prévues pour le congrès, il est difficile d’en faire un bilan concluant.

En somme, l’ASSÉ met en œuvre de nombreuses pratiques visant à favoriser la prise de parole et la participation des femmes et d’autres groupes minorisés à ses instances. Prises individuellement, ces mesures ne sont pas uniques à l’ASSÉ, mais celle-ci se démarque dans le

28 L’ANEEQ avait toutefois une structure similaire, le Forum des femmes (Dagenais Guertin, 2010 : 4). 29 N’ayant pu atteindre le quorum nécessaire à la tenue d’une instance officielle, le congrès femmes prévu

paysage politique québécois par l’utilisation d’une multitude de ces pratiques, de manière formelle, sur un grand nombre d’années. Ces considérations ont contribué à ce que je repère l’ASSÉ comme un terrain fertile pour une recherche sur les pratiques encadrant le partage de la parole.